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Essais de littérature française, par M. GERUZEZ. Histoire abrégée de la littérature française, par LE MÊME. Les noirs et les petits blancs dans les Etats du sud de l'Amérique du Nord, par ED. KIRKE, traduit par FRANCK BERTIN.

M. Geruzez publie pour la troisième fois le recueil de ses excellentes études sur nos écrivains, et il continue à l'intituler du titre modeste d'Essais. Il ne faudrait pourtant pas s'y laisser prendre; malgré cette vivacité et cette jeunesse d'émotion, qui reste le privilége des gens de cœur et des gens d'esprit, rien de plus ferme et de plus définitif que ces jugements; M. Geruzez sait ce qu'il pense, et il pense ce qu'il dit. Combien d'hommes, d'un rare mérite d'ailleurs, passent leur vie à tâtonner, à hésiter dans les routes diverses, sans se faire une conviction ferme, même sur les choses de littérature ! Combien d'autres, au contraire, affirment hautement des principes et des croyances, qu'ils n'ont pas toujours, et excommunient sans pitié les dissidents! M. Geruzez n'a ni le scepticisme des uns, ni l'intolérance des autres. Modeste et conciliant dans son langage, il a au fond des opinions très-arrêtées. Mais il ne les a fixées du moins qu'après avoir fait une étude consciencieuse des questions qu'il examine. Il a encore cette probité rare, qui ne permet pas à un écrivain d'atténuer ou de déguiser sa pensée, ne s'agit-il que de questions de faits ou de forme. C'est un mérite qui n'est point vulgaire; on ne se figure pas jusqu'où peut aller le respect des opinions convenues, même dans le passé. J'en veux citer un exemple. Il semble que dans la querelle de Fénelon et de Bossuet, relative au quiétisme, on pourrait, sans héroïsme aucun, se prononcer entre les deux antagonistes, je ne dis pas sur le fond, grand Dieu! Le pape a décidé la question, nous devons nous incliner, mais au moins sur la manière dont Fénelon et Bossuet ont défendu leur opinion. Laissons aux philosophes, aux libres penseurs et autres gens suspects, le courage d'affirmer que Fénelon avait raison, quand il disait que toute action, pour être rigoureusement bonne et méritoire, doit être absolument désintéressée; les disciples de Kant peuvent seuls se permettre ces exagérations ! Mais, en s'en tenant à la critique littéraire,

à celle qui s'occupe de la forme, ne pourrait-on pas insinuer, avec les précautions voulues, que Bossuet a parfois dans son langage manqué un peu de charité envers son frère, qu'il lui a dit plus d'une fois: Raca, et qu'il n'est pas tout à fait prouvé, malgré l'opinion de Bossuet, que M. de Fénelon « ait été toute sa vie un parfait hypocrite1. » Malheureusement, l'opinion qui règne et domine dans les livres relatifs au dix-septième siècle, l'opinion historique orthodoxe ne l'entend pas ainsi; elle veut que Bossuet ait été dans toute cette querelle d'une douceur, d'une modération infinie envers le bel esprit chimérique que Louis XIV a condamné. Eh bien! M. Geruzez ne croit pas devoir ici se conformer à la formule reçue. Il convient que, dans l'emportement de la lutte, Bossuet employa des armes qui «n'étaient pas à son usage, » et il fait pis, il le prouve. Je ne prétends pas qu'il y ait là une témérité bien grande; mais pour qui sait à quel point les modes littéraires, les opinions officielles règnent et dominent, même quand elles n'ont trait qu'au passé, il y a lieu de savoir gré au loyal écrivain d'avoir maintenu son opinion favorable à Fénelon: il est constant qu'aujourd'hui l'on ne parle guère de celui-ci que pour lui chercher des torts, et les écrivains indépendants ne le cèdent nullement sur ce point à ceux qui se croient tenus pár des considérations qui n'ont rien de littéraire à donner raison à Bossuet, l'homme de l'autorité.

