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enfin avoir mérité un repos qu'il eût été imprudent de lui refuser plus long-temps, elle le congédia philosophiquement, et le remplaça par les mules hargneuses du bel esprit; après les délicieuses mélodies de la passion, l'harmonie de leurs grelots lui sembla d'abord un peu discordante; mais elle s'y habitua et finit par s'y plaire. C'est ainsi que la marquise, aimant mieux quitter l'amour que d'en être abandonnée, de coquette était devenue bas-bleu, et cela systématiquement. Habituée au tourbillon du monde, elle n'eût pas supporté le délaissement où tombent les femmes qui ne savent rien substituer aux avantages de la jeunesse. Son esprit non moins que sa vanité redoutait la solitude. Il lui fallait un entourage, une cour, et, plutôt que d'y renoncer, elle se résigna de propos délibéré à en modifier les élémens. Dans son salon, les hommes aimables furent insensiblement remplacés par les hommes instruits, les séducteurs par les beaux esprits, les fats par les pédans. A l'époque où se passe ce récit, Me de Pontailly, qui avait quarante-six ans, était franchement entrée dans son rôle de femme savante, et elle était résolue à filer cette nouvelle scène de sa vie jusqu'à ce qu'un autre changement de décoration devint nécessaire. Ménagère de ses ressources, elle réservait pour son déclin la médisance, le jeu et la dévotion, ces trois vertus theologales des vieilles femmes.

Rien de plus régulier que l'existence de Mme de Pontailly pendant les sept mois de l'année qu'elle passait à Paris. A part le samedi, qui était son jour de réception, tous les soirs elle allait dans le monde. Le matin, à deux heures précises, elle montait en voiture et rendait des visites; à quatre heures, non moins exactement, elle rentrait chez elle; c'était le moment important de la journée, l'instant qui, pour la marquise, équivalait à celui où un roi constitutionnel réunit le conseil de ses ministres. Jusqu'à l'heure du diner, Me de Pontailly recevait dans son salon une cohue d'hommes célèbres à un titre quelconque ou d'aspirans en qui elle croyait reconnaître le germe de l'illustration. Membres des diverses académies, littérateurs français ou étrangers, savans chauves, poètes chevelus, chacun était le bien accueilli, pourvu qu'il apportât son tribut, obole intellectuelle, qui rappelait à la partie classique de cette docte réunion le péage perçu par Caron au bord du Styx.

Quel que fût l'engouement de la marquise pour les hommes qui, à tort ou à raison, lui semblaient avoir du talent, elle y apportait pourtant une certaine restriction, et sur un point surtout se montrait exigeante. Ainsi que le vieil émigré l'avait dit à Moréal, elle était

d'une sévérité vétilleuse à l'égard de la toilette. Homère crotté, Dante mal vêtu, Shakspeare en sabots, eussent été assez mal reçus dans son sanctuaire, dont l'étiquette effarouchait surtout les artistes, race inculte et débraillée.

Quatre heures et demie venaient de sonner. Mme de Pontailly, vêtue d'une robe de velours noir et coiffée d'un riche bonnet orné de rubans incarnats, était assise sur une causeuse, à l'un des angles de la cheminée de son salon. Fort belle dans sa jeunesse, la marquise avait conservé un grand air, une tournure noble, et acquis cet embonpoint qui ne messied pas à la maturité. Sa figure rappelait celle de son frère; c'était la même physionomie sérieuse, la même dignitė un peu raide, et parfois emphatique.

Sur une demi-douzaine de chaises ou de fauteuils rangés en demicercle devant le feu siégeait un pareil nombre d'individus plus ou moins vieux et plus ou moins laids, qui tous, à en juger par leur attitude gourmée, semblaient se croire des demi-dieux en présence d'une divinité supérieure. C'étaient, dans l'ordre où ils se trouvaient assis à partir de la causeuse, un pair de France, l'homme politique du sextuor; un historien dont le principal talent consistait à posséder la véritable prononciation des noms romans et tudesques; un gentilhomme russe, despote dans ses terres, mais libéral à Paris; un Italien, auteur de tragédies classiques, clair de lune d'Alfieri; un gènéral mexicain aussi muet que le techichi de son pays natal, mais qui, aux yeux de la maîtresse du logis, avait le mérite d'arriver de loin; enfin un romancier, le plus jeune de tous, et l'un des entrepreneurs de la littérature échevelée qui avait cours à cette époque.

