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L'inégalité des fortunes et des conditions s'était fait dûrement sentir de tout temps dans la république par les vexations des grands, par les sévices des magistrats à l'égard des gens du peuple, même à Rome. Mais ce qui avait été excès de violence, oppression révoltante du faible, devint l'état normal et la légalité consacrée par les oracles de la jurisprudence et les lois des meilleurs princes.

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Quant à l'aristocratie d'argent, c'était elle, dit M. Duruy, qui, << dans l'espérance de l'impunité pour ses rapines, avait aidé César et Octave à tuer la liberté. » Les Césars s'en montrèrent reconnaissants. Ce fut de l'ordre des chevaliers, fondé, comme on sait, sur le cens, que l'on tirait presque exclusivement les magistrats auxquels le César déléguait une partie de son autorité.

En somme, l'inégalité est partout, et le magistrat lui-même montre une arrogance qu'il n'eût jamais osé manifester sous la république. M. Naudet nous en rapporte un trait curieux d'après Spartien. Le futur empereur Septime-Sévère, n'étant encore que simple magistrat, rencontre sur son chemin un pauvre plébéien, son ancien ami, lequel court après lui pour l'embrasser. Le sévère magistrat, offensé de cette familiarité, le fait dépouiller, fustiger par ses licteurs, et placer sous un poteau portant un écriteau, où le crime du plébéien était constaté pour l'édification de tous et l'instruction des plébéiens tentés de se montrer trop familiers envers leurs anciennes connais

sances.

Et c'est là ce qu'on essaye de justifier comme un régime antiaristocratique, et où une égalité réelle pouvait au moins consoler de l'absence de la liberté? Montesquieu a dit : « Les hommes sont tous égaux dans le gouvernement républicain; ils sont tous égaux dans le gouvernement despotique. Dans le premier, c'est qu'ils sont tout; dans le second, c'est qu'ils ne sont rien 2. » C'est déjà abuser beaucoup des mots que d'appeler égalité cette situation uniforme des sujets sous un seul maître, comme si, de toutes les inégalités, la plus visible et la plus choquante n'était pas précisément «< celle où le

cès, c'est ce qu'on néglige de nous dire. Le point à noter, c'est que Cinna n'était pas en crédit, puisqu'il a pu perdre un procès. Quand on était en crédit, on était donc toujours sûr de gagner sa cause?

64. p.

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1. Hist. romaine, t. II, « Les chevaliers, dit le même historien, occupés de la banque, du commerce, des impôts... étaient les soutiens naturels de l'ordre nouveau.» État du monde, p. 247.

2. Esprit des Lois, VI, 2.

maître est tout, et le reste rien. » Mais on vient de voir qu'à Rome, quoi qu'en dise Montesquieu, on n'avait pas même ce misérable avantage1. C'était l'inégalité, au contraire, en tout et à tous les étages, inégalité flottante, indécise, capricieuse (quoique réglée par des lois insultantes pour le pauvre), la pire enfin de toutes les constructions sociales, puisqu'elle a tous les vices de l'aristocratie parvenue, et rien des qualités possibles à l'aristocratie héréditaire.

Il semble en vérité que le césarisme combine uniquement tous les vices des diverses formes gouvernementales connues. Il a l'insolence de l'aristocratie sans les traditions fécondes et le point d'honneur héréditaire; il tient des monarchies orientales l'intempérance passionnée des caprices individuels et l'orgueil enivré des apothéoses; enfin c'est la mobilité de la démocratie, sans la liberté qui la corrige. Car enfin le césarisme est un éternel gouvernement provisoire, l'instabilité même. Au début de l'empire, époque où la lassitude des guerres civiles disposait à l'inaction, on voit l'histoire des douze premiers Césars (ceux dont Suétone nous a raconté la vie), coupée par des conspirations, des révolutions de palais, des guerres civiles; sur ces douze Césars, neuf périssent de mort violente. Et cela continue. Depuis Domitien jusqu'à Romulus Augustule, il y a une succession de soixante empereurs qui règnent successivement pendant un espace de 380 ans. En France, le même nombre de souverains (de Clovis à Louis XIV) comprend un espace de 1162 ans, c'est-à-dire que la stabilité d'un César romain est à celle d'un roi de France comme 1 est à 3. Voilà ce que le monde avait gagné à se mettre sous les pieds d'un seul homme pas même le repos abject de la servitude. C'était l'incertitude en permanence, la révolution en perspective, le despotisme tempéré par l'assassinat, et dans l'intervalle des explosions soudaines, l'avilissement le plus complet dont l'histoire de l'humanité ait consacré la mémoire. Voilà ce qu'on a ironi

1. « Auguste passera son règne à mettre des distinctions dans la société romaine, à parquer chacun dans une classe, et à imposer à chaque classe un costume. Le droit romain sous l'empire ira se rapprochant chaque jour davantage de la loi naturelle; mais il gardera des peines différentes pour les riches et pour les pauvres. Les empereurs s'appelleront la loi vivante, lex animata, et ils fouleront aux pieds le patriciat romain; mais ils pousseront toutes les municipalités à une organisation aristocratique, et cet empire, qui inaugure, dit-on, la démocratie, l'égalité, finira par l'immense hiérarchie de Constantin.» Duruy, État du monde romain, p. 238.

quement, je suppose, décoré du nom de démocratie, et que M. Naudet, lui, désigne sous un nom plus juste, et qui restera: la hiérarchie de la servitude. Désormais la démocratie des Césars romains est un paradoxe qui a fait son temps. Pour nous indemniser de la perte de cette théorie compromise, je propose de la remplacer par une autre, tout aussì acceptable: pourquoi ne soutiendrait-on pas la thèse suivante la démocratie des sultans de Constantinople? Les sultans étaient poussés au trône par les janissaires comme les Césars par les prétoriens, et renversés comme eux pour l'ordinaire. Les démocrates ottomans étranglaient leurs vizirs, comme les Césars faisaient ouvrir les veines aux ministres usés ou aux sénateurs suspects. Enfin un avantage qu'ils ont sur les Césars, au point de vue égalitaire, c'est qu'ils ne créaient point de noblesse, et qu'audessous d'eux c'était l'idéal de l'aplatissement. La démocratie turque Voilà une thèse intéressante à soutenir; je la recommande aux amateurs, mais qu'on se hâte! Elle a encore, si je ne m'abuse, le mérite de la nouveauté.

