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VII

LOI DU 30 AOUT 1883, SUR LA RÉFORME DE L'ORGANISATION

JUDICIAIRE (1).

Notice et notes par M. Jules CHALLAMEL, docteur en droit, avocat à la Cour d'appel de Paris.

Les institutions judiciaires de la France, fondées sur les principes de l'Assemblée constituante de 1789, tiennent leur forme organique actuelle des lois et décrets de l'an VIII et de 1810.

Différents projets de réformes furent soulevés en 1848 et soumis à l'examen d'une commission extra-parlementaire, mais il n'en sortit aucune modification de l'œuvre législative du Consulat et de l'Empire.

Depuis 1870, de nouvelles et nombreuses tentatives de réforme ont été faites. La plupart ont eu pour premier objet la réduction du personnel judiciaire.

On se plaignait en effet que beaucoup de tribunaux fussent inoccupés; l'oisiveté des juges qui les composent a, pour eux-mêmes et pour tout le corps judiciaire, les plus graves inconvénients. Il conviendrait que tous les magistrats donnassent l'exemple d'une vie laborieuse; leur inaction forcée leur fait perdre la considération dont ils ont besoin, en même temps qu'elle tend à diminuer leur valeur personnelle : déshabitués de l'étude tandis qu'ils sont à leurs postes de début, les jeunes magistrats ne sauraient apporter aux fonctions plus hautes qu'ils seront ensuite appelés à remplir autant de lumières, d'expérience et d'autorité. En même temps, le nombre trop grand des juges ajoute une difficulté grave à leur bon recrutement, le choix des candidats étant forcément moins sévère que si les cadres à remplir étaient plus restreints. - Les fonctions judiciaires gagneraient aussi en prestige si les magistrats qui en sont investis étaient moins nombreux, partant mieux appointés.

Pour opérer cette réduction du personnel, différents moyens furent offerts suppression d'un certain nombre de cours d'appel (2); suppression d'un certain nombre de tribunaux de première instance (3); centralisation de ces tribunaux aux chefs-lieux des départements; réduction du nombre des conseillers nécessaire pour rendre un arrêt en matière civile; institution du juge unique en première instance.

En outre, beaucoup d'écrivains avaient signalé le danger et le scandale des sollicitations que favorisait la division hiérarchique des cours d'appel en trois classes et des tribunaux en six classses (4). Jusqu'à la fin de

(1) J. Off. du 31 août 1883.

(2) V. Garsonnet, Cours de procédure civile, 1ro partie, p. 49, note 5. (3) Ibid., p. 51, note 11.

(4) V. Prévost-Paradol, la France nouvelle, 2o édit., p. 160; proposition de loi de M. Bérenger, J. Off. du 15 juillet 1871, p. 2002; Garsonnet, loc. cit., p. 59.

leur carrière, les magistrats ont à désirer et à demander de l'avancement; l'influence que, par là, le gouvernement peut exercer sur eux porte atteinte à leur indépendance. Ainsi l'inamovibilité n'est qu'une apparence; car, si le juge est garanti contre la crainte d'une révocation, il n'est pas à l'abri des séductions du pouvoir. Supprimer la hiérarchie des classes serait un premier moyen de fortifier le principe de l'inamovibilité, protecteur de l'intérêt des justiciables.

Dans un autre ordre d'idées, certains publicistes demandaient la suppression de l'inamovibilité, comme contraire à l'esprit du gouvernement républicain (1). D'autres encore allaient plus loin dans cette voie, et persuadés que l'essence même de ce mode de gouvernement ne peut résider que dans le recours constant aux collèges électoraux, ils réclamaient l'élection des juges par le suffrage universel ou par un collège particulier d'électeurs (2).

En résumé, la plupart des auteurs s'accordaient à dire qu'il fallait modifier les lois qui régissent la nomination des magistrats, les conditions d'entrée et le mode d'avancement dans la magistrature, entourer le recrutement des juges de garanties plus efficaces.

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Déjà, le décret du 18 septembre 1870 avait institué une commission de réforme composée de MM. Crémieux, Emmanuel Arago, Faustin-Hélie, Marc Dufraisse, Valette, Chaudey, Dareste, Hérold, Le Berquier, Leblond et Jozon. Le travail de cette commission devait comprendre deux ordres de dispositions; l'un concernant l'établissement, la compétence et la hiérarchie des juridictions; l'autre statuant sur le mode de nomination et les conditions de capacité des magistrats. La seconde partie, regardée comme plus urgente, fut étudiée d'abord, et les résultats de cette étude furent soumis à l'Assemblée nationale, par M. Emmanuel Arago, le 27 avril 1871. Aux termes de cette proposition (3) la magistrature se recrutait elle-même sur des listes de présentation émanées de corps d'électeurs spéciaux, maires, conseillers généraux, magistrats et jurisconsultes; ainsi le pouvoir judiciaire se trouvait affranchi des nominations réservées jusqu'alors au pouvoir exécutif; les juges de paix et leurs suppléants étaient nommés par le tribunal du ressort, sur une liste triple de présentation formée par l'assemblée des maires du canton; la nomination des juges de première instance était confiée à la cour d'appel, sur présentation d'une liste de trois noms choisis par une assemblée composée des membres de la cour d'appel, des juges de paix du ressort du tribunal où le siège était vacant, des membres du conseil général représentant les cantons compris dans ce ressort, des avocats inscrits au tableau et des avoués et notaires du ressort, pourvus du titre de licenciés en droit; la nomination des conseillers de cours d'appel était confiée à la cour de cassation, sur présentation d'une assemblée composée des membres de la cour d'appel à pour

(1) V. Garsonnet. ibid., p. 202, texte et note 2.