Chez elle, Mme de Pontailly avait l'habitude de conduire la conversation, à peu près comme le président de la chambre dirige les discussions politiques. Son ordre du jour était arrêté d'avance, et les interlocuteurs devaient s'y soumettre. Tel jour il fallait parler politique, tel autre littérature, tel autre beaux-arts, tel autre sciences exactes. Me de Pontailly s'intéressait à tout, comprenait tout, parlait de tout; mais, cette universalité n'étant pas le partage de tout le monde, malheur au poète qui arrivait le jour de la chimie, malheur au naturaliste qui tombait au milieu d'une conversation philologique : ils se trouvaient réduits au silence.

En ce moment, l'ordre du jour était la poésie. La marquise s'était promis d'examiner à fond dans la séance les mérites respectifs de M. de Lamartine et de M. Victor Hugo; mais, malgré ses efforts, la discussion, jusqu'alors, ne répondait pas à ses espérances. Le thème

choisi ne plaisait à personne. Le pair de France eût mieux aimé narrer les petites intrigues parlementaires que ranimait l'approche de la session; l'historien mérovingien n'aurait pas été faché de rectifier certaines erreurs touchant Hlodovigh; le Russe, en fait de littérature française, en était encore à Voltaire et à Jean-Baptiste Rousseau; l'Italien aurait volontiers parlé de ses vers, mais ceux des autres le touchaient peu; le Mexicain savait à peine le français; le faiseur de romans enfin méprisait la poésie, comme le renard de la fable les raisins.

- Que ces gens-là ont peu de souplesse et d'étendue dans l'esprit! se disait la marquise, impatientée de voir à chaque instant languir la discussion, malgré ses efforts pour la ranimer; tirez-les de leurs préoccupations habituelles, ils ne savent plus que dire. Ne viendrat-il donc aujourd'hui aucun de mes poètes?

La porte s'ouvrit en ce moment, et M. de Pontailly parut, accompagné du vicomte de Moréal.

Quoiqu'il vînt rarement dans le salon de sa femme, le marquis en connaissait les mœurs, dont il se moquait parfois devant elle sans pitié. Dans l'antichambre, il avait dit à son protégé :

- Voici le moment de payer de votre personne. Le cénacle doit être assemblé; si c'est jour de science sociale ou d'érudition, si l'on réforme le gouvernement ou si l'on commente Niebuhr, vous êtes à peu près sûr de manquer votre entrée; mais si c'est jour de poésie, et j'en crois sentir le fumet, vous avez la partie fort belle. Mme de Pontailly vous demandera probablement de dire quelques vers; il faudra vous exécuter.

- C'est que je récite fort mal, ainsi que vous avez dù vous en apercevoir.

- De l'assurance, et vous vous en tirerez. Vous êtes un joli garçon, et vous avez un timbre de voix agréable; servez-vous de vos avantages; on vous fera place à l'angle de la cheminée, en face de ma femme. C'est là la tribune. Posez-vous de trois quarts, dans une attitude modeste, mais pleine d'aisance; une main dans votre gilet, l'autre pendant négligemment le long de la tablette. Défilez sans vous presser votre petit chapelet; de temps en temps, un regard au plafond; quand on a l'œil expressif, et vous l'avez, cela ne manque jamais son effet. Pas de féte romaine, surtout! Quelque chose de gracieux, croyez-moi, et, si c'est possible, un hymne en l'honneur du beau sexe. Les femmes, souffrent qu'on médise d'elles en prose,

TOME III.

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mais en vers elles veulent être adorées à genoux. Rappelez-vous cela.

M. de Pontailly traversa le salon, salua d'un air assez narquois les personnages qui s'y trouvaient, et s'avança vers sa femme.

- Madame, lui dit-il en lui montrant Moréal, permettez-moi de vous présenter le fils d'un ami que je regretterai toujours, le vicomte de Moréal, qui joint à des qualités dont la liste serait trop longue le talent de faire des vers charmans.