EUGÈNE DESPOIS.

ET

MADEMOISELLE LA QUINTINIE

Je regrette beaucoup de n'avoir pas parlé plus tôt du dernier roman de M. Feuillet: Sibylle. Ce n'est pas seulement parce que je me trouve aujourd'hui en présence d'une sixième édition, ce qui est un reproche à ma ponctualité de critique, c'est aussi, et surtout, parce que je me vois à peu près forcé maintenant, dans l'examen que j'en ferai, de lui adjoindre le livre qu'il a provoqué : Mademoiselle La Quintinie, par George Sand. Ma tâche s'en trouve singulièrement compliquée. La critique, et à sa suite le public, ont si bien pris l'habitude, dans leurs appréciations, de mettre ces deux ouvrages en regard, ou, pour mieux dire, dos à dos, que celui qui parlerait aujourd'hui de l'un sans mentionner l'autre, semblerait vouloir se dérober à la grandeur du sujet qu'ils traitent tous deux. S'il en est ainsi, c'est tout d'abord parce que l'auteur de Mademoiselle La Quintinie l'a voulu. Dans sa préface, il s'autorise du succès de Sibylle pour reprendre ce qu'il a tant de fois, dit-il, essayé : « de réhabiliter le roman et l'élever à l'état de thèse. » Son livre, d'après son propre dire, est une réponse à celui de M. Feuillet, et cela se voit de reste. Il a toutes les qualités, bonnes et mauvaises, particulières aux œuvres d'imagination écloses au feu de la polémique. C'est un roman assez négligemment conçu et inégalement mené, mais c'est une thèse vigoureuse éloquemment défendue. Je crois que George Sand eût pu, sans outrecuidance, s'autoriser de succès qui le touchent de beaucoup plus près que ceux de M. Feuillet pour entreprendre une fois encore ce que j'appellerai, pour me conformer à sa définition, le roman-thèse. A vrai dire, il n'a fait que cela toute sa vie. L'amour, le socialisme, l'art, le théâtre, la musique, la science, lui ont fourni tour à tour des thèses où le polémiste ne s'est jamais effacé que très-imparfaitement derrière le romancier, et toujours aux applaudissements de nombreux lecteurs. C'est une nature essentiellement prédicante que la sienne: des dissertations éloquentes tempérées par des descriptions admirables, voilà le fond de ses romans.

Les nombreux textes qu'il a commentés lui ont permis de prôner successivement toutes les vertus et de prêcher toutes les révoltes; mais il n'a jamais cessé d'être dogmatique à travers ses innombrables variations. Oserai-je le dire? Il m'a toujours semblé retrouver dans le talent de George Sand quelque chose du prêtre. Il y a d'abord le dogmatisme, comme je le disais tout à l'heure; puis une certaine fougue froide, une crudité presque biblique parfois dans l'expression, une ignorance singulière des rapports habituels de la famille, enfin une sorte d'impudeur hautaine de parti pris, érigée en devoir et en vertu. Cette robe de docteur, relevée souvent si audacieusement, a toujours affecté en retombant des plis de soutane. Rien ne semble donc plus naturel que de recevoir de la main de l'auteur de Lélia un roman de controverse; mais pour M. Feuillet, c'est autre chose. En écrivant cette histoire mignarde et un peu puérile de Sibylle, voulait-il réellement provoquer un adversaire comme George Sand, et pensait-il soulever de graves questions? Songeait-il même qu'il allait mettre à la mode pour quelque temps chez nous le roman religieux?

A-t-il pris à ce point au sérieux ces succès de petit-collet qui lui ont valu une place si agréablement équivoque dans les boudoirs orthodoxes, et son « apostolat de bonne compagnie, » que louait l'autre jour M. Vitet en pleine académie, s'exercera-t-il dorénavant en faveur du dogme, comme il s'est exercé jusqu'ici en faveur des convenances? Je ne puis croire qu'il ait eu de si hautes visées. Je supposerais plus volontiers qu'il a tout bonnement cherché et trouvé, grâce à un esprit très-ingénieux, un sujet à peu près neuf chez nous, qui devait convenir merveilleusement au demi-monde religieux je veux dire au monde demi-religieux où se recrute principalement son public. On sait l'histoire de cette femme qui, tout en respirant avec délices le parfum d'une rose, s'écriait : « Quel dommage que ce ne soit pas un péché ! » Une telle perversité est fort rare, et les admiratrices de M. Feuillet sont bien plus dans le vrai, quand elles se félicitent, en lisant ses petits proverbes scabreux, de ce que ce soit là de la vertu. Sibylle, malgré quelques passages un peu vifs (tout juste assez pour que la mère n'en permette pas la lecture à sa fille), peut, à la rigueur, s'appeler un bon livre de là son succès, et M. Feuillet a bien assez d'esprit pour l'avoir prévu. Quoi qu'il en soit, George Sand a répondu par un coup de canon à cette petite fusée élégante; il faut donc bien la discuter sérieusement. Sans

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