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LA COUR

DE BOURGOGNE.

L'ÉTIQUETTE.

saient de préférence pour se mettre « en pagerie », et se former aux belles manières. La vie de cour était d'ailleurs pour les ambitieux le chemin le plus sûr qui conduisît à la fortune. Comme pour doubler les convoitises, le nombre des offices inutiles croissait continuellement. Aux parasites habituels, joignez les hôtes de passage, les voyageurs de marque reçus en grande pompe avec toute leur suite, les chevaliers errants en quête de gloire, et vous aurez une idée de l'étincelante et mouvante cohue qu'était une cour princière à la fin du moyen âge. Cette brillante société courtoise s'était formée en France dès la fin du XIe siècle; mais elle a eu son plein épanouissement à la fin de la guerre de Cent Ans, où elle avait joué un si piètre rôle. C'est à travers le prisme de son faste et de ses prouesses que nos poètes romantiques ont aperçu le moyen âge. Elle est curieuse à étudier; car la grossièreté foncière de l'homme du xve siècle ne disparaissait point sous le vernis de l'honneur mondain », et les règles de la courtoisie n'étaient nullement un frein à la violence des passions. La vie chevaleresque nous offre un perpétuel contraste entre une étiquette déjà minutieuse et gourmée et la brutalité des mœurs, entre une législation pédantesque du point d'honneur et l'immoralité la plus ouverte, entre le luxe et la saleté.

La cour la plus brillante de l'Europe, au milieu du xve siècle, était celle de Philippe le Bon, duc de Bourgogne. Aucune région en effet n'était aussi riche que les Pays-Bas, qui lui appartenaient, et Philippe était le plus prodigue des hommes. Il passa son règne dans un long éblouissement. Sa cour, comme plus tard celle des rois de France, fut le rendez-vous des seigneurs de ses immenses domaines; ils imitaient ses vices et dissipaient leur patrimoine en dépenses extravagantes. En retour, Philippe le Bon tolérait leurs pires incartades, leur faisait épouser de riches héritières, les comblait de titres, de sinécures et de pensions.

Sa cour fut vraiment une préfiguration de la cour de Versailles. Tout y était réglé pour relever la majesté du prince. C'est là que fut inventée ou tout au moins développée l'étiquette des monarchies chrétiennes. Depuis le lever jusqu'au coucher, les ducs de Bourgogne vivaient entourés de leurs officiers et de leurs hôtes, et chacun devait se conformer aux « status ordonnez et débatus par les grands princes et nobles, aussi par les hérauts et roys d'armes ». Ainsi parle Madame Aliénor de Poitiers dans son traité des Honneurs de la Cour, code des bienséances observées à la cour de Philippe le Bon1. La chronique

1. Ce traité a été imprimé par Lacurne de Sainte-Palaye, Mémoires sur l'ancienne Chevalerie, t. II, p. 183, édition de 1759.

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d'Olivier de la Marche et les relations officielles nous montrent que ces lois étaient appliquées; Charles le Téméraire fut le plus cérémo nieux des hommes. Notons cependant que cette étiquette si rigoureuse s'accommodait de réalités fort grossières. Il est bon de relire la description que l'auteur du Curial nous a laissée de la vie de cour au XVe siècle : « La salle d'ung grant prince, écrit-il, est communément infaicte, et reschauffée de l'alaine des gens. L'uissier y donne de sa verge sur les testes de ceulx qui y sont1».

L'habillement est à la fois très coûteux et très incommode. Jean Jouvenel dit que « la robbe d'une dame ou d'une damoiselle à la cour est le revenu d'un duché ou comté ». Le luxe des vêtements masculins, des armures, du harnais des chevaux, dépasse toute imagination. Jamais les modes ne furent plus gênantes qu'à ce moment-là. Les femmes étaient coiffées du hennin, bonnet conique monté sur une carcasse de fil d'archal, qui atteignait de 70 à 80 centimètres de hauteur; les hommes portaient des habits courts et serrés et d'interminables souliers à la poulaine. « Les nobles, s'écriait un contemporain, resamblent maintenant cinges (à des singes), et n'ont point de honte d'estre ainsi défigurés, qui monstrent le devant et le derrière, sans avoir honte ne vergogne, et les piés ainsi crochus. Je ne vois en ce fors que (je ne vois là que) la forme et figure de l'ennemi d'enfer 2. Le mobilier des grands seigneurs avait une valeur énorme. La vaisselle de Philippe le Bon représentait 30 000 marcs d'argent, et ses tapisseries de Flandre constituaient un trésor inestimable; mais on n'avait aucune idée du confort. Les salles d'habitation, trop vastes, ne pouvaient être protégées contre le froid. Un prince avait tant de résidences diverses qu'aucune d'elles n'était complètement aménagée. Quand le duc de Bourgogne allait d'un de ses palais à l'autre, il fallait transporter à sa suite un immense bagage; les « chambres », c'est-à-dire les tapisseries, voyageaient avec lui, pour voiler la nudité du château où il séjournait. Souvent, au cours de cette vie nomade que menaient tous les princes d'alors, il fallait s'accommoder de logis répugnants.