La marquise, nous l'avons dit, exerçait un certain empire sur l'esprit de M. Chevassu, et, selon l'usage, regardait cet empire comme un droit incommutable. Deux mois auparavant, lorsque son frère lui avait écrit qu'il venait de rejeter la demande en mariage de M. de Moréal, elle s'était trouvée fort choquée, et avait vu dans cette décision prise sans la consulter une atteinte à sa légitime influence. Depuis, il est vrai, elle s'était engouée d'André Dornier pour l'amour de l'économie politique, mais, tout en le regardant comme le futur mari de sa nièce, elle gardait rancune à M. Chevassù. La visite de Moréal, qui, sans cette circonstance, l'eût embarrassée, la surprit, mais ne lui déplut pas. Elle vit dans cet incident imprévu un moyen de contrarier son frère, et elle n'était pas femme à se refuser ce petit plaisir. Un coup d'œil sur le vicomte, dont la physionomie était animée, la tournure élégante et la tenue irréprochable, la confirma d'ailleurs dans sa disposition bienveillante, et ce fut d'un air gracieux qu'elle lui répondit :

-Les amis de M. de Pontailly sont les miens, monsieur, et vous n'aviez pas besoin d'une autre recommandation; cependant le talent ne saurait vous nuire près de moi, car je me fais un devoir de l'admirer. Puisque vous êtes poète, vous allez nous tirer d'embarras. Nous parlions des deux maîtres de la poésie contemporaine, M. de Lamartine et M. Victor Hugo. Nous hésitions à prononcer entre ces deux grands écrivains; mais vous, qui cultivez leur art, vous avez certainement une opinion arrêtée, et votre avis doit faire autorité. Auquel des deux, monsieur, accordez-vous la préférence?

Cette question, qui eût pu servir de programme à un concours académique de province, étourdit un peu le vicomte, quoiqu'il possédât à fond la matière litigieuse. Il s'attendait à débiter de mémoire des vers, mais non à être obligé d'improviser en prose, et surtout il redoutait de commettre une maladresse en manifestant une opinion contraire à celle de la marquise. A ce dernier égard, son protecteur

lui vint en aide adroitement. La plupart des femmes préfèrent M. de Lamartine à M. Victor Hugo, par la même raison qui, sous Louis XIV, leur faisait préférer Racine à Corneille. Mme de Pontailly partageait le goût général de son sexe, et son mari l'avait entendue plusieurs fois développer son opinion. Levant l'index, sans que ce geste fût remarqué de personne, Moréal excepté, le marquis traça en l'air un L majuscule. Averti par ce signe du chemin qu'il devait suivre, quel que fût d'ailleurs son avis personnel, le vicomte prit la parole avec une facilité d'élocution qu'il ne se connaissait pas. Dans un parallèle semé d'aperçus ingénieux, comme on dit en style de feuilleton, il caractérisa la manière des deux illustres poètes, établit les points par où ils se rapprochent et ceux par où ils différent, donna à chacun d'eux un tribut d'éloges convenable, et, après avoir paru hésiter quelque temps à décerner la palme, finit par l'offrir à l'auteur des Méditations.

-Il me semble impossible de traiter une question littéraire avec plus de goût, de convenance et d'impartialité, dit la marquise ravie de retrouver dans le jugement formulé par le vicomte son opinion personnelle; voilà ce que j'appelle de la critique. Messieurs, n'est-ce pas aussi votre avis?

L'assentiment fut unanime, quoique le triomphateur du jour commençat à déplaire à tout le monde.

-Moréal est du métier; il n'est pas étonnant qu'il se connaisse en poésie, dit le marquis empressé d'appuyer le succès de son nouvel ami,

-Ce qui serait étonnant, reprit Mine de Pontailly avec un sourire tout aimable, c'est que, parlant si bien de son art, M. de Moréal fút moins heureux en le cultivant. Me trouverez-vous trop indiscrète, monsieur, si dès le premier jour je mets à contribution votre muse?

-Madame, fit Moréal, qui s'inclina modestement en se disant tout bas le gros émigré avait raison, je n'éviterai pas le calice.

-Si je vous parais importune, continua la marquise de plus en plus gracieuse, prenez-vous-en à votre excellente critique; c'est elle qui m'inspire le plus vif désir d'entendre quelques-uns de vos vers.

-Allons, place à la tribune, dit M. de Pontailly au romancier qui était assis à l'angle de la cheminée en face de la maîtresse du logis. L'homme de lettres recula son fauteuil avec un ricanement sourd. Moréal s'approcha de la cheminée, s'y accouda négligemment selon

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