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en vue d'une fin étrangère. Sans doute, à prendre les choses en toute rigueur, ce serait plutôt en apparence qu'en réalité, que Kant aurait banni de la morale le souci du bonheur. Il conserve en effet entre la vertu et le bonheur un lien mystérieux, par sa théorie du souverain bien il y a un chapitre isolé et obscur de son livre où ces deux choses se réunissent, tandis qu'au grand jour, la vertu traite le bonheur en étranger. Mais cette réserve faite, chez Kant, on doit le dire, le principe de la morale est indépendant de l'expérience et de ses leçons; il est transcendental, métaphysique. Kant reconnaît que la conduite de l'homme a une valeur supérieure à tout ce qu'atteint l'expérience; c'est par là seulement qu'on peut jeter un pont jusqu'à ce monde qu'il appelle intelligible, mundus noumenon, monde des choses en soi.

La gloire qu'a conquise l'éthique de Kant, elle la doit, sans parler de ses autres mérites dont j'ai déjà touché un mot, à la pureté et à la noblesse morale de ses conclusions. La plupart n'en ont pas vu davantage, ils ne se sont guère souciés d'en examiner les fondements: c'est qu'en effet c'est là une œuvre très-compliquée, abstraite, d'une forme extrémement artificielle: Kant y a naturellement mis toute sa subtilité, tout son art des combinaisons, pour donner au tout un air de solidité. Par bonheur, il a traité cette question du fondement de l'éthique, en la séparant de son éthique même, dans un ouvrage spécial, le Fondement de la métaphysique des Mœurs le sujet de cet ouvrage est donc celui même qui nous est proposé. Il y dit en effet ceci, p. XIII de la préface(1): «Le présent ouvrage ne comprend rien de plus que la recherche et l'établissement du principe dernier de toute moralité: ce qui constitue déjà une œuvre à part, et, grâce au but poursuivi, un tout bien distinct de toute autre étude concernant les mœurs. Dans ce livre, nous trouvons un exposé de ce qu'il y a d'essentiel dans son éthique, le plus systématique, le plus lié et le plus précis qu'il nous en ait donné. Un autre mérite propre à ce livre, c'est qu'il est la plus ancienne de ses œuvres 1. Édition de 1792, — (TR,)

morales il n'est que de quatre ans postérieur à la Critique de la Raison pure, ainsi il est d'une époque où Kant, bien qu'il comptât déjà soixante et un ans, n'avait pourtant éprouvé sensiblement aucun des fâcheux effets de l'âge sur l'esprit de l'homme. Ces effets sont déjà facile à observer dans la Critique de la Raison pratique, qui date de 1788, un an après cette seconde édition de la Critique de la Raison pure où, par une transformation malheureuse, Kant visiblement a gâté son œuvre capitale, immortelle; mais c'est là un fait qui a été analysé dans la préface mise par Rosenkranz en tête de l'édition qu'il en a donnée après examen je ne puis que donner mon assentiment à cette critique (1) La Critique de la Raison pratique renferme à peu près les mêmes choses que ce « Fondement, etc.; seulement, dans ce dernier ouvrage, la forme est plus concise et plus exacte; dans l'autre, le développement est plus abondant, coupé de digressions, et l'auteur, pour agir plus profondément, a appelé à son aide quelques déclamations morales. Kant avait, comme il le dit alors, obtenu enfin, et tardivement, une gloire bien méritée: sûr de trouver une infatigable attention chez le lecteur, il cédait déjà un peu plus à ce faible des gens âgés, la prolixité. L'objet propre de la Critique de la Raison pratique était d'offrir une place d'abord à cette théorie, si au-dessus de tout éloge, et qui a dû assurément être créée plus tôt, du rapport entre la liberté et la nécessité (pp. 169-179 de la 4o édition, et 223-231 de Rosenkranz): cette théorie au reste est d'accord avec celle qui se trouve dans la Critique de la Raison pure (pp. 560-568; R. 438 sqq.); et en second lieu, d'offrir une place aussi à sa théologie morale, qui était là, on le reconnaîtra de plus en plus, le but principal de Kant. Enfin, dans les Éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu, ce déplorable annexe de sa Doctrine du droit, composé en 1797, on sent à plein l'affaiblissement de l'âge. Pour toutes ces raisons, je pren

1. C'est de moi-même qu'elle procède, mais ici je parle en anonyme.

drai pour guide, dans ma présente critique, l'ouvrage que j'ai nommé d'abord, le Fondement de la métaphysique des mœurs; c'est à cet écrit que se rapporteront toutes les citations sans mention spéciale autre que le chiffre de la page: que le lecteur veuille bien s'en souvenir. Quant aux deux autres œuvres, je ne les considérerai que comme accessoires et secondaires. Pour bien entendre cette critique, dont le but est de renverser de fond en comble la morale de Kant, il sera tout à fait nécessaire au lecteur de prendre ce livre du Fondement, puisqu'il nous occupera directement (il ne comprend que 128 XIV pages, et dans Rosenkranz 100 pages en tout), et de le relire d'abord avec attention, afin de l'avoir bien présent à la mémoire dans son ensemble. Je cite d'après la 3o édition, de 1792; le chiffre précédé d'un R indique la page de l'édition des œuvres complètes par Rosenkranz.

