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glant d'accolades; comptez bien qu'avant peu il sera triumvir. Et savez-vous comment il a pris tous ces pleutres? Mon Dieu! la recette est bien simple; il a dit aux plus pauvres : « Je suis plus gueux que vous ! »>

Je m'arrêtai pour boire un verre de vin; Jean-Jacques en profita pour placer un mot qui me parut faible:

- Poetre Jacovlitch est un homme de cœur.

- C'est votre opinion, je le comprends; vous l'avez réchauffé dans votre sein. On sait toujours gré aux autres de les avoir obligés; je n'ai trouvé de reconnaissance au monde que chez les bienfaiteurs. Mais, croyez-moi, ne le laissez pas trop descendre chez vous. Et surtout, ne lui montrez pas trop votre femme.

Qu'est-ce à dire? grommela le despote déjà fâché. Si c'est un conseil, je ne vous en demande pas...

Je connaissais la phrase et je l'achevai en riant :
-Si c'est une leçon, je n'en reçois de personne.

Sans s'émouvoir de cette pasquinade, Jean-Jacques ôta ses lunettes et repartit:

-Potre n'a qu'un tort, il n'est pas marié; mais il le sera bientôt, c'est moi qui l'y pousse. Il voit ma femme tous les jours et lui explique les saintes Écritures, en lui montrant ce qu'il en faut retrancher pour les mettre d'accord avec la science et avec la raison. Elle est entièrement détachée de Rome et fait des prosélytes sa cuisinière et sa blanchisseuse ne croient déjà plus à l'Immaculée Conception, déclarant que cela ne se peut pas. Voilà ce qu'a fait Poetre, et il fera plus encore. Je vous défends de l'attaquer devant moi!

En parlant ainsi sans lunettes, l'orateur ne s'était pas aperçu qu'il avait haussé la voix et qu'on l'écoutait. Potre vint droit à nous et cria dans la langue de la brasserie :

-Tous les Allemands debout!

Quinze cents biberons se levèrent comme un seul homme; Tambournier se retrouvait dans son élément. Il monta sur une table et sa plus forte voix lui revint; son premier mot : « Concitoyens!» ouvrit toutes les fenêtres de la rue et les remplit de monde. Son discours fut très bien, d'un beau vide; je lui ai toujours envié cet art étonnant de passionner les masses avec des

bruits qui avaient l'air d'avoir un sens. Impossible de me rappeler ce qu'il dit; je crois bien pourtant qu'il proclama l'indissoluble union des races latines et germaniques. J'ai aussi retenu le mot de la fin; c'était le refrain d'une chanson que je lui avais apprise :

Peuples, formons une sainte alliance
Et donnons-nous la main!

Après cette péroraison, Patre commanda un rugissement d'enthousiasme exécuté ponctuellement par tout le monde. Alors, descendant de la table, Tambournier jeta sur moi ce mot triomphal :

-Hein! ces Allemands, qu'en dites-vous?

Je n'en dis rien et je le laissai sortir avec Potre; aussi ne pus-je entendre leur conversation, mais Jean-Jacques me la rapporta mot à mot le lendemain ; il avait une mémoire d'orateur. - Mon cher maître, dit le Slave, je suis prêt à vous obéir; je me marie.

- Enfin! s'écria le cher maître au comble du ravissement. -Seulement, il y a une petite difficulté. La femme que j'ai choisie n'est pas libre... Mon Dieu! nous ne songions à mal ni elle ni moi, je ne la voyais que pour l'instruire; je lui démontrais scientifiquement que Jonas n'avait jamais pu entrer dans le ventre de la baleine. Elle me répondit un jour, brutalement, que ça lui était bien égal.

-Cette femme-là, pensa Tambournier, n'est pas la mienne. -Nous avons aboli la confession, mais nous n'avons pas supprimé les confidences. Elle me fit les siennes son mari est un homme fort estimable qu'elle n'a jamais aimé. Elle s'est mariée sans savoir ce qu'elle faisait, comme les trois quarts des petites filles. L'ennui vint vite. Ah! mon cher maître, la femme est un oiseau!

dit

Surquoi, le Slave fredonna une chanson de son pays où il est que l'oiseau est comme l'exilé: il chante et s'envole. La chan. son fredonnée, il s'arrêta sur le parapet du quai, regarda la rivière, la lune qui pointait sur la montagne, et de grosses larmes lui sortirent des yeux.

- Où court cette eau? demanda-t-il à Jean-Jacques. A la

mer Morte. Et la mer Morte, où va-t-elle? Elle s'évapore. Tout s'évapore. Le monde mourra de soif. Heureusement il y a le divorce.

Ainsi parlait Petre, en zigzag, bondissant d'un sujet à l'autre et vous échappant toujours. Cela fatiguait un peu Tambournier qui ne suivait qu'une idée à la fois.