(2) Ibid., p. 194, note 7.

(3) V. proposition de loi sur le mode de nomination et les conditions de capacité des magistrats, exposé des motifs: J. Off. du 4 mai 1874, p. 868.

voir, des présidents de première instance du ressort, des présidents des conseils généraux des départements du ressort, des professeurs titulaires des facultés de droit, des membres du conseil de l'ordre des avocats à la cour d'appel, des bâtonniers en exercice des autres ordres d'avocats existant dans le ressort, des présidents des chambres d'avoués ou de notaires siégeant au chef-lieu (1); enfin les conseillers à la cour de cassation devaient être élus par l'Assemblée nationale. L'âge de trente ans était requis pour toute fonction de juge ou de conseiller, outre certaines conditions de capacité. Ces cours et tribunaux devaient élire eux-mêmes leurs premiers présidents, présidents et vice-présidents. Tous les magistrats étaient inamovibles; les juges de paix ne pouvaient être censurés, suspendus ou révoqués que par la cour d'appel sur la proposition du procureur général; les juges et conseillers, par la cour de cassation, sur la proposition du ministère de la justice: décisions rendues en la chambre du conseil, le magistrat inculpé entendu ou appelé et pouvant se faire assister d'un défenseur. - Tout juge ou conseiller qui deviendrait physiquement incapable de remplir ses fonctions serait appelé devant la cour de cassation qui déciderait s'il y a lieu de pourvoir à son remplacement. Peu de temps après, M. Bérenger, membre de l'Assemblée nationale, proposait une réorganisation complète de nos institutions judiciaires (2). Sa pensée dominante était d'affranchir la magistrature à tous les degrés, les juges de paix et les officiers du parquet eux-mêmes, de la dépendance trop directe du pouvoir; de détruire autant que possible l'esprit d'ambition d'où naissent les compétitions impatientes (3), et

(1) A Paris, les assemblées chargées de former la liste des candidats n'étaient pas composées exactement de même.

(2) Proposition de loi déposée par M. Bérenger le 24 juin 1871. J. Off. de juillet 1871, p. 2001, 2025 et 2038. « N'est-il pas vrai, disait-il, que la magistrature est ouverte à tous, sans aucune condition de capacité, que le gouvernement y peut appeler qui il veut, et qu'à son gré il y peut donner indistinctement les grades les plus élevés comme les plus infimes? N'est-il pas vrai qu'une fois revêtu de la robe, le magistrat, qu'il soit inamovible ou membre du parquet, dépend entièrement du pouvoir pour tout ce qui touche l'amélioration de sa situation, et que, grâce à la multiplicité d'échelons dont la carrière a été savamment encombrée, il est dans la nécessité de s'adresser tous les quatre ou cinq ans à lui, s'il ne veut voir son avenir injustement borné? Est-il contestable, d'un autre côté, que l'inamovibilité ne trouve dans notre organisation actuelle d'autre protection que la puissance, hélas! fort incertaine sur ces matières, de l'opinion, et que la magistrature des parquets absolument dépendante du pouvoir, taillable et révocable à merci, est constituée de telle sorte que tout gouvernement qui arrive est autorisé à voir dans les hommes du régime précédent des agents politiques plutôt que des magistrats?... De pareilles mœurs ne peuvent cependant pas s'implanter dans le pays. Elles finiraient à la longue par substituer au recrutement régulier le recrutement politique... C'est pour cela qu'une réforme est indispensable ». J. Off. de juillet 1871, p. 2002.

(3) « Plusieurs moyens doivent y concourir à la fois. D'abord, et avant tout, la suppression de ces petits tribunaux sans affaires, le plus souvent sans barreau, véritables écoles d'oisiveté, où se perd le goût de l'étude et se gagne invinciblement celui du changement; en second lieu la diminution du nombre

d'élever le niveau moral et intellectuel des corps judiciaires par une plus grande prudence dans les choix et des exigences plus sérieuses pour l'admission dans la carrière.

