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procédure inquisitoriale empruntée aux plus mauvaises lois du despotisme romain. Tant qu'il est resté en France quelque débris du vieil esprit germanique, les formes criminelles ont ressemblé à celles de l'Angleterre. Dans nos anciennes coutumes, le bourgeois est jugé publiquement et par ses pairs. Ce sont les Valois, ces princes tyranniques et détestables, qui ont imposé au pays l'odieuse procédure qui jusqu'à la révolution a conservé le titre de procédure extraordinaire, tache originelle d'une institution étrangère au libre esprit français. Nous en avons chassé la question et le secret; nous y avons introduit la publicité, le jury, les circonstances atténuantes, trois excellentes choses, quoi qu'en disent des criminalistes passionnés, qui prennent la cruauté pour la justice; mais, malgré tout, le principe de cette procédure est mauvais et contraire à la liberté. La loi anglaise, faite en vue du citoyen, voit dans l'accusé un innocent; la loi française, faite en vue de l'État, présume le crime et non pas l'innocence. C'est cette présomption qu'il faut renverser.

Qu'on ne m'oppose pas de belles paroles sur la sainteté de la justice et l'impassible vertu du magistrat; je connais d'Aguesseau, et j'ai lu plus d'un discours de rentrée; il ne s'agit point ici des mots, mais des choses. Si l'accusé est présumé innocent, pourquoi la prison préventive est-elle prodiguée? Pourquoi la liberté sous caution n'est-elle qu'une rare exception? En Angleterre, aux États-Unis, la liberté sous caution est de droit pour les délits; elle peut même être accordée en cas de crime. Est-il possible qu'en deux pays, le même principe donne des résultats contraires?

Si le prévenu est présumé innocent, pourquoi le force-t-on de s'accuser lui-même ? Qu'est-ce que ces interrogatoires multipliés, ces piéges, ces finesses dont certains magistrats ont quelquefois le tort de se glorifier en cour d'assises? Si le prévenu est présumé innocent, d'où vient qu'à l'audience le ministère public, et quelquefois le président, le prend, avec lui et avec l'avocat, sur un ton de rigueur et de menace? D'où vient surtout que l'accusé n'est pas libre d'interroger à sa façon les témoins et de les mettre en contradiction avec eux-mêmes? S'il essaye de les démentir tandis qu'ils déposent, on lui répond d'ordinaire que c'est là de la discussion; on lui ferme la bouche au moment où de ses paroles peut dépendre son salut. Tout cela n'existe point chez les peuples libres; le prévenu n'est forcé ni de s'accuser ni de se justifier avant l'audience; le ministère public n'a pas plus de droit sur les témoins que n'en a le défenseur; enfin,

le président, impassible et muet, sans autre soin que celui de la police de l'audience, est reconnu par l'usage comme le protecteur naturel de l'accusé. On s'est bien gardé de le charger d'un résumé qui, si impartial que soit ou que veuille être le magistrat, a toujours ce grave défaut d'enlever le dernier mot au prévenu et de lui ravir le privilége suprême de la faiblesse et de la misère, le droit d'attendrir ceux qui vont disposer de sa liberté, et peut-être de sa vie.

Qu'on ne voie pas dans ces paroles une critique de la magistrature française; rien n'est plus loin de ma pensée. Ce ne sont pas les hommes que j'attaque, ce sont les institutions. Je n'imagine pas qu'un juge anglais soit plus éclairé, plus sage ni plus respectable qu'un président de cour d'assises; mais le rôle que la loi attribue au magistrat n'est pas le même dans les deux pays. En France, le président représente l'État, intéressé à la punition du crime; en Angleterre, ce n'est qu'un arbitre placé entre l'accusation et la défense; son impartialité est absolue. De là, dans les deux pays, une façon toute différente d'entendre un même devoir; mais, selon moi, la vieille coutume d'Angleterre, issue des forêts de la Germanie, a bien mieux compris la sainteté de la justice, que ne l'a fait la loi française, sortie d'une source empoisonnée.

Le gouvernement a senti le besoin d'une réforme criminelle; il faut l'encourager dans cette voie. C'est une bonne chose que d'abréger la prison préventive pour une foule de petits délits correctionnels, mais il ne faut pas en rester là. Nous avons plus d'un emprunt à faire à nos voisins, sans danger pour la paix publique et au grand profit de la liberté. La question pénitentiaire est à l'étude; c'est un problème de la plus grande importance; il faudrait aussi s'occuper de la surveillance qui, selon moi, en éternisant une faute expiée, prévient moins de crimes qu'elle n'en cause; il faudrait enfin supprimer et au plus tôt la loi de sûreté générale; c'est une loi qui n'est plus de notre temps; je n'en dirai pas davantage.