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Les divertissements variaient selon les goûts du prince. Les jeux, les banquets, les pas d'armes plaisaient assez médiocrement à Charles VII. Le comte de Foix Gaston IV et le duc de Bourgogne étaient grands amateurs, au contraire, de fêtes et de tournois. Philippe le Bon, assure le prieur Jean Maupoint, « veilloyt de nuyt

1. Le Curial, édition Heuckenkamp, 1899, p. 21. M. Piaget (Romania, 1901, p. 45 et suiv.) a démontré, contre M. Heuckenkamp, que Le Curial était bien une œuvre originale d'Alain Chartier.

2. Vie et miracles de Philippe de Chantemilan, édition U. Chevalier, 1894, p. 16.

LE LUXE DU COSTUME.

LE LUXE DU MOBILIER.

LES DIVERTIS-
SEMENTS.

LA GALERIE
DE HESDIN.

LE BANQUET
DU FAISAN.

jusques au jour et faisoit de la nuyt le jour pour veoyr dances, festes et aultres esbatemens toute la nuyt. Et continua ceste vie et ceste manière jusques à la mort ». Les précieux registres des comptes ducaux nous donnent le détail des bals, des jeux, des combats d'animaux, des représentations de mystères et de farces qui se succédaient à la cour de Bourgogne. Ils nous décrivent la fameuse galerie du château de Hesdin, où les hôtes de Philippe le Bon ne pouvaient circuler sans être victimes de plaisanteries du goût le plus étrange. Il y avait une série d'engins et d'automates chargés de « mouiller les gens », de les battre de verges, de les couvrir de farine ou de suie. Dès l'entrée de la galerie, il y avait « huit conduiz pour moullier les dames par dessoubz ».

Entre toutes les fêtes imaginées par Philippe le Bon, la plus follement luxueuse fut peut-être le « Banquet du Faisan », donné à Lille l'année qui suivit la prise de Constantinople par les Turcs. Le pape et l'empereur avaient convié les chrétiens à se réunir pour une croisade contre les infidèles. Ce fut, pour les barons bourguignons et flamands, le prétexte d'interminables festins; le duc eut à cœur de donner le plus magnifique. Le 17 février 1454, il reçut ses convives dans la plus vaste salle de son hôtel, ornée de précieuses tapisseries représentant les travaux d'Hercule. Trois tables étaient dressées, portant de bizarres et luxueux «< entremets » pour charmer les yeux et les oreilles. La plus petite avait une « forest merveilleuse, ainsi comme si c'estoit une forest d'Inde », remplie d'animaux qui se mouvaient automatiquement. La table longue offrait aux yeux huit entremets, entre autres un château de Mélusine, d'où tombait de l'eau d'orange, et << ung pasté, dedans lequel avoit vingt-huit personnaiges vifz, jouant de divers instrumens, chascun quant leur tour venoit ». Sur la table moyenne, on voyait un navire, une fontaine, « ung petit enfant tout nu sur une roche, qui p.... caue rose continuellement », et une église, renfermant quatre musiciens vivants, qui chantaient et jouaient de l'orgue. Des intermèdes variés, des scènes de chasse au faucon, de petites représentations théâtrales interrompaient de temps en temps le festin. Le dernier intermède rappela aux convives le but de leur réunion à un signal donné, un éléphant caparaçonné d'étoffes de soie entra dans la salle, portant sur son dos un écuyer du prince, le fameux Olivier de la Marche, costumé en dame, avec des habits de deuil; c'était « Sainte-Église Sainte-Église ». L'éléphant était conduit par un géant, un méchant Sarrasin qui tenait l'Église en captivité. Arrivée auprès du duc, celle-ci récita un beau discours en vers, pour demander protection. Puis on présenta à Philippe le Bon un faisan en vie, orné d'un riche collier d'or, car « aux grans festes et nobles

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