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HOMME SÉRIEUX.

SECONDE PARTIE.'

VII.

Après avoir rejoint Prosper, André Dornier, remplissant la mission qu'il venait de recevoir, lui proposa de remonter près du député.

- Retourner vers ce despote! s'écria l'étudiant indiscipliné; non, pardieu! j'ai assez comme ça de nos quatre cents ans de roture. J'aime mieux aller me promener sur les boulevards; venez-vous avec moi?

Dornier prit le bras de l'élève en droit, et tous deux descendirent la rue de la Paix.

- Est-il prodigieux, mon père! continua Prosper; c'est depuis qu'il est député que lui viennent ces idées fabuleuses. En pension! pourquoi pas le fouet? Ce qui l'a mis si fort en colère, c'est que je vous aie demandé cette part de feuilleton; il a toujours sur le cœur

(1) Voyez la livraison du 15 juin 1843.

mon article du Patriote. Eh bien! j'y tiens à ce feuilleton, et surtout à mes entrées aux théâtres. C'est vous qui serez rédacteur en chef, n'est-ce pas?

- Probablement.

Alors je regarde l'affaire comme conclue.

Cependant, si votre père s'y oppose, il me sera bien difficile...

Bah! mon père! il ne voit que par vos yeux. Maintenant c'est votre affaire, je ne m'en mêle plus. Changeons de propos. Avezvous fait entendre raison à mes créanciers?

- J'ai fait de mon mieux, mais ce sont des vautours difficiles à apprivoiser.

- Des vautours! dites des requins! Mon taille ur?...

- Consent à réduire de cent cinquante francs son mémoire, qui reste donc fixé à sept cents; mais il veut être payé dans un mois. Et le maître de l'hôtel où je logeais?

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Il prétend que ce qu'il a trouvé dans la malle qu'il a retenue en gage ne vaut pas trente francs.

- Je la lui laisse pour quinze. Et il veut aussi être payé?

Avant quinze jours; c'est là tout le délai que j'ai pu obtenir. Depuis qu'il sait que votre père est député, il est intraitable. Votre portier réclame aussi une trentaine de francs.

Au diable! Allons, je vois que, tout compris, mon passif doit s'élever à deux mille francs.

- Un peu plus. Croyez, mon cher Prosper, que si j'avais eu des fonds, vous seriez depuis long-temps hors d'embarras; mais vous connaissez ma position.

Sans doute; je sais que ce n'est pas l'obligeance qui vous manque. Diable! deux mille francs!

Tout ce que j'ai pu faire depuis que je suis ici, c'est d'obtenir que vos créanciers ne s'adressent pas encore à votre père, comme leurs lettres vous en menaçaient. Cependant le délai qu'ils ont accordé est si court! Avez-vous de l'argent?

Six cents misérables francs; car mon père, cette fois, n'a voulu

me payer d'avance que trois mois de ma pension.

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Ce que j'ai déjà fait l'an dernier. J'irai à Coblentz.

-Je ne comprends pas.

Coblentz, pardieu! c'est mon brave oncle Pontailly. S'il avait été ici au mois de juillet, je ne serais pas arrivé à Douai dans le costume de l'enfant prodigue.

Mais n'avez-vous pas dit à votre père que dans aucun cas vous ne voudriez emprunter de l'argent à des gens qui n'ont pas vos opinions?

· Bah! est-ce que vous avez donné aussi dans cette plaisanterie-lå? Je vous croyais plus fort. L'argent, mon cher; n'a pas d'opinion. D'ailleurs, à part les petits services qu'il m'a rendus, j'aime beaucoup mon oncle l'émigré. C'est un gaillard qui boit sec, qui ne peut pas souffrir les jésuites, et qui se soucie de ses parchemins comme moi de mon code civil. Sans compter qu'il a reçu deux coups de sabre au combat de Berstheim, et une balle dans l'épaule à la retraite de Biberach. C'est mon homme; il m'appelle jacobin, je lui réponds chouan, et nous sommes les meilleurs amis du monde. L'avez-vous beaucoup vu depuis votre arrivée?

-Quelquefois; mais j'ai vu plus souvent madame votre tante, pour qui votre père m'avait donné une lettre.

- Voilà une femme qui me déteste, et elle est dans son droit; je me moque des Trissotins qui peuplent son salon et je salis ses tapis. Il faudra que j'aille la voir tout à l'heure, crotté comme je suis. Ça la fera enrager. A propos, vous savez que votre rival est ici?

M. de Moréal!

Est-ce que vous ne l'avez pas vu ce matin dans la cour de l'hôtel des postes?

C'était donc lui... enveloppé d'un grand manteau.

Brun. C'était lui-même. Pour un amoureux, vous pouvez vous flatter d'être myope; je n'ai eu besoin que d'un coup d'œil pour le reconnaître.

- C'était pour lui parler que vous nous avez quittés?

-Oui. Service pour service: vous m'avez été utile vingt fois; en retour, je vous ai promis de vous débarrasser de votre rival, et, quoiqu'il soit entêté comme un mulet, je tiendrai ma promesse. Comptez sur moi; nous deviendrons frères par alliance comme nous le sommes déjà en principes républicains.

Ces derniers mots suffiront pour faire connaître le double rôle que jouait Dornier afin de s'emparer de l'esprit de ceux dont il avait besoin: patriote accommodant près de M. Chevassu, dont il connaissait les vues ambitieuses, il se montrait démocrate exalté avec le communiste Prosper.

