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sera la récompense de l'homme qui, avec l'instruction la plus soignée, le coup d'œil le plus sûr, l'intelligence la plus complète, aura le mieux rempli dans l'intérêt de tous la grande tâche de la répartition et de la distribution des biens universels.

Les Anglais ont entrevu depuis longtemps déjà ce que cette ère nouvelle impose de devoirs à un négociant qui respecte sa fonction d'utilité publique; mais, à quelques exceptions près, il est avéré qu'en France on s'en est fort peu préoccupé et, quelque soin qu'on ait pris pour recommander à nos négociants et à nos industriels de sortir, au moins lentement, des ornières de la routine, et de s'affranchir de la traditionnelle ignorance géographique et économique qu'on nous reproche si souvent à l'étranger, il n'aurait pas dépendu d'eux que la France ne fût toujours bien en arrière de son émule, si enfin ceux qui gouvernaient n'avaient brusquement secoué cette indifférence et, par une résolution dont l'histoire leur tiendra compte, engagé la nation la mieux faite pour l'activité dans une carrière où il est de son honneur que personne n'agisse plus et mieux qu'elle.

Les nouveaux traités de commerce auront donc sur nous, il faut le croire, une influence décisive. N'eussent-ils dissipé que quelques erreurs, il faudrait encore s'applaudir qu'ils aient été conclus.

Autrefois l'industrie ne s'exerçait que par le bras des esclaves, comme cela se voit encore, à la honte de notre âge, en quelques pays d'outre-mer. Il a fallu bien du temps pour persuader les hommes de l'utilité, de la nécessité, de la noblesse du travail libre. Comme toute la politique était basée sur l'état de guerre et sur la conquête, il était admis en principe que pour faire beaucoup de commerce il fallait qu'un peuple s'emparât militairement d'un grand nombre de régions lointaines et y tînt assujettis non-seulement les naturels, mais aussi les colons qui partiraient de chez lui pour s'y établir. On commence à peine à comprendre qu'il est possible de se passer de colonies, et c'est seulement depuis que, sans avoir de colonies, les États-Unis sont devenus la première puissance commerciale de notre époque. Il en sera de même de cette malheureuse théorie de la « balance du commerce, » qui a tant retardé le mouvement utile des échanges. On s'était mis en tête que si, à la fin de l'année,

un peuple a plus acheté qu'il n'a vendu, il s'est appauvri, et, pour empêcher les consommateurs, c'est-à-dire ce peuple tout entier d'acheter au dehors, à bon compte, les marchandises dont il avait besoin, on n'imaginait rien de mieux que de prohiber ces marchandises, d'en réserver la fabrication à des industriels du pays qui, en l'absence de toute concurrence, faisaient payer cher à la nation les objets souvent les plus nécessaires. Mais au moins, disait-on, l'argent ne sortait pas; et, au contraire, plus on vendait au dehors, plus il entrait d'écus. Comme si ces écus, ce n'était pas avec du travail qu'on les avait acquis, comme si on n'en pouvait pas toujours acquérir plus en travaillant davantage! Et comme si, enfin, ce n'était qu'avec de l'or et de l'argent qu'on soit riche et qu'il n'y ait de capital que le capital monnayé!

On ne peut payer des produits qu'avec des produits ou avec des espèces. Si c'est avec des produits ou avec des revenus, il n'y a rien à dire; si c'est avec des espèces, comme notre sol n'en procure pas, elles représentent nécessairement des produits échangés antérieurement, c'est-à-dire qu'elles sont un revenu du travail déjà fait. Pour s'en procurer d'autres, il n'y a qu'à recommencer à produire, c'est-à-dire à travailler. Ce n'est pas parce qu'on achète beaucoup qu'on s'épuise comme l'a fait l'Espagne après la découverte de l'or d'Amérique, c'est quand on consomme sans produire. Produisons, échangeons et consommons le plus possible. La misère du peuple ne disparaîtra que lorsque l'on aura atteint simultanément le maximum raisonnable de consommation, de production et d'échange.

Or, pour travailler beaucoup, bien et au meilleur marché possible, de façon à satisfaire aussi bien la consommation de l'intérieur que celle de l'extérieur, que faut-il? Des matières premières en abondance et des outils de choix. De deux choses l'une ou nous les avons et alors nous n'avons pas à craindre que l'étranger nous prenne tout notre or pour nous en vendre; ou nous ne les avons pas, et il est indispensable que nous nous les procurions.

L'étrange manière de comprendre les droits et les devoirs de l'humanité, de croire, comme on l'a fait si souvent jusqu'ici, que les peuples ne peuvent prospérer tous ensemble et qu'un État

ne peut être florissant qu'au prix de la misère des peuples voisins! Non-seulement c'était une erreur économique, commerciale, industrielle, que de vouloir vendre toujours et n'acheter jamais; mais c'était une pensée contraire à l'esprit de paix qui doit inspirer toutes les maximes générales de la politique humaine. La guerre serait l'état ordinaire des nations s'il était vrai que ce soit pour cette jalousie que Dieu les ait fait naître, et si, en effet, le patriotisme consistait à vouloir dominer et rançonner autour de nos frontières.

Ceux qui sont portés à se défier d'une science qui, par tous les moyens, veut encourager les échanges, seront bien étonnés d'apprendre que les barrières des douanes et les entraves des tarifs n'ont pas toujours existé, et que, sans remonter à l'histoire de l'antiquité, pendant toute la durée de l'empire romain, qui s'étendait de l'Écosse à l'Égypte et de Cadix à Constantinople, les marchandises circulèrent librement sur toutes les routes de l'Europe et d'une partie de l'Afrique et de l'Asie. Ils seront plus étonnés encore lorsqu'ils apprendront que, lorsque les douanes furent créées chez nous, ce ne fut pas pour interdire l'importation des produits de l'étranger, mais au contraire pour empêcher la sortie des nôtres. Tant il est vrai que, suivant les temps, surgissent des idées bien différentes!

