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M. de Maistre me paraît, de tous les écrivains, le moins fait pour le disciple servile et qui le prend à la lettre il l'égare. Mais il est fait surtout pour l'adversaire intelligent et sincère: il le provoque, il le redresse.

Et pour parler à sa manière, on ne craindrait pas de dire, dût-on faire regarder d'un certain côté, que le disciple qui s'attache aux termes mêmes de De Maistre et le suit au pied de la lettre, est bête. La bête a l'inconvénient de ne venir jamais seule; elle introduit le fripon.

Mais coupons vite avec cette queue fâcheuse et parfaitement indigne d'un sujet si noble et si grand; tenons-nous jusqu'au bout en présence de la haute, de l'intègre et vénérable figure. Rappelonsnous à son propos ce que Bossuet a dit de Rancé dont on venait dénoncer les exagérations, et appliquons-lui surtout en pleine certitude ce beau mot de Saint-Cyran sur saint Bernard : « Ç'a été un vrai gentilhomme chrétien. »

SAINTE-BEUVE.

DES

SOCIÉTÉS COMMERCIALES

EN FRANCE ET EN ANGLETERRE.

I.

On a singulièrement abusé de ce grand mot, l'association. Il est devenu tour à tour le texte des plus extravagantes rêveries ou le fondement des plus audacieux calculs. Avant d'entrer dans le sujet particulier qui nous occupe, qu'on nous permette d'émettre, sur les tendances et l'utilité réelle de l'association, quelques considérations générales qui ne seront pas étrangères au but que nous nous proposons.

Il s'est formé de nos jours des écoles philosophiques qui ont eu la prétention de conduire l'humanité, par l'association, à des destinées inconnues. Est-il besoin de les nommer, quand les derniers échos de leurs paroles sonores retentissent encore autour de nous? Que voulaient les chefs de ces écoles? Améliorer l'ordre existant, purger de ses taches cette société humaine que le travail des temps a formée, continuer l'œuvre des générations passées en perfectionnant par degrés ses procédés et ses formes? Tout cela ne suffisait point à l'ambition de ces docteurs. La société actuelle n'était pas assez régulière à leurs yeux; elle n'était pas assez absolue, assez étroite; elle laissait trop de place au libre arbitre de l'homme, et respectait trop l'action spon

tanée de l'individu. Ce qu'ils voulaient, c'était une société une, avec un seul centre et un seul chef, une société universelle par son étendue, universelle par son objet, où l'individualité humaine disparût dans le courant de l'action sociale, qui n'eût qu'une seule ame, un seul mobile, où l'homme ne connût aussi qu'un seul lien, mais un lien tel qu'il l'étreignît pour ainsi dire tout entier. Voilà ce que demandaient ces prétendus apôtres de la sociabilité humaine. Est-ce là ce que l'avenir nous promet? est-ce ainsi que le progrès doit s'accomplir? Loin de là: l'étude du véritable caractère de l'homme et la connaissance des faits historiques nous montrent au contraire que, dans le cours naturel des choses, le lien social va chaque jour se fractionnant et se multipliant, que l'humanité, dans ses développemens normaux, dans ses aspirations réelles vers le progrès, au lieu de ramener l'association à cette unité étroite et misérable, tend sans cesse à la diviser, à diversifier ses formes, à l'éparpiller en quelque sorte sur des objets chaque jour plus nombreux et plus variés.

L'homme est un être sociable, dit-on, et sur ce fondement on veut qu'il s'absorbe tout entier dans une société unique, comme si ce penchant social qu'on lui attribue ne pouvait s'exercer que là. Oui, l'homme est un être sociable; il l'est plus que nul être sensible : c'est là son attribut le plus distinctif et son plus noble apanage. Mais avec le sentiment de la sociabilité il nourrit en lui un besoin impérieux de liberté et d'une certaine spontanéité dans ses rapports. C'est d'ailleurs un être mobile et divers autant que sociable, et il se porte d'instinct vers un état de société mobile et divers comme sa nature elle-même. Au lieu donc de se lier une fois pour toutes, dans une société unique, par une chaîne lourde qui entraverait la liberté de ses allures, il doit se lier plutôt par des milliers de fils légers qui, en l'attachant de toutes parts. à ses semblables, respectent pourtant le jeu de sa nature mobile. Voilà ce que la raison commande; là est le progrès.

