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Tonkin, nous n'avons fait, en l'envoyant, qu'user du droit que nous avons : 1° de secourir un de nos royaumes tributaires; 2° d'assurerla sécurité de nos frontières. >>

Au reste, l'amiral Duperré paraît ne pas considérer la question au même point de vue que le département de Votre Excellence. Le premier semble, en effet, tant soit peu disposé à traiter l'Annam comme une annexe du Gouvernement de Saïgon et croire à un protectorat effectif de notre part, tandis que Votre Excellence, dans sa dépêche du 27 février 1875, insiste sur l'indépendance du roi Tu-Duc.

En l'état, l'Annam me semble donc avoir deux protecteurs la France et la Chine. En effet, l'article 2 du traité de 1874 déclare que la France, reconnaissant la souveraineté du roi de l'Annam et son entière indépendance vis-à-vis de toute puissance étrangère, quelle qu'elle soit, lui promet aide et assistance et s'engage à lui donner, sur sa demande et gratuitement, l'appui nécessaire pour maintenir dans ses États l'ordre et la tranquillité, pour se défendre contre toute attaque et pour détruire la piraterie qui désole une partie des côtes du royaume.

Ne semble-t-il pas à Votre Excellence qu'il y ait entre ces paroles et les faits une certaine contradiction? Ainsi, si l'Annam est reconnu comme un État entièrement indépendant, il semblerait que c'est à son Gouvernement qu'aurait dû incomber le soin de transmettre le traité du 15 mars au Gouvernement chinois; et, d'un autre côté, si c'est la France qui est sa véritable protectrice, le tribut apporté cette année à Pékin, la première fois depuis. le traité de 1874, n'aurait-il pas dû s'arrêter à Saïgon? Tout au contraire, une ambassade part d'Hanoï pour Pékin au bruit d'une salve d'artillerie; M. de Kergaradec ou le chargé d'affaires de l'amiral en sont informés; ils rendent visite aux divers membres de l'ambassade, et ils apprennent de l'un des ambassadeurs annamites, le mandarin Bin-Van-Ki, que ses instructions portent d'aller rendre visite au ministre de France à Pékin, une fois sa mission remplie, mais seulement après en avoir obtenu la permission des mandarins chinois chargés de le recevoir.

Toutefois, il y a lieu de penser que l'autorisation de faire cette visite, en supposant qu'elle ait été demandée, n'a pas été accordée, car l'ambassade annamite est repartie de Pékin sans s'être présentée à la légation de France.

ARCH. DIPL. 1884.

2e SÉRIE, T. XIII (75)

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Notre situation vis-à-vis de l'Annam est donc en quelque sorte mixte et indéterminée.

Après cet exposé, Votre Excellence pensera sans doute avec moi qu'il serait peut-être difficile en ce moment de mener à bien de nouvelles négociations avec le Tsong-li-Yamen au sujet des nouveaux rapports que nous désirerions voir exister entre l'Annam et la Chine. On ne peut guère se flatter de briser en un jour des liens que des conformités de race, de religion et de mœurs ont établis depuis des siècles entre deux peuples chez lesquels les traditions sont tout, et où le respect des anciennes coutumes tient lieu de civilisation.

En outre, le Gouvernement chinois trouverait toujours moyen d'éluder ces questions aussi embarrassantes pour lui que pour nous, et après une volumineuse correspondance échangée, nous aboutirions, je le crains, à un échec, en ce sens que nous ne serions guère plus avancés qu'aujourd'hui et que rien ne serait décidé. Toute la question, pour les extrêmes-Orientaux, est de gagner du temps, et tous leurs actes semblent prouver qu'ils comptent sur ce grand auxiliaire pour nous expulser un jour de leur pays.