Cette interdiction de la sortie des richesses d'un pays semble, au point de vue d'une politique d'égoïsme, plus naturelle que la prohibition des richesses de l'étranger; mais elle est, en réalité, aussi nuisible.

De tous les arguments qui ont été mis en avant pour donner une apparence de raison au système de prohibition ou de protection, le seul qui ait pu être considéré comme ayant quelque valeur, c'est qu'une nation doit posséder chez elle toutes les industries et toutes les productions qui sont nécessaires à sa défense, que, par exemple, il faut qu'en cas de guerre prolongée, la France ait du fer, du bois, du salpêtre, du soufre, et qu'il est essentiel d'encourager et de soutenir les propriétaires de hauts fourneaux, de forges, de salpétrières, de produits chimiques. On pouvait étendre cette protection nécessaire, et on le fit, en effet, à la plupart des industries manufacturières et même au travail agricole; car enfin un peuple que ses voisins assiégent, a besoin

de viande et de blé autant que d'armes. De là les qualifications de fer national et de bétail national qui aujourd'hui nous font sourire, mais qui ont été si longtemps répétées dans les écrits et dans les discours, et qui faisaient intervenir contre toute raison l'amour de la patrie dans des discussions où la liberté n'était réclamée que pour le bien du pays, en même temps que pour la prospérité de tous les peuples. Pour être spécieux, l'argument n'en était pas au fond plus solide. D'abord c'est l'affirmation nouvelle de l'erreur qui fait considérer la lutte et la guerre comme le besoin et la fin de toute politique internationale. Ensuite quel est le grand peuple qui n'a pas chez lui ses instruments de défense et d'indépendance. La France n'a-t-elle pas prouvé de 1789 à 1815 qu'il ne lui manquait ni blé, ni salpêtre, ni fer? Et enfin s'il faut, en effet, qu'on ait chez soi des magasins et des réserves, comment les aura-t-on le plus sûrement et à meilleur compte? Est-ce en entretenant à l'abri de toute concurrence de coûteuses usines ou bien en invitant le commerce à chercher sur tous les points du globe les matières de nécessité?

Mais n'insistons pas sur le danger ou l'inutilité de doctrines qui n'ont, pour ainsi dire, plus de partisans. Il suffirait de l'expérience faite en 1861 sur les blés pour prouver combien les bienfaits de la liberté du commerce sont rapides et puissants. N'a-t-on pas vu en trois mois une importation de 10 millions d'hectolitres de grains et de farines, conjurer les menaces d'une disette qui, en d'autres temps, aurait été désastreuse?

Si quelqu'une des personnes qui consulteront ce recueil veut étudier en détail les questions que soulève la liberté du commerce, et, appliquée immédiatement aux intérêts de la France, l'histoire des idées par lesquelles nous avons passé, elles trouveront de quoi s'instruire dans les trois ouvrages dont voici les titres Examen du système commercial connu sous le nom de Système protecteur, par M. Michel Chevalier; Histoire du Système protecteur en France, par M. Pierre Clément; Études économiques sur les tarifs des douanes, par M. Amé.

Que venons-nous de dire en somme? qu'un contemporain de Trajan serait surpris de voir tant de barrières dressées en Europe pour arrêter partout les échanges; qu'un contemporain de Phi

lippe le Bel le serait bien plus encore en apprenant que ce qu'on a craint jusqu'aujourd'hui, c'était l'introduction chez nous des produits naturels et des œuvres de l'industrie des étrangers, et non pas la sortie de nos récoltes et des produits de nos manufactures. Il est probable que dans un siècle ou deux l'étonnement sera le même lorsqu'on verra qu'au xvIII et au XIXe siècle il a fallu tant écrire et tant parler pour plaider la cause de la liberté commerciale.

Le temps des grandes foires et des caravanes est passé depuis qu'il y a un équilibre politique en Europe; le temps de la prohibition et de la protection doit aussi passer quand la science a renouvelé de toutes parts les moyens de communication et les instruments de travail. La conclusion des nouveaux traités de commerce est le commencement d'une ère nouvelle, mais il y a encore, dans la nécessité où l'on est d'en conclure, la marque de la longue ignorance qui a pesé sur les esprits. Un traité de commerce n'est pas autre chose en effet qu'un compromis avec l'erreur. Ce qui serait conforme aux principes de l'économie politique, ce serait de ne traiter avec aucun peuple spécialement, mais de traiter avec tous en abaissant purement et simplement les tarifs des douanes; mais il n'est pas toujours aisé, dans la pratique, de faire ce que l'on sait être le bien, et la résistance des préjugés n'est pas le seul obstacle qu'on y rencontre. On a accusé souvent les économistes de vouloir sacrifier leur patrie aux nations étrangères parce qu'ils font dépendre la fortune de chacune de la fortune de toutes: avec plus de raison l'on aurait accusé leurs adversaires de ne parler de patriotisme que pour masquer leur égoïsme et de sacrifier le bien être de leurs concitoyens à leur désir de vendre au prix qu'ils voudraient sur un marché dont ils étaient les maîtres. Mais ces accusations sont trop souvent exagérées pour qu'on s'y arrête, quoiqu'on entende encore des gens s'en servir.

C'est se méprendre que de considérer une époque où l'on fait des traités de commerce comme un temps où la doctrine du libre échange triomphe. Nous ne sommes arrivés qu'à la transition, car nous sommes pour le moins autant retenus en arrière qu'attirés en avant. Mais c'est déjà beaucoup que d'en être arrivé là et une fois que les vrais principes agissent, le bénéfice que

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