- Voyons! dit le despote, expliquons-nous. Vous voulez que cette femme divorce et vous épouse?

-Il le faut bien, sans quoi je ne réponds ni d'elle ni de moi... Seulement il importe que le mari nous aide un peu... Regardez la lune dans les saules.

Jean-Jacques regarda la lune dans les saules et demanda ce que Potre exigeait du mari.

J'ai lu un roman français où il se tue pour laisser aux amants le champ libre: je n'en demande pas tant. Seulement qu'il abdique et se retire en galant homme. Qu'il se concerte avec sa femme pour demander le divorce; les raisons ne manquent pas consentement mutuel, incompatibilité d'humeur, vie commune impossible. Si vous étiez ce mari-là, voilà ce que vous feriez.

:

-D'abord, je ne suis pas ce mari-là.

-Je dis si vous l'étiez. Voudriez-vous que votre femme, entraînée par la passion... Non, n'est-ce pas?

- Mais il ne s'agit pas de moi...

S'il s'agissait de vous, généreux et bon comme toujours, vous ne pousseriez pas au mal deux êtres qui s'aiment et qui ont lutté jusqu'ici pour ne pas vous trahir...

Rentrons, dit Jean-Jacques.

Ils passèrent le pont en silence. Arrivés sur l'autre rive, ils s'arrêtèrent de nouveau.

-Hé bien! oui, reprit le despote, je consentirais à tout si j'étais le mari que vous dites. Mais, grâce à Dieu, je ne le suis pas. Arria m'aime. C'est une enfant que j'ai recueillie, élevée, épousée, non pour moi, mais pour elle. J'ai été son père et, comme elle n'avait pas de nom, je lui ai donné le mien. Elle a eu chez moi toute sa liberté, la vie facile et large. Pourquoi me quitterait-elle? Je ne lui ai jamais fait de mal.

Ayant ainsi parlé d'une voix émue, Jean-Jacques entra dans la maison. Arria l'attendait sur le palier, impatiente.

-Tu es inquiète, ma pauvre enfant? lui demanda-t-il en la suivant dans le couloir. Pardonne-moi. Je me suis attardé sur le quai en causant avec notre ami Pœtre.

- C'est donc fait? demanda-t-elle avidement.

Pætre ne répondit rien. Peut-être (mais Jean-Jacques ne le vit pas) mit-il un doigt sur sa bouche. Alors elle s'écria

-Pas encore? Ah! les hommes sont lâches. C'est donc moi qui vais parler.

-

Qu'y a-t-il? demanda le despote.

Il y a que Pœtre et moi nous nous aimons et que nous voulons nous marier, puisque c'est permis. Je vais demander le divorce.

Jean-Jacques, écrasé, se laissa tomber sur une chaise. Arria s'accroupit aux pieds du pauvre homme et lui dit par manière de

consolation:

-- Voyons, mon chéri, sois donc raisonnable. Il ne faut pas m'en vouloir et te chagriner. Je t'aime bien, toi aussi, tu es bon, tu as toutes les vertus. Mais... tu comprends... tu m'embêtes.

(La troisième partie à la prochaine livraison.)

MARC-MONNIER.

POÈTES AUTRICHIENS

HAMERLING

Hamerling est né le 24 mars 1830, à Kirchberg, dans la Basse-Autriche. Il avait deux ans lorsque ses parents allèrent s'établir non loin de là, à Gross-Schoenau. Il reçut sa première instruction à l'école du village. Le développement de son intelligence fut si précoce, qu'on le surprit faisant des vers à l'âge de huit ans. La découverte attira l'attention des habitants du château voisin. Les filles du baron d'Engelstein prirent plaisir à instruire l'enfant exceptionnel, et, sous leur direction, il apprit rapidement le français. Le petit Hamerling fut admis ensuite comme enfant de chœur dans une institution dirigée à Zwettl par des moines cisterciens, qui lui enseignèrent les éléments de la langue latine. Il avait douze ans quand une petite pièce de lui, intitulée l'Enfant pauvre, tomba entre les mains de la future duchesse de Parme, la princesse Louise, qui résidait avec ses parents au château de Kirchberg. La princesse française, enchantée des prémices de ce talent naissant, prit Hamerling sous sa protection et lui paya les frais d'une grande partie de ses études. Après un séjour de quatre ans à l'établissement des Cisterciens, le poète adolescent vint s'établir avec ses parents à Vienne et suivit les cours de l'Université.

La révolution de 1848 excita dans le cœur de l'étudiant un fiévreux enthousiasme. Il s'engagea dans la légion académique et prit part à la lutte contre les soldats de Metternich. Après la capitulation de Vienne, le jeune légionnaire dut vivre dans une

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