Imágenes de páginas
PDF
EPUB

comprend que le sacrifice des Bulgaro-Serbes soit le résultat d'une telle combinaison.

Depuis qu'il n'occupe plus l'Italie et la Dalmatie, le gouvernement français ne saurait avoir aucun avantage à comprimer l'essor des Gréco-Slaves; loin de là, leur régénération créerait pour notre commerce la diversion la plus utile, en paralysant le développement industriel et maritime des puissances allemandes, qui nous ont déjà enlevé les branches les plus productives de l'exportation en Orient. Mais, pour reconquérir le terrain perdu, il ne faut pas s'allier avec ceux même qui nous l'ont pris, et les hommes d'état de France, à l'exemple de ceux d'Angleterre, tâchent aussi de conclure avec l'Autriche et la Russie leur grand traité de partage. Ils concèdent au tsar Constantinople et la Turquie d'Europe; les Bulgaro-Serbes, cette avant-garde indomptée de la liberté slave, cette sentinelle audacieuse qui veille sur l'avenir social d'une race de quatre-vingts millions d'hommes, nos diplomates l'abandonnent avec dédain à l'influence austro-russe. Pourquoi? Pour que le tsar daigne permettre à la France de rester la protectrice unique des Maronites et des catholiques latins, c'est-à-dire de cinq à six cent mille hommes dispersés dans le vaste Orient, où ils vivent comme des étrangers, sans nationalité, au milieu de leurs frères chrétiens!

On le voit, le débat sur tous les intérêts slaves se concentre de plus en plus entre la Russie et ceux qu'elle veut écraser. L'Europe semble prête à laisser résoudre sans son intervention cette grande querelle, qui n'est à ses yeux qu'une lutte de serfs et de seigneurs. Croitelle qu'il lui soit désormais impossible d'intervenir, qu'elle est devenue trop faible pour résister au grand empire? Mais le petit peuple serbe a bien osé lui résister, et, après une année entière de menaces et de négociations pour rétablir la dynastie créée et garantie par son influence, la Russie a dû ratifier l'expulsion des Obrenovitj. Elle a dû reconnaître le prince, choisi malgré elle par les Serbes, n'exigeant pour prix de cette grande concession qu'une prétendue réélection par un simulacre d'assemblée que la nation même a refusé de reconnaître. La Russie n'est donc point aussi forte qu'on se l'imagine dans ces Balkans dont la possession a plus d'importance pour elle que la possession même de Constantinople. Souveraine des Balkans, en effet, la Russie bloque, affame et annule Constantinople; maîtresse du Bosphore sans posséder les Balkans, elle est annulée dans sa propre conquête, et tôt ou tard réduite à l'évacuer avec honte.

On comprend maintenant l'importance de l'union bulgaro-serbe;

c'est à elle qu'il appartient de défendre les Balkans contre la Russie. Mais elle a une autre tâche non moins grande à accomplir: après avoir protégé Constantinople contre les Russes, elle doit lui rendre toute sa puissance d'autrefois, en préparant la grande confédération de peuples tant asiatiques qu'européens, dont le Bosphore fut de tout temps le centre politique. A cette condition seule, les côtes classiques de l'Archipel, si bien nommé par les Slaves la mer Blanche, c'est-à-dire la mer libre, verront se nouer un jour l'amphyctionie gréco-slave, qui unira les membres divers d'un corps immense de nations. Cette amphyctionie ne sera qu'une conséquence de l'union serbo-bulgare à laquelle les Turcs sont inévitablement rattachés par leurs plus grands intérêts. Après avoir été long-temps des arbitres entre l'Asie et l'Europe, les Turcs sont encore des intermédiaires entre l'islamisme et le christianisme. Pour garder cette position, ils ont besoin d'inspirer aux deux sociétés une confiance égale, et ce n'est pas en refusant aux raïas l'émancipation civile qu'ils obtiendraient leur confiance. Ils le savent aussi n'a-t-on pas à craindre leur opposition; ils n'entraveront la renaissance sociale des raïas que si la Russie les y force, et, s'ils osaient alors combattre les raïas par le glaive sans l'aide d'armées étrangères, ce serait leur dernier jour. On se tromperait en croyant qu'une lutte désespérée des raïas slaves. ne serait pas plus décisive pour l'Orient que la lutte des raïas grecs. Qu'on réfléchisse que les Bulgaro-Serbes sont huit fois plus nombreux que les sujets du royaume actuel de la Grèce. Une invasion et la prise de Constantinople par les Russes ne feraient qu'ajourner pour un temps meilleur la coalition libératrice des Serbes et des Bulgares. Tant que ce fait primitif et inhérent à la nature même des deux peuples n'aura pu devenir un fait légal et public, l'agitation continuera de se propager dans l'ombre, et la question d'Orient ne sera pas résolue.