Un autre élément de la liberté individuelle, c'est le libre emploi de notre activité. La reconnaissance de ce droit naturel est encore une des conquêtes de 1789. Jusque-là on ne doutait guère que le prince, père et tuteur de ses peuples, n'eût le devoir de les conduire; le meilleur roi était celui qui traitait ses sujets comme des enfants et leur laissait le moins de liberté. Ouvrez une histoire de France, vous y verrez tout au long l'éloge de Colbert, qui a, dit-on, fait naître le commerce et l'industrie en multipliant les corporations,

les priviléges, les monopoles, les prohibitions; c'est-à-dire en donnant tout à quelques favoris, au préjudice du grand nombre. Ce sont les physiocrates, c'est Quesnay et Turgot, ce sont leurs disciples qui ont eu le mérite de proclamer la maxime, qui est devenue la devise de la société moderne: laissez faire, laissez passer. Appliquée au commerce et à l'industrie, cette maxime, qu'on a souvent critiquée sans prendre la peine de la comprendre, est d'une vérité et d'une justice parfaites. Laissez faire, c'est-à-dire laissez chaque homme user honnêtement, et comme il l'entendra, des facultés qu'il a reçues de Dieu; c'est là un droit naturel au premier chef, le droit de vivre en travaillant. Laissez passer, c'est-à-dire n'arrêtez pas les échanges. Si Dieu a créé des climats divers, et des productions aussi variées que les climats, c'est pour faire de l'humanité un seul peuple, uni par la communauté des besoins et des intérêts. Arrêter l'échange, c'est gêner le travail; gêner le travail, c'est gêner la vie; qui peut donner à l'État ce droit étrange d'appauvrir ses sujets et de les faire mourir de faim?

- C'est dans l'intérêt général, dira-t-on, que l'État interdit ou favorise certaines industries. De la hauteur où il est placé, il voit ce qui échappe à l'individu; sa sagesse pourvoit à la fois aux besoins. du public et aux besoins des particuliers.

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C'est là, répondrai-je, une des vieilles erreurs qui nous ont fait le plus de mal. La sagesse de l'État est une chimère; les hommes qui forment l'administration, si habiles et si clairvoyants qu'on les suppose, en savent toujours moins que l'intérêt particulier. Partout où l'État intervient, il empêche le travail de s'établir, ou, ce qui n'est pas moins nuisible, il favorise le développement de certaines industries qui ne sont pas viables. Que l'État fasse régner la paix et la sécurité, son rôle est rempli; dès qu'il sort de sa sphère, il porte le désordre et le trouble dans la société. Il n'y a de disette que dans les pays où l'État se mêle de régler les approvisionnements; les peuples les plus misérables sont toujours les plus protégés. Chacun pour soi et Dieu pour tous, c'est le principe du monde moderne, principe aussi vrai en économie politique, qu'il est faux dans le domaine de la charité.

- A quoi bon discuter sur ce point? dira-t-on. N'est-ce pas la gloire du gouvernement impérial que d'avoir arboré le drapeau de la liberté commerciale? Oubliez-vous le traité avec l'Angleterre, la liberté de la boucherie, et celle de la boulangerie?

— Non, j'applaudis à ces réformes; et de la première, je ne critique que la façon. Qu'un traité de commerce d'une telle portée puisse être conclu sans l'aveu des Chambres, c'est sans doute chose légale, puisqu'un sénatus-consulte l'autorise; mais, selon nous, il n'est ni sage ni politique d'user rigoureusement d'un tel pouvoir. Ceux qui profitent du traité n'en auront guère de reconnaissance; ceux qui en souffrent s'en prendront au gouvernement. En pareil cas, pourquoi ne pas alléger la responsabilité en la partageant? Si on ne consulte pas les représentants du pays sur une question qui touche à tant d'intérêts, et qui peut ruiner des villes entières, sur quoi les consultera-t-on ? Mais, laissant ceci de côté, je dirai que si le gouvernement a beaucoup fait, il lui reste encore plus à faire. Il y a en France des gênes et des monopoles qu'il faut effacer de nos lois.

