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encore, cette fidélité s'est agrandie de toute la majesté de l'histoire, et l'artiste honnête, précis, ferme comme un Tacite, touche à l'épopée française; et pour ainsi dire dans une prose loyale, sans lyrisme, mais avec une simplicité grandiose, il évoque un Napoléon plus réel, plus homme et plus colossal ainsi. «< 1814! »... Le grand batailleur du monde, le songeur puissant qui avait entrevu l'empire total, redescend maintenant le chemin de gloire. L'Europe alliée avec l'Hiver formidable le pousse dans sa destinée, et comme sous un vent fatal, tout marche avec lui dans la plaine glacée, tristement: son rêve, l'armée, la France! A quelle intensité d'impression tragique sont montés les moyens dont le peintre dispose! Le temps est gris, la plaine est nue, et dans la neige l'armée triste avance, tout au fond, n'osant plus même regarder le silence de l'empereur. Au premier plan, Napoléon, immobile sur son cheval, l'œil droit sur l'avenir, passe, au milieu de ses généraux, implacable et rêveur, pareil à une statue qui marche. Ainsi, par la seule invention des silhouettes comme par les expressions étudiées des êtres, par la symétrie de ces deux lignes, parallèles et fatales comme la défaite, de l'escorte de l'Empereur et de l'armée plus loin, toutes deux allant du même pas, courbées sous la même sentence, le peintre, sans cesser d'être peintre, sans dépasser la mesure du drame permis à son art spécial, a atteint le sommet de l'émotion dans le beau, le maximum de la pensée dans les limites de la forme et de la couleur. Oui, ce souffle de malheur qui pousse l'empereur [muet, qui pousse l'armée vaincue, qui pousse derrière eux, invisible mais attendue, l'Europe menaçante, ce vent glacé, maître, je l'ai senti dans mes os devant votre œuvre. Allez, laissez dire, et sans colère repassez dans votre cœur la belle histoire de votre esprit, comme nous avons hier repassé votre bel œuvre, semblable à un livre magnifique et complet!... Non, pas encore complet! Vous vous devez à vous-même, car il me semble que la conscience d'un artiste tel que vous ne doit rien connaître qui lui soit égal, vous nous devez, à nous qui vous admirons, de tenter la synthèse de cette armée française que vous aimez, et de faire ce que nul encore n'a essayé avant vous: l'épopée

TOME XXXI.

9.

de ce siège de Paris dont vous nous avez du moins laissé voir, comme une promesse solennelle, la grave et puissante esquisse. Le ferez-vous, mon maître? Votre vieillesse est verte, et vous portez fièrement vos soixante-neuf ans. Ni les hommages, ni la fortune ne vous ont gâté, et je me porte garant que votre conscience est aussi jeune que votre œil. Faites cette apothéose, car vous êtes vraiment le peintre de l'armée française.

Pour moi, je ne veux voir que les grands côtés de l'artiste chez un tel homme, comme je n'ai voulu m'arrêter qu'aux sommets lumineux de son œuvre. Trois tableaux les résument admirablement, qui sont dans son vaste labeur comme des repères sur une longue route parcourue, ou comme les étages d'une vie si bien remplie le Peintre montrant des dessins, la Barricade. « 1814!», autour de ces œuvres typiques, décisives, se groupent, s'entassent des toiles similaires, de toutes les grandeurs et de toutes les époques, toutes à voir, toutes connues, et dignes sans exception qu'on leur donne des heures d'attention complaisante et ravie, sans compter les dessins, les esquisses, les aquarelles, les cires, merveilleuses choses qui bouchent les trous de cette étonnante carrière, comme la nature fait avec les fleurs dans les beaux champs de blé.

Cet homme a touché à presque tout; je n'ai plus qu'un reproche à lui faire, encore est-ce un peu pour n'avoir pas l'air de l'admirer autant que je le fais. La femme, cette tentation des tendres parmi les peintres, cette fleur de chair tant aimée des coloristes et des penseurs, ne semble pas avoir hanté souvent l'esprit ni les yeux de ce fier peintre des hommes, des soldats et des chevaux. J'ai vu de lui d'exquises études de paysage, des dessins de nu qu'aurait signés Michel-Ange, des maquettes de cire à rendre jaloux le plus orfèvre des vieux Florentins, j'ai vu peu de femmes et peu de portraits; encore ses portraits, pour célèbres qu'on les tienne, ne me paraissent-ils pas les plus belles perles de ce collier de tableaux sans fin.