Je partage donc entièrement sur ce point l'opinion de l'amiral Duperré, et je crois que nous avons tout intérêt à laisser les choses dans le statu quo, tout en nous réservant le droit d'intervenir dans le cas où les relations de la Chine et de l'Annam, ne se bornant plus à un simple acte de courtoisie et de soumission, sur lequel nous pouvons sans danger fermer les yeux pour le moment, prendraient un caractère plus étroit et arriveraient à menacer ainsi nos intérêts en Cochinchine.

BRENIER DE MONTMORAND.

M. Turc, Consul de France à Haï-Phong, à l'amiral Lafont, Gouverneur de la Cochinchine française (1).

Haï-Phong, 5 décembre 1878.

Depuis ma dernière lettre, je n'ai reçu aucune communication du Tong-Doe-Pham touchant les opérations devant Bac-Ninh. Les autorités d'Hanoï s'abstiennent aussi de renseigner le com(1) Livre jaune, no 38.

mandant Carreau. D'autre part, la défense, sous peine de mort, de parler des événements, nous empêche d'être renseignés par le public. J'ai pu néanmoins avoir quelques nouvelles par des négociants chinois, par un Père dominicain espagnol qui se trouvait dernièrement en tournée dans les villages avoisinant les lignes ennemies, et par M. Lesoufaché, qui a fait avec la Hallebarde une reconnaissance dans les eaux du Bac-Ninh. Le Commandant Maire vous transmettra, sans doute, le rapport de cet officier.

Je me contenterai donc de vous donner sommairement les nouvelles qu'il a pu recueillir et qui se trouvent confirmées par les dires du R. P. dominicain et des négociants chinois. Le 19 novembre, je vous informais par le télégraphe que Li-Yong-Tchoï semblait pousser sa droite à l'Ouest vers le fleuve Rouge. Cette pointe avait pour objectif réel la citadelle de Thay-Nguyen laquelle, paraît-il, s'est rendue sans combat au chef des aventuriers. Celui-ci se serait, par suite, déclaré souverain. J'ignore si c'est de l'Annam tout entier ou du Tonkin seulement. Les Autorités annamites ont fait afficher à Bac-Ninh des proclamations portant défense de reconnaître le nouveau Roi sous peine de mort.

Vous verrez, par le rapport de M. Lesoufaché, que les troupes annamites de l'armée de Bac-Ninh se reconnaissent incapables de résister aux envahisseurs. On les a bien renforcées par quelques centaines de Pavillons Noirs plus braves, mieux armés et plus aguerris qu'elles ; mais tout le monde estime que ces bandits sont vendus d'avance à Li-Yong-Tchoï. La position devient donc de plus en plus critique pour le Gouvernement du Roi. Il est même étonnant que les bandes chinoises ne soient pas déjà maîtresses de toutes les provinces Nord du Tonkin. Pour moi, la lenteur et la prudence de leur chef ne peuvent s'expliquer que par la crainte, d'un côté, de se heurter contre nous, et de l'autre de voir ses derrières menacés par une armée impériale chinoise venant du Kouang-Si au secours de l'Annam. Les positions occupées par ses troupes, à l'heure actuelle, le mettent à l'abri de ces deux éventualités. Elles lui permettent, en outre, de se porter rapidement sur la frontière du Yunnan, où l'on dit qu'une insurrection vient d'éclater. Les bruits en circulation à Canton tendraient à faire croire qu'elle se relie avec celle que lui-même a suscitée au Kouang-Si.

Le Prince Thuyet, qui est bien à la tête de l'armée de BacNinh, quoique Phan-Phu-Thu ait essayé de me soutenir le contraire, est tellement détesté par le peuple, par les soldats et par les mandarins eux-mêmes, qu'il n'ose plus sortir de la citadelle de Bac-Ninh. Li a promis, par affiche, une forte récompense pécuniaire à celui qui le lui livrerait vivant.

TURC.

L'amiral Pothuau, Ministre de la Marine et des Colonies, à M. Waddington, Ministre des Affaires étrangères (1).

Paris, le 30 décembre 1878.

