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Sans doute il sera retourné à l'hôtel qu'il habitait avant les vacances. Il faut y aller, car je commence réellement à être inquiet.

M. de Pontailly ordonna au cocher de les conduire à l'ancien logis de l'étudiant, sur la place de l'Odéon. A la vue d'un vieillard bien vêtu et porteur d'une de ces respectables cannes à pomme d'or qui, au théâtre, sont un des emblèmes de la paternité, le maître de l'hôtel s'empressa d'ôter la calotte grecque qui d'habitude semblait faire partie de sa tête, tant elle y restait fixée invariablement.

- C'est sans doute à monsieur Chevassu le député que j'ai l'honneur de parler? dit-il avec un sourire obséquieux; j'ai appris avec la plus grande satisfaction par mes journaux l'élection d'un si honorable citoyen. Non, monsieur, je n'ai pas encore eu le plaisir de voir monsieur votre fils que nous aimons tous, car c'est un charmant jeune homme, mais sa chambre est prête, et sans doute il ne tardera pas à venir l'occuper. En attendant, s'il vous plaisait, pour n'avoir pas fait une course inutile, de jeter les yeux sur ce petit mémoire... -Qu'est-ce que c'est que ça? demanda le vieillard à la vue d'une feuille de papier couverte de chiffres, que l'hôtelier avait prestement tirée d'un des tiroirs de son bureau.

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- C'est la note des dépenses faites par monsieur votre fils pendant les trois derniers mois de son séjour : loyer de sa chambre, nourriture, frais de billard, etc.; le total, au plus juste prix, s'élève å huit cent trente...

-Je ne suis pas le père de M. Chevassu, interrompit brusquement le marquis, et je n'ai aucune envie de payer ses mémoires. Si monsieur n'est pas le père de M. Prosper, peut-être est-il du moins cet oncle riche et estimable dont il me parlait quelquefois en termes si...

- Cet oncle d'Amérique, voulez-vous dire? s'écria le vieillard en s'échauffant; ce bonhomme d'oncle qui sert de caissier à son coquin de neveu? Non, monsieur, je ne suis pas cet oncle-là; je vous le répète, je suis venu ici pour vous demander l'adresse de M. Chevassu, et non pour payer ses dettes.

Le maître de l'hôtel remit sa calotte grecque sur sa tête.

- Si je savais où demeure maintenant M. Chevassu, répondit-it aigrement, j'aurais déjà eu le plaisir de lui rendre ma visite. Créancier d'une somme de huit cent trente-trois francs cinquante centimes, il m'est excessivement désagréable...

Sans écouter les doléances de l'hôtelier, M. de Pontailly remonta en voiture.

-Je suis, ma foi, bien bon d'être inquiet de cet étourdi, dit-il à son compagnon; il aura retrouvé hier ses amis de l'école de droit, et, pour célébrer son arrivée, ils auront organisé une de ces parties de plaisir qui ont souvent un lendemain et même un surlendemain. Sans doute il a oublié votre rendez-vous inter pocula; quand la fête sera finie, nous le reverrons. Payer ses dettes! non, pardieu! je ne me mettrai pas sur ce pied-là. J'avais bien envie d'envoyer ce pauvre diable à mon honorable beau-frère, qui, avec ses prétentions au gouvernement de la France, joue dans son petit ménage le rôle du soliveau de la fable.

-Ce n'est pas à mon égard qu'il se montre roi débonnaire, ré→ pondit le vicomte en souriant.

- Ni au mien; mais c'est tout simple, nous sommes gentilshom mes. Du reste, si M. Chevassu reste insensible à votre mérite, il n'en est pas de même de Mme de Pontailly; ce que j'espérais est arrivé. Vous avez détrôné Dornier dans son estime; vous êtes le grand homme du jour. Pendant six semaines, nous n'avons vécu que de dissertations politiques et de théories constitutionnelles; nous voici maintenant, Dieu sait pour combien de temps, au régime de la poésie. Quel que soit mon dévouement à vos intérêts, je ne vous réponds pas de me montrer fort assidu aux séances, mais je tâcherai de trouver un remplaçant. Que diriez-vous de ma nièce? aime-t-elle les vers? Le vieillard accompagna ces derniers mots d'un regard malicieux. -Je crois du moins que Mile Henriette aime trop son oncle pour jamais lui désobéir, répondit Moréal en souriant.

-Et son oncle l'aime trop à son tour, pour ne pas désirer vivement de la voir heureuse. Je la connaissais à peine jusqu'à ce jour, mais elle m'a séduit tout de suite. Entre nous, je crois qu'elle a un peu peur de sa tante, et, en y mettant de l'adresse, c'est moi qui parviendrai peut-être à être son confident. Cela vous déplairait-il?? -N'avez-vous pas déjà la bonté d'être le mien?

- Vous ne vous repentirez pas de votre confiance; aujourd'huf même je vais parler sérieusement à Mme de Pontailly, et, si elle se charge de soutenir vos intérêts près de son frère, il faudra bien qu'il cède, dussent tous les illustres roturiers ses ancêtres sortir de leurs tombes pour empêcher cette mésalliance.