C'est du moins ainsi que le progrès se manifeste dans le passé, et tout prouve que c'est encore ainsi qu'il s'accomplira dans l'avenir. Pour se convaincre de cette vérité, il suffit de consulter l'histoire et de rapprocher les temps.

Quand on compare seulement aux temps modernes ceux de l'antiquité grecque et romaine, quelle différence! Qui n'a remarqué souvent à combien d'égards le lien de la société politique est moins étroit de nos jours qu'il ne l'était chez les Grecs et les Romains? Alors la cité ne se contentait pas de protéger ses membres, elle les enchaînait et les asservissait; elle les appelait à elle sans cesse et à toute heure, elle dominait toute leur existence, elle occupait tous leurs instans. Et quels sacrifices ne se croyait-elle pas en droit de leur imposer! Leurs biens, leurs vies, leurs travaux même, étaient à elle; elle se les appropriait sans scrupule, aussitôt que la raison d'état avait parlé. Le citoyen étouffait l'homme, et le citoyen, ce n'était qu'une fraction vivante, une molécule de la cité. Peu ou point de priviléges individuels; on ne connaissait pas alors ces droits de l'homme si solennellement proclamés dans

notre âge, et justement consacrés par la législation de tous les peuples libres; tous les droits individuels venaient s'éteindre dans le sentiment commun de la patrie. De liberté, il n'en existait point. Ce que les anciens nommaient liberté, c'était la participation à l'exercice de la souveraine puissance, et non point, comme l'entendent les peuples modernes, la jouissance paisible de tout ce qui est à soi, le développement sans entraves de toutes ses facultés, le plein et entier exercice de tous ses droits. En un mot, la cité était tout; l'homme, l'individu, n'était rien. Au contraire, ce qui fait le caractère propre de la civilisation moderne, c'est la décroissance des priviléges de la cité et la réha'bilitation de l'homme; c'est le respect toujours plus grand de la personnalité humaine et des droits de l'individu. La liberté de la personne, celle des opinions, des croyances, de la propriété, de l'industrie, tant d'autres libertés encore, dont la communauté se jouait autrefois sans retenue et sans vergogne, sont devenues choses saintes et inviolables, même à l'encontre de la raison d'état. Et qu'on ne dise pas que ces différences tiennent à l'affaiblissement de quelques constitutions modernes : les peuples les mieux organisés, les plus solidement assis, les plus avancés dans toutes les voies de la civilisation, sont précisément ceux qui se distinguent par un abandon plus large des priviléges de la cité et un respect plus religieux des droits de l'homme.

Faut-il conclure de là que les modernes soient moins avant dans la vie sociale que ne l'étaient les Grecs et les Romains? Ce serait nier dans l'homme ce même sentiment de sociabilité que l'on invoque. Non; si la société politique a perdu quelque chose de ses priviléges exclusifs, c'est au profit d'une sociabilité plus haute. L'homme ne s'est pas servi de la liberté qu'il recouvrait pour retourner à l'indépendance primitive et à la vie sauvage; il s'en est servi pour se créer dans d'autres directions, à la grande satisfaction de son être, des relations plus nombreuses, plus variées et plus fécondes. Combien l'industrie seule n'en a-t-elle pas formé! combien nos sciences, nos arts et jusqu'à nos plaisirs! Tout est devenu pour les modernes l'occasion de nouveaux rapports sociaux, inconnus des anciens, à tel point qu'il n'est plus aujourd'hui un seul acte important, une seule circonstance de la vie qui ne mette l'homme en contact avec l'homme. En même temps que les relations sociales se multipliaient, elles s'étendaient au loin; car comment comparer cette sociabilité des anciens, circonscrite pour ainsi dire dans les murs de la cité, à celle des modernes, qui se communique de peuple à peuple avec une activité croissante, et va se répandant jusqu'aux bouts de l'univers? Ainsi, à mesure que s'affaiblissait l'un des liens qui attachent l'homme à ses semblables, il s'en créait mille autres: liens formés pour la plupart spontanément et qu'il peut rompre tour à tour; liens mobiles, changeans, et qui n'en répondent que mieux à sa nature changeante et mobile; liens dont aucun en particulier ne le fixe, et en cela conciliables avec la liberté, mais qui n'en forment pas moins par leur nombre une attache indestructible.