Mais encore, comment,peint-il? Qui l'a surpris, dans son atelier de la place Malesherbes, au milieu de ces étoffes jetées sur les meubles, de ces statuettes qui s'ennuient sous la poussière, de ces mille croquis épars, comme s'ils ne se doutaient vraiment pas de

leur valeur, lui, debout, esquissant quelque projet sur une toile blanche, tout en causant avec un ami, ou, quand il est seul, finissant avec amour un de ces morceaux ravissants qu'on peut revoir toujours et regarder si longtemps?... Une autre fois, c'était à Venise, dans Saint-Marc, ce merveilleux coffret d'or où les artistes ont mis Dieu; Meissonier, toujours debout, selon son habitude, sa petite boîte au pouce, mal placé dans un coin sombre, mais les jambes fermes et la main sûre, terminait une étude plus finie à coup sûr que tous nos tableaux. Près du pilier voisin, assis, et beaucoup mieux installé, un jeune homme peignait, qui pouvait à grand'peine sortir de sa besogne. Meissonier passa, et d'un mot encourageant : « Vous y voyez clair au moins, vous, plus clair que moi?...

Oui, maître, mais je changerais bien avec vous! » lui répondit en riant le novice. Le lendemain, un gondolier aux cheveux roux, du nom d'Antonio, apportait à Meissonier un billet renfermant ce sonnet, que le maître a bien voulu me redire

Maître, je vous ai vu travailler dans Saint-Marc,

Près des Madones d'or qui sont sous le grand cintre,
Et moi qui vais, si loin de vous, dans le même art,
Je faisais, près de vous, ma prière de peintre.

Les artistes ont fait et leur culte et leur foi
De la Beauté, la Vierge aux mystères étranges :
Ils viennent travailler plus près d'elle, je croi,
Dans cet atelier d'or où poseraient des anges!

Hier, comme nous étions seuls dans l'église sombre,
Un rayon m'éclairait qui vous laissait dans l'ombre :
Je changerais pourtant votre nuit pour mon jour!

Car tout est sombre, et c'est en vous qu'est la lumière!

Si l'Art est pour nous deux une même prière,

Vous avez la science, et je n'ai que l'amour!...

Meissonier envoya de suite au jeune homme, en réponse à ses vers, la lettre suivante que j'ai eu le bonheur de lire; celui qui l'a reçue m'a dit souvent qu'il ne croyait pas avoir jamais eu de plus belle récompense.

Mon jeune ami,

Je vous remercie et je vous aime. Vos vers ne m'ont pas trouvé insensible; car, il faut bien le dire, les hommes de mon àge ont du plaisir aux

hommages de ceux du vôtre; et puis, vous me parlez en peintre de cette chère Venise que j'aime on ne peut plus, toujours la nouvelle, toujours l'inattendue, se laissant toujours mieux regarder et mieux connaître et nous disant chaque fois que si grand que soit notre amour, nous sommes encore bien loin de la science. Votre vers est de trop, cher enfant. Non! je n'a pas la science, on ne l'a jamais! Mais j'ai l'ardeur d'apprendre, et je rends grâce à Dieu de m'avoir laissé jeune, malgré les ans, par mon amour toujours nouveau pour les belles choses qu'il a créées, par mon admiration sincère et mon respect profond pour les maîtres qui les ont rendues.

Me voilà bien loin de mon commencement. Je voulais vous dire et je veux vous répéter quel plaisir véritable m'a fait ce sonnet, et que je suis heureux de vous l'avoir inspiré. Et puisque vous voulez regarder comme votre récompense de venir dans mon atelier, je vous répondrai que la mienne est d'ètre un peu aimé par vous tous qui avez le bonheur d'être jeunes.

E. MEISSONIER.

Je ne veux rien ajouter à cette lettre superbe, signée avec un pinceau de grand peintre; je ne désire plus que mettre ici mon nom le plus près possible du sien, comme un hommage d'un disciple à un maître.

G. DUBUFE fils.

BARTEK-VAINQUEUR

(1)

I

Mon héros s'appelait Bartek Slowik (rossignol); mais comme il avait l'habitude d'écarquiller les yeux quand on lui parlait, ses voisins l'appelaient tout simplement : Bartek l'Étonné ou plus simplement encore Bartek l'Imbécile, à cause de sa grande naïveté. Outre ces trois noms, le dernier, faut-il le dire, était le plus usité, - Bartek en avait un quatrième, officiel et allemand celui-là. Comme les mots czlowiek (homme, se prononçant tchlowik) et slowik n'offrent aucune différence sensible pour une oreille allemande et que les Prussiens aiment à traduire, au nom de la civilisation, en doux dialecte berlinois ou rhénan, les noms barbares des peuples slaves, il arriva que, le jour où l'on inscrivit les recrues posnaniennes sur les registres militaires prussiens, la conversation suivante eut lieu entre un officier et Bartek:

-Comment t'appelle-t-on? demanda dédaigneusement le premier.

- Bartek Slowik.

Czlowik? Ach! ia!... gut!

Et l'officier écrivit sur sa liste: Bartek Mensch (homme). Bartek était un paysan du village d'Jarzmo dans la principauté de Posnanie. Outre son lopin de terre et ses deux vaches, Bartek était propriétaire d'une jument pie et de sa femme Magda. Grâce à cela, il pouvait vivre tranquillement à la garde de Dieu, et ce fut seulement quand Dieu décida la guerre

(1) Récit inédit traduit du polonais de Hendryk Sienkiewicz.

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