On retrouvera dans cette édition les ingénieuses et solides études de M. Geruzez sur les écrivains du dix-septième siècle. En traitant des sujets mille et mille fois étudiés, l'auteur a su dire des choses neuves et piquantes sans sacrifier au paradoxe, sans cesser d'être vrai. La plupart de ces notices, publiées depuis longtemps, ont été retouchées avec soin. Mais le fond des opinions et des jugements est resté le même; et c'est de notre temps une originalité que de n'avoir rien à rétracter et à désavouer de ce qu'on a écrit depuis près de trente ans. J'ai remarqué pourtant une page sur Pascal écrite en 1835, et que l'auteur n'écrirait plus aujourd'hui, il en convient dans une note. Il s'agit des jésuites, qui lui semblaient en 1835 à peu près morts; il faut convenir que les jésuites et surtout le jésuitisme se portent assez bien. Mais, il y a trente ans, qui ne se serait trompé comme M. Geruzez? Ses Études sur le moyen âge, et surtout sur le seizième siècle, touchent à une foule de questions plus historiques que littéraires; l'auteur les aborde avec une franchise pleine d'impartialité. Je ne sais pourtant s'il n'est pas un peu trop sévère à l'égard de Calvin; non que les reproches qu'il lui adresse ne soient de ceux auxquels

1. Voir les Mémoires de l'abbé Le Dieu, secrétaire de Bossuet. 1701.

tout esprit libéral est obligé de souscrire. Mais tout ce qui se pouvait dire contre Calvin a été dit et répété à outrance: n'est-il pas nécessaire, pour rétablir un peu l'équilibre, d'insister et de peser davantage sur ses vertus très-réelles, et qu'on est trop disposé à oublier? Il n'est pas à craindre que la figure sèche et sévère de Calvin devienne jamais bien populaire en France; ses torts sont de ceux que nous apprécions beaucoup mieux que ses qualités. En revanche, dans la notice si amusante et si vive que M. Geruzez a consacrée à Rabelais, je serais tenté de croire qu'il a un peu atténué les méfaits du formidable railleur. Est-ce assez de dire que « la satire de Rabelais porte sur tous les abus introduits dans la religion par la superstition? » Et la religion elle-même n'y reçoit-elle pas plus d'une atteinte? Il est difficile de ne voir qu'une plaisanterie inoffensive dans l'histoire des six pèlerins mangés en salade par Gargantua, puis réconfortés par les bonnes paroles de l'un d'entre eux qui leur prouve que leur aventure a été prédite par David en ses psaumes. Cela porte plus loin que les moines, plus loin même que la constitution de l'Église catholique, qui, dans le chapitre des oiseaux de l'île Sonnante, est assurément fort peu respectée.

Indépendamment de cette réimpression de ses Essais de littérature, M. Geruzez vient de résumer et de concentrer les recherches et les idées recueillies pendant une longue et laborieuse carrière, dans un travail entièrement nouveau qu'il publie en ce moment: son Histoire abrégée de la littérature française contient la substance de bien des livres, et il faut être capable de faire ces livres eux-mêmes pour les résumer si bien; pour abréger tout, il faut tout voir. C'est un véritable tour de force que d'avoir ainsi fait tenir dans un si petit espace l'histoire générale, la biographie, la critique. Chaque écrivain est caractérisé par un mot juste, et l'ensemble de chaque période laisse dans l'esprit une idée nette, un tableau complet. Grouper tant de faits sans confusion, les exprimer sans sécheresse, est une œuvre d'une difficulté rare, et qui n'est pas assez appréciée. Je ne sais pourquoi l'on dédaigne les résumés comme un travail facile et secondaire. Au moins est-il certain que peu de gens y ont réussi. J'avoue pour ma part ne pas connaître parmi les livres de M. Michelet d'œuvre plus accentuée et plus forte que ce simple et modeste précis d'histoire moderne, que tant de livres brillants du même auteur n'ont pas fait oublier, et qui restera comme une des œuvres littéraires et historiques les plus éminentes de notre temps. L'Histoire abrégée de la littérature française prendra rang parmi les meilleurs livres de ce genre. Pour donner une idée de la façon dont M. Geruzez sait exprimer beaucoup de pensées en peu de mots je

vais citer quelques lignes qui contiennent toute une histoire, et plus qu'une histoire, un long roman; c'est la fin de son article sur Scarron : « On sait que Scarron laissa en mourant une veuve, Françoise d'Aubigné, petite-fille d'Agrippa d'Aubigné, et que cette veuve, sans ressources, s'éleva de degré en degré, non pas jusqu'au trône, mais jusqu'au lit' de Louis XIV, sous le nom de madame de Maintenon. De sa tombe, le pauvre Scarron a dû trouver la chose plaisante, mais rien n'a été plus sérieux. Madame de Maintenon ne réussit pas à surmonter l'ennui qui pesa si lourdement sur la vieillesse de Louis XIV. A moins de frais, Scarron avait égayé l'adolescence du roi, qui prenait, dit-on, tant de plaisir aux méchantes bouffonneries de l'Héritier ridicule, en attendant Molière. »