Notre situation au Tonkin a causé de fréquentes et légitimes préoccupations à nos deux Départements; et nous avons été maintes fois conduits à déplorer le manque de précision et les lacunes du traité qui nous lie à cet égard avec la Cour de Hué. En effet, cette convention contient, en ce qui nous touche, la plus grande partie des obligations qui incombent à une nation investie d'un rôle de protection, sans aucun des avantages résultant de cette position. Tandis que l'Annam peut requérir notre appui contre les dangers intérieurs et même extérieurs qui menacent sa souveraineté dans ce pays, nous ne saurions, vis-à-vis des nations étrangères, exciper de ce rôle pour réclamer le droit d'exercer une action prépondérante sur la politique du dehors.

Cette situation, ai-je besoin de le dire? tient à ce que la Convention de 1874, visiblement rédigée en vue de l'établissement de notre protectorat sur le Tonkin, n'en a pas prononcé le mot. Il en résulte que nos représentants, bien qu'appuyés d'une force armée, ne sont, en réalité, ni des agents d'un protectorat qu'ils exercent cependant en partie, ni des agents consulaires, puisqu'ils n'ont pas le droit de juridiction.

Les événements dont le Tonkin est en ce moment le théâtre, viennent ajouter une complication de plus à des difficultés déjà si complexes, et nous ne saurions échapper à la nécessité d'envisager les conséquences qu'une insurrection sérieuse peut avoir sur notre politique dans cette contrée. La souveraineté de l'Annam est, vous ne l'ignorez pas, très contestée au Tonkin, et la faiblesse des moyens dont cet Empire dispose livre le pays vassal à de con(1) Livre jaune, no 39.

tinuelles perturbations. Que ces levées de boucliers soient suscitées par les éternels prétendants de la dynastie des Leï ou qu'elles proviennent des aventuriers chinois qui, du Yunnan, se répandent tantôt du côté du Céleste Empire, tantôt dans les provinces du Sud, elles trouvent un aliment incessant dans une population mécontente et incomplètement soumise. Aussi, nul ne peut dire si une échauffourée de la nature de celle qui se produit aujourd'hui se terminera par une simple émeute ou si elle prendra les proportions d'une révolution. Il est donc on ne peut plus vraisemblable que, d'un moment à l'autre, nous pourrons nous trouver enveloppés par une insurrection triomphante,

Quelle devra être notre attitude dans cette éventualité? et ne devrons-nous pas saisir avec empressement l'occasion qu'elle ferait naître pour sortir d'une situation où notre dignité peut se trouver compromise? Telle est la question qui me semble se poser naturellement et sur laquelle je crois devoir demander votre avis. L'intérêt considérable qui s'attache à sa solution nous conduira peut-être, si vous l'envisagez au même point de vue que moi, à la porter devant le Conseil des Ministres, car elle touche à des points très délicats de la politique extérieure de la France.

Dans ma pensée, soit que l'Annam, impuissant à maintenir son autorité, réclame notre intervention armée pour la faire respecter, soit que les rebelles réussissent, par une action énergique et rapide, à se rendre maîtres du Tonkin et qu'il nous faille traiter avec eux, j'estime que l'établissement de notre protectorat effectif doit sortir de l'une ou l'autre de ces hypothèses. Voici quels seraient alors les avantages principaux qui devraient en résulter pour nous :

1° Les droits de douane seraient maintenus et perçus à notre profit et nous devrions y trouver les moyens de solder les frais de notre occupation;

2° Nous aurions le droit exclusif de régler les relations extérieures du pays; et les Représentants des différentes puissances devraient être accrédités auprès de nous;

3° Nos agents seraient chargés de rendre la justice, tant à l'égard des Français et des étrangers qu'à l'égard des indigènes dans leurs rapports avec nos nationaux et avec les étrangers.

Fidèles, d'ailleurs, à la politique libérale que nous avons toujours pratiquée dans l'Extrême-Orient, nous continuerions à

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