CYPRIEN ROBERT.

JOSEPH DE MAISTRE.

En tardant si long-temps, depuis la première promesse que nous en avions faite (1), à venir parler de cet homme célèbre, de ce grand théoricien theocratique, il semble que, sans l'avoir cherché, nous ayons aujourd'hui rencontré une occasion de circonstance et presque un à-propos. Les discussions religieuses, qui font ce qu'elles peuvent pour se réveiller autour de nous, viennent rendre ou prêter à tout ce qui concerne le comte de Maistre une sorte d'intérêt présent que ce nom si à part et orgueilleusement solitaire n'a jamais connu, et dont il peut, certes, se passer. Pour nous, nous n'essaierons pas de le mêler plus qu'il ne convient à ces querelles, qu'il surmonte de toute la hauteur de sa venue précoce et de son génie. Nous l'étudierons d'abord en lui-même, nous y reconnaîtrons et nous y suivrons de près l'homme antique, immuable, à certains égards prophétique, le grand homme de bien qui a senti le premier et proclamé avec une incomparable énergie ce qui allait si fort manquer aux sociétés modernes en cette crise de régénération universelle. En le prenant dès le berceau, dans son éducation, dans sa carrière et sa nationalité extérieures et contigues à la France, nous aurons déjà fait la part de bien des exagérations où il a paru tomber, et sur les

(1) Voir l'étude sur le comte Xavier de Maistre, no du 1er mai 1839.

quelles, d'ici, le parti adversaire l'a voulu uniquement saisir. Ces exagérations pourtant, en ce qu'elles ont de trop réel, nous les poursuivrons aussi, nous les dénoncerons dans la tournure même de son talent, dans l'absolu de son caractère; nous en mettrons, s'il se peut, à nu la racine. Heureux si, dans ce travail respectueux et sincère, nous prouvons aux admirateurs, je dirai presque aux coreligionnaires de l'auguste et vertueux théoricien, que nous ne l'avons pas méconnu, et si en même temps nous maintenons devant le public impartial les droits désormais imprescriptibles du bon sens, de la libre critique et de l'humaine tolérance!

I.

L'aîné du comte Xavier et l'un des plus éloquens écrivains de notre littérature, le comte Joseph-Marie de Maistre, naquit à Chambéry, le 1er avril 1753. Voltaire, à Ferney, ne se doutait pas, en face du Mont-Blanc, que là grandissait, que de là sortirait un jour son redoutable ennemi, son moqueur le plus acéré. Le père du futur vengeur, magistrat considéré, après des charges actives noblement remplies, était devenu président au sénat de Savoie (1); son grandpère maternel, le sénateur de Motz, gentilhomme du Bugey, qui n'avait eu que des filles, s'attacha à ce petit-fils, et toute la sollicitude des deux familles se réunit complaisamment sur la tête du jeune aîné, qui devait porter si haut leur espérance (2). Dès l'âge de cinq ans, l'enfant eut un instituteur particulier, qui, deux fois par jour, après son travail, le conduisait dans le cabinet de son grand-père de Motz. La nourriture d'étude était forte, antique, et tenait des habitudes du XVIe siècle, mieux conservées en Savoie que partout ailleurs. L'esprit du grand jurisconsulte Favre n'avait pas cessé de hanter ces vieilles maisons parlementaires. Tout concourait ainsi, dès le début, à faire de M. de Maistre ce qu'il apparaît si impérieusement dans