Par exemple, qu'est-ce que l'inscription maritime? Qu'est-ce qu'un régime qui oblige tout marin à rester jusqu'à cinquante ans sous la main de l'État; et qui en même temps interdit à tout citoyen de se faire homme de mer, sous peine de tomber dans cette étrange servitude. L'intérêt de la marine ne peut justifier un tel empiétement sur la liberté individuelle; il ne serait pas difficile de montrer qu'en Angleterre, comme en Amérique, ce qui multiplie les matelots, c'est la liberté.

Qu'est-ce que le délit de coalition reproché aux ouvriers qui refusent d'accepter les conditions que le patron leur impose? Que la loi punisse la violence, les menaces, l'intimidation, cela est juste; mais le fait de s'entendre paisiblement pour régler le prix du travail, quel crime est-ce là? Est-ce que la main-d'œuvre n'est pas une marchandise comme une autre? Faut-il un privilége pour celui qui l'achète, une incapacité pour celui qui la vend? Quel est le motif de cette loi, qui irrite singulièrement les ouvriers? L'amour de la tranquillité publique, je n'en vois pas d'autre; on a voulu avoir à tout prix la paix dans l'atelier; mais cet intérêt ne peut justifier un tel affaiblissement de la liberté individuelle; et d'ailleurs cet intérêt prétendu n'existe point. L'Angleterre a aboli la loi des coalitions; cette abolition, prononcée par respect pour les principes, a excité une inquiétude trèsvive. Tant que les coalitions avaient été défendues, on avait vu des agitations terribles; qu'arriverait-il quand la loi permettrait aux ouvriers de s'entendre et de se réunir? Le résultat est connu; patrons et ouvriers, également maîtres de leur droit et ne comptant que sur eux-mêmes, finissent toujours par s'accorder. Les grêves sont rares,

les coalitions ont à peu près disparu. La loi était impuissante à réduire des intérêts blessés, la liberté a dénoué le nœud que la force n'a jamais pu trancher.

Quant aux monopoles, chacun reconnaît que c'est chose mauvaise; on ne discute plus sur le principe. Le monopole favorise l'oisiveté ou la négligence de celui qui en profite, il décourage et mécontente celui qu'il exclut; c'est, en outre, un impôt inutile dont l'État ne profite pas, dont le travailleur porte toute la charge: voilà des vérités qui traînent partout; cela n'empêche point que les monopoles ne soient nombreux en France; c'est le reste de cette vieille et fausse théorie qui fait de l'État un tuteur infaillible, et condamne le citoyen à vieillir dans une perpétuelle minorité.

A en juger par le prix auquel se vendent les charges, le monopole des agents de change coûte à la place de Paris des sommes énormes. Que sont cependant les agents de change, sinon des courtiers de spéculation et de jeu? Qui peut justifier ce privilége exorbitant, et dont ne profitent ni l'État ni les citoyens? L'Angleterre n'a point d'agents de change en titre d'office, voit-on que les fonds publics en souffrent ou que la spéculation y languisse? A quoi sert le monopole des courtiers? Ce n'est pas au commerce, qui s'en plaint; ce n'est pas au public, qui en paye inutilement les frais; ce n'est pas à l'État qui n'y a aucun intérêt. A quoi bon des facteurs pour vendre aux enchères les œufs et la marée? A quoi bon des commissaires-priseurs patentés pour adjuger des porcelaines ou du vieux linge? Les notaires sont des officiers publics qui donnent aux actes un caractère authentique, les huissiers et les greffiers sont des agents de la justice; je comprends que le nombre de ces fonctionnaires soit limité, ce qui ne veut pas dire que j'approuve les offices vendus à prix d'argent; mais pourquoi faire de la pratique un monopole et l'attribuer à des avoués? Ce n'est là qu'un souvenir de l'ancien régime; il y a des charges d'avoué parce qu'il y avait des charges de procureur. C'est pousser trop loin le respect de la tradition. Est-ce qu'un avoué est un personnage public? N'est-il pas, comme l'avocat, le simple mandataire du client particulier qui le choisit ? Dans les deux cas, n'y a-t-il pas même raison de décider en faveur de la liberté?

On oppose, je le sais, un intérêt public, la nécessité d'une surveillance qui protége les plaideurs et évite les abus. Mais quel monopole ne peut-on pas justifier avec le même argument? L'esprit

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