- Puisque nous voilà sur le chapitre de la république, continua ce dernier, où en sommes-nous? L'émeute va-t-elle bien?

- Rien de sérieux jusqu'à présent. Quelques rassemblemens chaque soir à la porte Saint-Denis.

-On m'y verra, pas plus tard qu'aujourd'hui. Je recruterai mes amis de l'école; il y a parmi eux des gaillards déterminés. Il faut que vous soyez des nôtres; quand nous ne ferions que rosser trois ou quatre sergens de ville, ce sera toujours cela.

En devisant ainsi, les deux amis avaient suivi le boulevard et étaient arrivés devant le passage des Panoramas. En ce moment, Prosper sentit entre ses jambes un corps étranger, dont la brusque irruption le fit trébucher. Il se retourna vivement, et aperçut à ses pieds le vagabond Justinien. Le pauvre animal n'avait plus de collier, mais, par compensation, sa tête était ornée d'un bouchon de paille, insigne de la condition vénale où il était tombé depuis le matin, et, malgré ses efforts pour s'échapper, il était mené en laisse par un jeune homme à figure judaïque, coiffé d'une casquette de peau de loutre et vêtu d'une sale redingote à brandebourgs.

-Justinien! s'écria l'étudiant en saisissant brusquement la corde qui entourait le cou de l'épagneul.

- Voulez-vous me rendre mon chien? dit à son tour le juif, qu'avait un instant déconcerté cette brusque agression.

-Ton chien! reprit Prosper courroucé; dis le chien que tu m'as volė.

-Voleur toi-même! beugla le marchand de chiens en s'avançant d'un air furieux.

Dans l'état démocratique de nos mœurs, l'homme de la meilleure compagnie peut se trouver exposé au contact d'un rustre et se voir contraint, comme le fut à Londres le maréchal de Saxe, d'user pour sa défense d'armes dont l'emploi semble interdit par le code du point d'honneur. Sans posséder la vigueur herculéenne du maréchal, Prosper était nerveux, alerte, déterminé, et il méprisait trop l'ètiquette pour que la crainte de compromettre sa dignité le fit reculer devant un danger qui se présentait sous un aspect trivial. Au lieu de chercher à éviter la lutte dont il se voyait menacé, il mit dans la main de Dornier la corde qui attachait Justinien.

Gardez mon chien, lui dit-il, pendant que je vais donner une leçon à ce drôle.

En même temps, et sans aucun de ces tâtonnemens préliminaires où se complaisent les amateurs du pugilat parisien, l'étudiant d'un bond sauta sur le juif. Il lui appliqua simultanément un vigoureux coup de poing sur l'oreille gauche et un coup de pied non moins énergique sur le jarret droit. Frappé, ou, pour mieux dire, fauché à la fois en sens contraire, au sommet et à la base, l'industriel perdit l'équilibre et tomba sur le trottoir.

Un cercle nombreux s'était formé, et plusieurs bravos saluaient la prouesse de l'élève en droit, lorsqu'un nouveau personnage, porteur d'un frac bleu, d'un chapeau à cornes et d'une longue rapière, s'ouvrit un passage à travers les curieux, et vint gravement se poser entre les combattans.

-Ah çà, jeune homme, dit-il en s'adressant à Prosper, est-ce que vous ne pourriez aller vous battre plus loin? Et que vous a donc fait ce malheureux?

- Il m'a volé mon chien, répondit brusquement l'étudiant.

-Ne l'écoutez pas, s'écria l'israélite, qui se relevait péniblement; c'est un scélérat de républicain qui veut me prendre mon chien parce que je suis l'ami du gouvernement. Vous voyez bien qu'il a un bonnet rouge; tous les soirs il est des émeutes; tout à l'heure encore il disait mille horreurs des sergens de ville.

Un peu plus embarrassé que le roi Salomon, mais évidemment influencé par la dernière allégation du vaincu, le mainteneur de l'ordre public regardait alternativement d'un air sévère les deux antagonistes.

- Tout cela est bel et bon, dit-il enfin en élevant la voix; mais vous allez me suivre; vous vous expliquerez ailleurs. Êtes-vous sourd, jeune homme? ajouta-t-il en s'adressant à l'élève en droit, qui ne faisait pas mine de bouger.

De tout temps il a existé une violente antipathie entre les étudians des écoles et les archers de la bonne ville de Paris. Il est superflu de dire que Prosper Chevassu nourrissait au plus haut degré ce sentiment d'hostilité. La haine du sergent de ville faisait partie de ses convictions politiques.

- Je vous défends de m'appeler jeune homme, dit-il, les yeux fièrement fixés sur le sergent.

- Qu'est-ce qu'il dit? s'écria celui-ci d'un air menaçant.

- Il dit que vous êtes un impertinent et qu'il se moque de vous.

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Le sergent s'avança vers l'étudiant en allongeant une large main rougeâtre, qui, les doigts écartés, ne ressemblait pas mal à un jeune crabe.

ami.

Dornier, partez vite avec Justinien, dit tout bas Prosper à son

Au même instant, il fit un saut pour éviter la patte crochue près de se poser sur son épaule, et par ce mouvement il se trouva côte à côte avec le sergent. Sans hésiter, il lui porta la main sous le menton

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