C'est ainsi qu'en étudiant attentivement, à l'aide des faits historiques, la marche de la civilisation à travers les siècles, on remarque dans les combi

naisons de l'association un progrès semblable à celui qui se manifeste si visiblement dans les procédés de l'industrie. Dans l'enfance de l'industrie, le phénomène de la production est simple, en ce sens que toutes ses opérations se font en bloc, s'accomplissent dans le même lieu et par les mêmes mains. Un même homme arrache la matière première au sol qui la produit, la façonne au gré des besoins qu'elle doit satisfaire, et la livre toute préparée au consommateur qui la réclame. Plus tard, et à mesure que le progrès se manifeste, le travail se divise, les opérations se détachent les unes des autres; chacun des actes de la production s'accomplit séparément et par autant de mains. Plus l'industrie se perfectionne, plus cette division s'étend, à tel point qu'une division du travail poussée à ses dernières limites est le caractère le plus distinctif d'une industrie avancée. Il en est ainsi de l'association. Dans les temps barbares, elle est simple, elle est une tout ce que l'homme a d'aptitude sociale s'exerce dans un cercle unique, qui est d'abord celui de la famille, et bientôt celui de la société politique. Mais plus tard, au lieu d'un cercle unique il s'en forme plusieurs, entre lesquels la vie de l'homme se partage; plus on avance, plus les cercles se multiplient en se spécialisant dans leur objet. Et comme dans l'industrie la division des travaux et leur spécialisation croissante tendent à augmenter de jour en jour leur puissance productive, de même, à mesure que l'association se divise, la vie sociale gagne en étendue, en profondeur et en intensité.

Laissons donc ces vaines doctrines qui, sous prétexte de favoriser le progrès de la sociabilité humaine, voudraient nous assujettir aux lois absolues d'une société unique. Doctrines mensongères, trop long-temps et trop favorablement écoutées! Elles ne sont pas même des utopies, comme les appellent quelquefois ceux qui les combattent, mais des erreurs grossières, fondées sur une fausse intelligence des besoins et des instincts de l'homme. Loin de pousser l'humanité dans les voies de l'avenir, elles ne tendraient qu'à la ramener vers son berceau. Disons hardiment, en nous fondant sur le raisonnement et l'expérience, que l'association, au lieu de marcher vers l'unité pétrifiante que l'on invoque, est conduite par l'irrésistible mouvement du progrès vers une décomposition croissante de ses élémens primitifs. Toute société trop absolue et trop étroite se relâchera; toute société qui embrasse des objets divers se spécialisera, et le principe de l'association n'aura fait qu'y gagner en force et en étendue. La société politique elle-même, qui n'est, comme tant d'autres, qu'une des manifestations particulières de la vie sociale, tendra, comme elle l'a déjà fait, à se renfermer de plus en plus dans sa fonction spéciale, qui est de maintenir la justice ou de protéger le droit.

Appliquée avec mesure, et dans les limites des spécialités qui la comportent, l'association est un levier d'une grande puissance. C'est un principe d'une admirable fécondité que l'homme invoque à chaque pas dans sa lutte éternelle avec la nature. En réunissant les forces individuelles dans un foyer commun, l'association peut centupler leur puissance et l'élever au niveau des plus hautes conceptions. Dans l'industrie et le commerce en particulier, de

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