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dant pas d'autres solutions que celles que l'orateur désavouait. Il y avait, de sa part, du courage à redresser les erreurs du socialisme devant un public d'autant plus susceptible au sujet de ses idées, qu'elles sont moins réfléchies et qu'il est moins éclairé. M. Clémenceau l'a fait avec netteté, et il a placé très haut les droits de la liberté individuelle.

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J'estime, a-t-il dit, que la société n'a véritablement pas de raison d'être, si elle ne sert pas à protéger les faibles contre l'abus de la force, soit des individus, soit des groupements oligarchiques. - La véritable liberté résulte pour l'individu de la pleine possession de son activité. - Mon opinion est que beaucoup d'écoles sociales ne tiennent pas suffisamment compte de ce fait, que l'amélioration de la société suppose l'amélioration de l'individu. - L'art politique, dans une démocratie, c'est de faire servir l'émancipation du groupe supérieur à l'émancipation du groupe inférieur. Il n'y a pas d'émancipation véritable pour les déshérités, en dehors de celle qui viendra de leurs propres efforts dans un milieu que l'œuvre des hommes politiques est de leur rendre de plus en plus favorable. — La libération des opprimés ne viendra pas seulement d'une école, d'un groupe politique, d'un homme d'État : ils la devront avant tout, pour leur dignité, à eux-mêmes. »

Voilà, certes, d'excellentes maximes. Il semble que l'homme qui les émet appartienne tout entier à l'École libérale. Il désire visiblement qu'on y croie autant qu'il y croit lui-même. Malheureusement, soit dans ce même discours du 26 mai 1884, soit dans d'autres occasions, le doctrinaire de l'extrême gauche a employé des formules différentes, qui le classent parmi les adeptes de la souveraineté du but. C'est ainsi qu'à côté de la définition de la liberté on rencontre ces autres aphorismes :

La

« Il faut engager la lutte contre les oligarchies. revanche définitive, ce sera la victoire de l'ordre social nouveau. L'intervention de l'État pour protéger les groupes non émancipés me paraît donc nécessaire jusqu'au jour où, arrivés à la pleine possession d'eux-mêmes, ils seront en mesure de s'organiser pour la protection commune... >>

On voit ici réapparaître l'État, non pas comme un arbitre,

mais comme un maître, ayant qualité pour imposer une loi qui rétablisse l'égalité entre les groupes. Il est à croire, et surtout à craindre, que le groupe émancipé ou supérieur aurait fort à souffrir de cette ingérence. Que fera donc l'État pour protéger les groupes non encore émancipés? L'orateur n'émet à cet égard que des idées peu précises. On voit bien qu'il est question d'enseignement intégral, d'indemnités à donner aux parents des enfants peu fortunés qui suivront les écoles, d'impôt progressif, de modifications aux lois sur les héritages, etc... Mais quelles que soient ses conceptions à ce sujet, ce qui est inquiétant, et ce qui seulement importe, c'est le rôle qu'il attribue à l'État, c'està-dire à lui-même et à son parti, puisque, étant homme politique, il doit aspirer à gouverner.

Non seulement M. Clémenceau, dans un pays où l'égalité règne, établit des distinctions entre les citoyens, ce qui est autant contraire aux principes de la Révolution qu'à la paix publique ; mais il déclare, au nom des siens, la guerre à ce qu'il appelle les oligarchies, au profit des déshérités. Autant dire qu'il annonce la guerre perpétuelle entre les classes. Aussitôt en effet que l'État, par la vertu de cette baguette magique qui n'est autre que la force, aura rétabli ce qu'il appelle l'égalité économique, c'està-dire sans doute l'égalité de la richesse entre les citoyens, ceuxci ne tarderont pas un seul jour à la rompre par l'usage différent qu'ils feront, les uns et les autres des moyens mis à leur disposition pour maintenir entre eux l'équilibre. La vraie République, - car cette École a aussi la sienne, serait en réalité la lutte organisée entre les classes, — non la lutte ouverte depuis que le monde existe et qui paraît être la condition de la vie humaine, -mais la guerre faite par l'État aux oligarchies; et, comme il est facile de ranger qui l'on veut dans cette catégorie, ce serait la tyrannie aveugle et sans fin mise au service de toutes les passions qui peuvent animer des gouvernants armés d'un pouvoir arbitraire, exercé au nom d'un prétendu droit supérieur à tout. M. Clémenceau définit quelque part cette vraie République : l'installation de la démocratie par des lois de justice et de liberté. On peut juger à quel prix se ferait cette installation et quels sacrifices elle exigerait. C'est que les lois de jus

tice dont il est question concernent bien les individus et leurs droits vraiment! Il s'agit bien de la liberté personnelle! C'est en l'honneur de la Démocratie que l'on annonce tranquillement les immolations qui seront nécessaires ; et l'on voit ainsi reparaître cette figure mystérieuse et redoutable qui hante l'esprit des hommes de notre temps, et qui en fait des illuminés ou des démagogues.