(1) J'emprunte beaucoup, pour les détails positifs, à l'Éloge inséré au tome XXVII des Mémoires de l'Académie des Sciences de Turin, et qui fut prononcé en janvier 1822 par M. Raymond, physicien et ingénieur distingué de Savoie : c'est la plus exacte notice qu'on ait écrite sur la vie qui nous occupe.

(2) Outre le comte Xavier, M. de Maistre eut trois frères, un évêque et deux militaires, gens distingués à tous égards, mais que rien d'ailleurs ne rattache plus particulièrement à lui.

ses écrits, le magistrat gentilhomme, l'héritier et le représentant du droit patricien et fécial, comme dit Ballanche.

Tout enfant, il eut une impression très vive et qui ne s'effaça jamais c'était l'époque où l'on supprimait en France l'ordre des jésuites (1764); cet évènement faisait grand bruit, et l'enfant, qui en avait entendu parler tout autour de lui, sautait pendant sa récréation en criant: On a chassé les jésuites! Sa mère l'entendit et l'arrêta : «Ne parlez jamais ainsi, lui dit-elle; vous comprendrez un jour que c'est un des plus grands malheurs pour la religion. » Cette parole et le ton dont elle fut prononcée lui restèrent toujours présens; il était de ces jeunes ames où tout se grave.

Les conseils des jésuites de Chambéry, amis de sa famille et très consultés par elle, entrèrent aussi pour beaucoup dans son instruction; la reconnaissance se mêla naturellement chez lui à ce que par la suite, en écrivant d'eux, la doctrine lui suggéra.

Quoique élevé sous une tutelle particulière et domestique, il paraît avoir suivi en même temps les cours du collège de Chambéry; un jour, en effet, me raconte-t-on (1), un écolier l'ayant défié sur sa mémoire, qu'il avait extraordinaire, il releva le gant et tint le pari : il s'agissait de réciter tout un livre de l'Énéide, le lendemain, en présence du collège assemblė. M. de Maistre ne fit pas une faute et l'emporta. En 1818, un vieil ecclésiastique rappelait au comte Joseph cet exploit de collége: « Eh bien! curé, lui répondit-il, croiriez-vous que je serais homme à vous réciter sur l'heure ce même livre de l'Énéide aussi couramment qu'alors? » Telle était la force d'empreinte de sa mémoire; rien de ce qu'il y avait déposé et classé ne s'effaçait plus. Il avait coutume de comparer son cerveau à un vaste casier à tiroirs numérotés qu'il tirait selon le cours de la conversation, pour y puiser les souvenirs d'histoire, de poésie, de philologie et de sciences, qui s'y trouvaient en réserve. Cette puissance, cette capacité de mémoire, quand elle ne fait pas obstruction et qu'elle obéit simplement à la volonté, est le propre de toutes les fortes têtes, de tous les grands esprits.

Et pour suivre l'image : plus le casier est plein, plus les tiroirs nombreux, séparés par de minces et impénétrables cloisons, prêts à

(1) Je ne crois pas commettre une indiscrétion et je remplis un devoir rigoureux de reconnaissance en déclarant que je dois infiniment, pour toute cette première partie de mon travail, à M. le comte Eugène de Costa, compatriote de M. de Maistre; mais je crois sentir encore plus qu'envers d'aussi délicates natures la seule manière de reconnaître ce qu'on leur doit est d'en bien user.

« AnteriorContinuar »