4. De la forme impérative de la morale de Kant.

Le πρŵτov Yūdos (1) de Kant réside dans l'idée qu'il se fait de l'Éthique même, et dont voici l'expression la plus claire (p. 62; R. 54) Dans une philosophie pratique, il ne s'agit pas de donner les raisons de ce qui arrive, mais les lois de ce qui devrait arriver, cela n'arrivát-il jamais. Voilà une pétition de principe bien caractérisée. Qui vous dit qu'il y ait des lois auxquelles nous devions soumettre notre conduite? Qui vous dit que cela doit arriver, qui n'arrive jamais? Où prenez-vous le droit de poser dès l'abord cette affirmation, puis là-dessus, de nous imposer, avec le ton impératif d'un législateur, une éthique, en la déclarant la seule possible? Quant à moi, tout au rebours de Kant, je dis que le moraliste est comme le philosophe en général, qu'il doit se contenter d'expliquer et d'éclaircir les données de l'expérience, de prendre ce qui existe ou qui arrive dans la

1. L'erreur première. (TR.)

réalité, pour parvenir à le rendre intelligible; et qu'à ce compte, il a beaucoup à faire, considérablement plus qu'on n'a encore fait jusqu'ici, après des milliers d'années écoulées. Conformément à la pétition de principe commise par Kant, et ci-dessus indiquée, on voit ce philosophe, dans sa préface, qui roule toute sur ce sujet, admettre avant toute recherche qu'il y a des lois morales pures, et cette proposition subsiste dans la suite du livre, et sert de base dernière à tout le système. Or, il nous convient à nous d'examiner d'abord la notion de la loi. Le mot, dans son sens propre et primitif, signifie seulement la loi civile, lex, vòμos: un arrangement établi par les hommes, reposant sur un acte de la liberté humaine. La notion de la loi reçoit encore un second sens, détourné, figuré, métaphorique, quand on l'applique à la nature: ce sont alors des faits d'expérience constants, connus a priori ou constatés a posteriori, que par métaphore nous appelons lois de la nature. De ces lois naturelles, une très-faible partie seulement peut être découverte a priori: Kant, en vertu d'une pensée profonde et heureuse, les a mises à part, réunies, sous ce nom, la Métaphysique de la nature. La volonté humaine aussi a sa loi, car l'homme fait partie de la nature c'est une loi qui peut se démontrer en toute rigueur, loi inviolable, loi sans exception, loi ferme comme le roc, qui possède non pas, comme l'impératif catégorique, une quasi-nécessité, mais une nécessité pleine c'est la loi du déterminisme des motifs, qui est une forme de la loi de causalité, la causalité passant par cet intermédiaire, la connaissance. C'est là la seule loi qu'on puisse attribuer, en vertu d'une démonstration, à la volonté humaine, et à laquelle celle-ci obéisse par nature. Cette loi exige que toute action soit simplement la conséquence d'un motif suffisant. Elle est comme la loi de la causalité en général, une loi de la nature. Au contraire, y a-t-il des lois morales, indépendantes de tout établissement humain, de toute convention civile, de toute théorie religieuse? c'est ce qu'on ne peut admettre sans preuve donc, en admettant dès l'abord de telles lois, Kant commet une pétition

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de principe. Cette faute est d'autant plus audacieuse, que luimême, à la page VI de la préface, ajoute: une loi morale doit avoir un caractère d'absolue nécessité. Or le propre d'une telle nécessité, c'est que les effets en sont inévitables dès lors, comment peut-on parler de nécessité absolue à propos de ces prétendues lois morales? de ces lois dont il donne cet exemple : « Tu dois ne pas mentir (1) ? car visiblement, et de l'aveu de Kant même, le plus souvent elles restent sans effet bien plus, c'est là la règle. Dans une morale scientifique, si l'on veut admettre pour la volonté des lois différentes du déterminisme des motifs, des lois primitives, indépendantes de toute institution humaine, il faudra, en prenant les choses par le pied, prouver qu'elles existent et les déduire; si du moins on veut bien songer qu'en éthique, il ne suffit pas de prêcher la loyauté, qu'il faut la pratiquer. Tant que cette preuve ne sera pas faite, je ne connais aucune raison d'introduire en morale la notion de loi, de précepte, de devoir cette façon de procéder n'a qu'une origine étrangère à la philosophie, elle est inspirée par le décalogue de Moïse. Un signe trahit bien naïvement cette origine, dans l'exemple même cité plus haut, et qui est le premier que donne Kant, d'une loi morale, ⚫ tu dois (du sollt). Quand une notion ne peut se réclamer d'une autre origine que celle-là, elle ne peut pas s'imposer sans autre forme de procès à la morale philosophique, elle doit être repoussée, jusqu'à ce qu'elle se présente, accréditée par une preuve régulière. Dans ce concept, nous trouvons la première pétition de principe de Kant, et elle est grave.

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Après avoir, par ce moyen-là, dans sa préface, admis sans plus de difficulté la loi morale, comme une réalité donnée et incontestée, Kant poursuit et en fait autant (p. 8; R. 16) pour la notion, alliée à la précédente, du devoir sans lui imposer un plus long examen, il la reçoit à titre de notion essentielle en éthique,

1. Qu; « Tu ne mentiras point. » Ce qui est la formule biblique. Ici il y a dans le texte original une orthographe ancienne, celle de Zwingli, de Luther dans sa traduction de la Bible (du sollt pour du sollst): Schopenhauer la relève.

- (TR.).

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