Quelque sincère que soit l'amour des jacobins de cette nuance pour la liberté, ils ne sauraient échapper aux conséquences de leurs doctrines. La logique les presse, et ils font profession d'être de bons logiciens. De même qu'ils subordonnent la liberté à la souveraineté du but, ils sacrifient les droits individuels à la souveraineté du nombre. Eux, du moins, ils ont la sainte horreur du césarisme, et ils n'ont aucun respect pour le dogme de l'incarnation de la Démocratie dans la personne d'un jacobin heureux. Mais, en revanche, ils s'inclinent devant le suffrage universel, à qui ils accordent le droit suprême et un pouvoir souverain. S'ils se bornaient à dire que le suffrage universel est le procédé dont se sert la nation pour se gouverner elle-même, et le meilleur des procédés parce qu'il est le plus conforme à l'égalité des droits des citoyens, ils énonceraient une vérité irréfutable. Mais faire d'un simple procédé de gouvernement l'expression de la justice absolue au point de le confondre avec elle, c'est dépasser de toute l'épaisseur d'un sophisme la vérité politique qu'ils affirment. Ce serait le cas de dire avec Bossuet : Il n'y a pas de droit contre le droit. Quelle que soit la puissance du suffrage universel, les libéraux ne lui accorderont jamais la prééminence sur les droits individuels. Il peut sans doute, comme tout pouvoir, abuser de sa force; mais la prédominance du nombre ne décide pas du droit ; et si, pour notre malheur, on parvenait, par ce moyen, à asservir les citoyens, ce serait le despotisme, non la République, qui régnerait au nom du suffrage universel.

XIV

Mais quel sera l'arbitre entre les individus isolés et la souveraineté nationale? Si l'autorité royale est écartée, si la volonté d'un César est repoussée, il faut bien s'en rapporter à quelqu'un qui prononce entre deux souverainetés non opposées l'une à l'autre, mais différentes, et qui fasse loi. Et qui donc peut avoir des titres meilleurs à cette haute fonction que le suffrage universel qui exprime la volonté du plus grand nombre? Il faut, en toute chose, s'en tenir à une règle suprême, à l'ultima ratio: c'est le suffrage universel qui, dans un État démocratique, remplit le mieux cet office. Ainsi raisonnent les jacobins. La difficulté est grande en effet, mais elle n'est pas insoluble.

Et d'abord, de ce que le suffrage universel est un procédé de gouvernement, il ne faut pas conclure qu'il soit nécessairement le seul applicable dans un régime républicain représentatif. Il est un moyen, il ne constitue pas à lui seul et par lui-même un régime politique.

Veut-on que les principes de ce régime exigent que le suffrage universel soit à la base de toutes les institutions? Soit. Mais encore peut-il être organisé de telle manière que la loi des majorités ne soit pas une loi fatale, aveugle, sans discernement et sans mesure. La constitution fédérale des États-Unis en fournit un exemple. Il en est un autre qui nous est propre. Le mode électoral du Sénat offre cet inestimable avantage d'être en accord avec les principes démocratiques, et d'y apporter un heureux tempérament dans la composition de l'un des corps politiques de l'État. Par une combinaison ingénieuse, due à la bonne fortune. de la France plus peut-être qu'à la volonté bien réfléchie des hommes, le Sénat représente des êtres collectifs et moraux, composés eux-mêmes par le suffrage universel direct, et qui envoient leurs délégués au Luxembourg. Aussi n'est-il pas sérieux de prétendre que le Sénat représente un suffrage restreint. Il est l'expression du suffrage universel aussi bien que la Chambre, mais à l'aide d'un mécanisme différent. Ce mode d'élec

tion, outre qu'il justifie l'existence du Sénat à côté d'une Chambre de députés, lui communique une force et une valeur particulières. N'est-ce point même pour cette raison que des jacobins conscients ou inconscients veulent le supprimer? Qu'on le supprime ou qu'on lui donne la même base que la Chambre, c'est dans tous les cas une vue bien fausse des intérêts de la République, et qui ne peut provenir que d'un engouement irréfléchi ou d'une sorte de fétichisme pour la souveraineté populaire.

Je le reconnais pourtant: quels que soient les palliatifs que l'on apporte aux périls pour la liberté individuelle que renferme la loi du nombre, on ne pourra pas empêcher complètement que cette loi prédomine. Comment donc espérer que le suffrage universel parviendra à un degré de lumière et de haute moralité assez élevé pour être la sauvegarde des droits individuels, et ne pas devenir un instrument de tyrannie? Le suffrage universel n'a pas en lui une vertu propre qui le mette à l'abri de toute erreur, comme sont disposés à le croire les jacobins; mais eux, qui lui rendent tant d'hommages, ne peuvent-ils donc rien pour l'inspirer et pour l'éclairer? C'est en cela précisément que consiste l'œuvre de moralisation et d'éducation qui appartient aux hommes engagés dans la politique; et c'est par là que se distinguent les libéraux des démagogues.

Les uns s'étudient à éclairer le suffrage universel sur ses devoirs, à l'imprégner de sentiments de respect pour le droit individuel, tels qu'il en devienne le défenseur intrépide, lorsqu'il aura compris que, par là, il se défend et se protège luimême. Les autres lui montrent dans les oligarchies une proie livrée à ses instincts et à ses passions. Les premiers lui enseignent à user de sa souveraineté au profit de celle des citoyens. Les seconds lui persuadent d'user de sa souveraineté pour opprimer celle d'autrui. C'est cette œuvre d'éducation civique qui sollicite le zèle des hommes se disant dévoués à la cause populaire. L'orateur du cirque Fernando a tracé lui-même ce devoir lorsqu'il disait : « L'art politique dans une démocratie, c'est de faire servir l'émancipation du groupe supérieur à l'émancipation du groupe inférieur. » C'est qu'en effet toute direction poli

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