En lisant avec plaisir ce résumé, un résumé qu'on lit avec plaisir, chose rare! - je remarquais bien des mots justes et précis, de ces court et vifs jugements, tels que les aimait le trop vanté M. Joubert. M. Géruzez dit de Descartes : « Aucun écrivain, si ce n'est Pascal, n'a porté aussi loin la sincérité de l'expression. » Et de Pascal lui-même, mort avant d'avoir accompli son œuvre : « Il semble avoir reculé les limites de l'intelligence humaine, mais il n'a pas atteint celles de son génie. » On ne saurait mieux dire. Séparez par des astérisques beaucoup de ces mots si nets et si vrais, qui se trouvent en foule dans le modeste livre de M. Geruzez, et vous aurez un de ces recueils, moins instructifs à coup sûr, mais qui font un honneur infini à l'écrivain, et lui confèrent le titre de penseur : l'astérisque est le piédestal de la pensée. M. Geruzez a mieux aimé être tout bonnement utile sans négliger l'agrément, et nous devons l'en féliciter. Cela lui a réussi d'ailleurs, puisque ses livres se réimpriment souvent, et que ses Essais ont été couronnés par l'Académie. Ce n'est pas que s'il était pourvu de quelques défauts qui lui manquent, il n'eût pu arriver à des succès plus bruyants. Avec un peu de charlatanisme, une dose convenable d'esprit de système, quelques formules un peu creuses, mais toujours bien venues de ceux qu'elles dispensent d'étudier et de réfléchir, il serait déjà assis à l'Académie française, et couronnerait les autres au lieu d'être couronné par elle. Il s'est contenté d'être un écrivain de beaucoup d'esprit, de goût, de science; j'en connais de plus misérables, même parmi les académiciens.

J'ai entendu citer un mot sur M. de Montalembert, mot d'une authen

1. J'avoue que j'ai changé ici un mot, un seul : c'est du reste ce qu'aurait fait le lecteur lui-même; mais M. Geruzez a dû éviter le mot juste dans un livre à l'usage des établissements d'instruction publique.

ticité singulièrement douteuse, et que, pour plus d'invraisemblance, on prêtait au moins épigrammatique des hommes, à M. Ballanche: « M. de Montalembert, disait-il, est un homme d'infiniment d'esprit; mais il change souvent d'idée 'fixe. »

Je ne sais si le mot est juste appliqué à M. de Montalembert, qui me semble avoir eu au contraire une idée fort persistante à travers ses apparentes variations. Mais ce jugement me paraît d'une vérité incontestable, si on l'applique à l'opinion publique en France, surtout depuis quelques années, qu'un petit nombre de journaux peut plus aisément la centraliser et la pousser dans un sens ou dans un autre. Nous avons vu trois ou quatre fois s'installer dans tous les esprits une préoccupation à la mode, une monomanie généreuse qui, pendant toute la durée de son règne, n'admet pas de partage, qui repousse toute autre idée comme une distraction coupable, et la prendrait presque pour une trahison. Il est vrai que, brusquement aussi, cette préoccupation exclusive est parfois remplacée par une autre tout aussi exclusive à son tour. Nous changeons souvent d'idées fixes. J'en citerai deux, les plus récentes.

Il y a quelques années, il était défendu, de par l'opinion et certains journaux, de se préoccuper d'autre chose que de l'Italie. Elle devait être libre jusqu'à Venise inclusivement, et le pape réduit à son autorité spirituelle. Jusque-là, défense absolue de s'occuper d'autre chose. Les gens qui se hasardaient timidement à insinuer que, chez nous aussi, il y avait peut-être quelque chose à faire, et que la France avait le droit et surtout le devoir de s'occuper de la France, ces gens-là étaient fort mal accueillis on les traitait d'égoïstes. Si d'autres, plus téméraires encore, manifestaient quelque doute sur la réalisation prochaine de ce splendide programme, on les soupçonnait d'un pacte secret avec les cléricaux. Somme toute, le programme inflexible, tracé par certains journaux, n'a pas été accompli : mais, un beau jour, il s'est trouvé qu'on ne s'en occupait plus, et qu'on pensait déjà à autre chose. La question polonaise avait pris la place de la question italienne.

Quant à cette question nouvelle, je trouve tout simple qu'elle passionne l'attention publique. Quoique, dans les termes où elle est posée, elle me semble à peu près insoluble, comment rester indifférent quand le sang coule, quand tant de martyrs témoignent de l'énergie de cette nationalité si vivace, si digne des sympathies des gens de cœur, comme toutes les nationalités opprimées par le plus fort? Je ne me plains que d'une chose: c'est que cette préoccupation accapare toute l'attention publique, et qu'après s'ètre engoué, il y a quelques années, de l'Oncle Tom et de la question de l'esclavage,

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