A son retour chez lui, le marquis exécuta sa promesse; mais, au premier mot qu'il dit à sa femme, il fut obligé de reconnaître qu'en la regardant déjà comme une alliée, il avait commis une erreur ou tout au moins anticipé sur l'avenir. Mme de Pontailly écouta en si

lence la requête du vieillard, et quand, en finissant, il lui demanda son appui pour les deux amans, elle répondit avec froideur :

- J'ai peine à croire que, connaissant la volonté de son père, ma nièce ait été assez étourdie, je dirai même assez légère, pour donner à M. de Moréal des espérances capables de justifier la démarche qu'il a faite près de vous. Mon frère, je le sais, élève fort mal ses enfans, mais ce n'est pas une raison pour que moi, leur tante, je les encourage dans leur indocilité. Déjà vous gâtez Prosper, qui certes n'a que trop de penchant à mal faire; vous êtes d'une tolérance inouie pour ses détestables manières, vous cherchez à pallier ses sottises; l'an dernier, vous lui avez donné de l'argent pour payer ses dettes autant de fort mauvais services à lui rendre. Vous me permettrez, à l'égard d'Henriette, de ne pas imiter votre exemple.

-Craignez-vous que votre nièce ne fume des cigares ou ne fasse des dettes? demanda le marquis en riant.

-Non, mais elle pourrait faire pis.

Le mot est fort.

-Sans doute, mais il est juste. Ces jeunes filles élevées en province ont toutes la tête remplie d'idées romanesques, Henriette surtout, qui a perdu sa mère de fort bonne heure, et dont mon frère, au milieu de ses préoccupations politiques, paraît s'être très peu occupé; mais je l'observerai, et, si je vois que les assiduités de M. de Moréal aient pour elle quelque danger, j'y mettrai ordre.

-Comment! auriez-vous l'inhumanité de bannir ce pauvre vi

comte?

- Je ne dis pas cela, répondit la marquise d'un ton plus doux; sans le bannir, il m'est facile de prévenir les entrevues qu'il pourrait avoir avec Henriette. Je me suis déjà aperçue que l'éducation de cette petite fille a été fort négligée; le matin, à l'heure de mes visites, elle ferait une assez pauvre figure dans mon salon; j'ai donc décidé qu'elle consacrerait ce moment-là à l'étude du piano; vous savez que je n'aime pas la musique. De la sorte je lui épargnerai de l'ennui et à moi aussi.

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Vous n'aimez pas la musique? c'est-à-dire vous ne l'aimez plus, répliqua l'émigré, contrarié de la tournure que prenait la conversation: il y a dix ans, quand vous chantiez encore, vous ne rêviez que musique.

- C'est possible, répondit Mm de Pontailly d'un ton sec, mais maintenant que je suis une vieille femme, j'ai le droit, je pense, d'avoir des goûts un peu moins frivoles.

- Vous une vieille femme! jamais vous ne m'avez paru si belle! s'écria le vieillard, qui essaya de conjurer par ce compliment la visible mauvaise humeur de sa femme.

-Belle ou laide, répondit la marquise avec un sourire un peu dédaigneux, en me chargeant de ma nièce pendant son séjour à Paris, j'ai pris l'engagement d'être sa seconde mère. Je réponds d'elle à mon frère, et je connais toute l'étendue de cette responsabilité.

- Mais en quoi donc cette responsabilité vous empêche-t-elle de plaider près de votre frère la cause de ce pauvre Moreal?

-Ce serait inutile; quand mon frère a pris une résolution, rien ne l'en fait dévier.

-Allons donc! que vous disiez cela à des étrangers pour soutenir la réputation d'homme de caractère qu'ambitionne Chevassu, ce serait d'une bonne sœur; mais à moi! ne sais-je pas que vous faites de lui ce que vous voulez?

-Je ne crois pas cependant que j'en fasse jamais le beau-père de M. de Moréal.

Après cette réponse, qui laissait tout en question, Mme de Pontailly sonna et demanda sa voiture.

- Donnez-moi au moins un mot d'espérance que je puisse transmettre à mon protégé, répondit le vieillard; il sait que je dois vous parler; en le revoyant, que lui dirai-je?

La marquise, qui allait sortir, s'arrêta au milieu de la chambre, et fixant sur son mari un regard d'une expression indéfinissable : -Vous lui direz, répondit-elle, que, s'il désire obtenir ma protection, il peut bien prendre la peine de me la demander à moi-même. — Ma foi, se dit M. de Pontailly lorsqu'elle fut sortie, si ma femme avait dix ans de moins, je croirais qu'elle vient de me donner la singulière commission de lui arranger un rendez-vous avec Moréal.

CHARLES DE BERNARD.

(La troisième partie au prochain numéro).

BOUCHER.

I.

Dans l'histoire de la peinture en France aux XVII et xvшe siècles, on voit deux écoles ou plutôt deux familles de peintres se produire presque en même temps et régner tour à tour: l'une grande et forte, qui puise sa vie dans les saintes inspirations de Dieu et de la nature, qui embellit encore la beauté humaine par le souvenir du ciel et la lumière de l'idéal; l'autre gracieuse et coquette, qui n'attend pas l'inspiration, qui se contente d'être jolie, de sourire, de charmer même aux dépens de la vérité et de la grandeur. Ce qu'elle cherche, ce n'est pas la beauté pure et naïve où rayonne le divin sentiment: elle ne veut que séduire. La première famille représente l'art dans toute sa splendeur, la seconde n'est que le mensonge de l'art. Au XVIIe siècle, le Poussin et Mignard sont les chefs de ces deux familles; l'un a la beauté de la force et de la naïveté, l'autre celle de la grace et de l'esprit. Ce contraste si éclatant se reproduit au XVIIe siècle, en s'affaiblissant, par les Vanloo et Boucher. Les Vanloo, soit qu'ils n'aient pas attendu l'heure de l'inspiration, soit qu'ils n'aient pu s'élever assez haut pour saisir la souveraine beauté, sont partis avec la noble ardeur du Poussin et n'ont abouti qu'à la grandeur théâtrale; ils sont restés à mi-chemin, mais au moins ils ont toujours gardé un souvenir du point de départ. Quand le talent a fait défaut, le but a sauvė

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