Dans ce but, M. Bérenger proposait l'institution d'un conseil supérieur, auquel serait confiée la garde des traditions et de l'indépendance de la magistrature. Ce conseil, formé de magistrats et présidé par le garde des sceaux, statuerait sur l'admissibilité des aspirants à la magistrature, sur les propositions de révocation et sur les mises à la retraite pour infirmités. Nul ne pourrait entrer dans la magistrature que par la voie du concours. Ce concours aurait un caractère essentiellement pratique. Pour s'y présenter, il faudrait être docteur en droit, âgé de vingt-cinq ans, avoir fait un stage de deux ans au barreau, et de plus, avoir été admis, après enquête, par le conseil supérieur. - L'avancement serait subordonné à des règles très rigoureuses. Le premier président, en cas de vacance d'un siège inamovible, ou le procureur général, pour un siège du parquet, présenterait par ordre d'ancienneté la liste des candidats réunissant les conditions légales, avec l'indication des états de service de chacun d'eux. La cour, après discussion des titres des candidats portés sur cette liste, fixerait au scrutin secret une liste définitive de trois noms pour chaque place vacante. Si le pouvoir exécutif ne croyait pouvoir agréer aucun des candidats présentés, il serait tenu du moins de fixer son choix sur un candidat ayant été l'objet, dans un autre ressort, d'une présentation pour un emploi de même nature.

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Le nombre des cours d'appel serait réduit à dix-huit; le ressort de la cour de Paris ne comprendrait plus que les départements de la Seine et de Seine-et-Oise. -Les tribunaux d'arrondissement jugeant en moyenne moins de deux cent cinquante affaires par an seraient supprimés; leurs affaires seraient portées, sauf exception, au chef-lieu du département. Néanmoins, si les besoins du service l'exigeaient, les tribunaux d'arrondissement trop éloignés du chef-lieu pourraient être maintenus. Le service correctionnel, dans les arrondissements privés de leur tribunal, serait fait par les juges de paix. A cet effet, deux juges de paix pris à tour de rôle parmi les magistrats des divers cantons se réuniraient deux fois par mois au juge de paix du chef-lieu d'arrondissement et se constitueraient avec lui et sous sa présidence en tribunal correctionnel. Un substitut délégué ferait fonctions de ministère public.

Les membres du parquet ne pourraient être déplacés sans l'agrément de la cour; ils ne pourraient être révoqués qu'après avoir été entendus par le conseil supérieur.

Les juges suppléants, choisis parmi les avocats ayant deux ans de stage et vingt-trois ans accomplis, seraient nommés par le gouvernement sur la présentation de la cour. Ils seraient considérés comme démission

des classes qui, par les inégalités de traitement, donnent un appât aux compétitions; enfin l'élévation et la quasi-uniformité des traitements », Ibid., p. 2026.

naires si, dans les trois années de leur nomination ils n'avaient pas obtenu le grade de docteur et subi l'examen d'admission.

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Nul ne pourrait être juge de paix s'il n'est licencié en droit et si sa candidature n'a été agréée par le tribunal du chef-lieu du département. Les juges de paix seraient inamovibles. Néanmoins ils pourraient être déplacés sur la demande du tribunal du chef-lieu. Les cours d'appel exerceraient à leur égard le pouvoir disciplinaire.

Les tribunaux de première instance seraient divisés en trois classes au lieu de six.

Les suppressions des cours et tribunaux ne se feront que par voie d'extinction. Des dispositions transitoires règlent les suppressions des offices ministériels.

La magistrature est constituée gardienne du principe fondamental de l'inamovibilité. Les corps judiciaires ont, à cet effet, le droit de se refuser à l'installation de tout magistrat nommé en dehors des conditions légales, ou en remplacement de magistrats illégalement destitués ou déplacés. Ils ont même la faculté, dans le cas d'une atteinte portée à l'indépendance des magistrats, soit par des arrestations arbitraires, soit par tout autre moyen d'intimidation, de suspendre le cours de la justice. Cette mesure, toutefois, ne peut être prise qu'après délibération et à la majorité des deux tiers des membres présents. Toutes manifestations politiques, telles que visites de corps, adresses ou pétitions leur sont rigoureusement interdites.

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La commission nommée par l'Assemblée nationale pour examiner la proposition de M. Arago et celle de M. Bérenger (1), accepta cette dernière dans la plupart de ses dispositions (2). La discussion s'ouvrit le 8 février 1872 (3); au cours de la seconde délibération, et après le vote des premiers articles du projet concernant les conditions d'admission dans la magistrature, le projet tout entier fut renvoyé à la commission (4).

Cependant, une nouvelle commission extra-parlementaire fut instituée au ministère de la justice, par décret du 17 octobre 1873. Ses travaux ne purent être convertis en un projet de loi, par suite de changements ministériels; mais ils servirent de base à la proposition présentée, le 18 novembre 1875, par M. Vente, à l'Assemblée nationale. Cette proposition tendait à supprimer 572 emplois judiciaires, dont 411 dans la magistrature et 161 dans les greffes, sans que rien fût changé d'ailleurs au nombre et à l'organisation générale des cours et tribunaux et des justices de paix (5).

(1) Ainsi que deux propositions relatives à la mise à la retraite des magistrats, présentées par MM. Bottieau et Delsol et par M. de Peyramont. J. Off. 1871, p. 683 et 845.

(2) Rapports de M. Bidard, déposés les 4 septembre et 4 décembre 1871 : J. Off. 1871, p. 3941 et 3952; 1872, p. 176 et 201.

(3) J. Off. des 9, 10, 24 février et 2 mars 1872.

(4) J. Off. du 12 mai 1872.

(5) J. Off. du 3 janvier 1876, p. 45.

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