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saint Basile, auteur de la troisième règle écrite, renouvelait d'une manière plus formelle encore la même condamnation. Ce qui le frappait surtout dans l'isolement de l'anachorète, c'était le manque de charité et l'orgueil qui en est la conséquence inévitable. Aussi proclamait-il hautement sa préférence pour le cénobite. « Car, disait-il, de qui laveras-tu les pieds? qui serviras-tu? comment seras-tu le dernier si tu es seul?

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Si un lien quelconque rattache saint Martin à l'Orient, voilà, on peut l'assurer, les hommes qui ont été ses modèles. Ce ne sont pas les folies et les stérilités de l'ascétisme égoïste qui ont séduit une telle âme, comme le suppose niaisement son biographe. Or l'isolement absolu et l'inaction qu'il ne songea jamais à rechercher pour lui-même, il se garda bien de les imposer aux compagnons qui s'étaient joints à lui. Il ne le fit ni à Ligugé, ni plus tard à Marmoutiers. La fondation de Ligugé eut lieu en 362. Or c'est à ce moment que ce prétendu anachorète commença à parcourir la Gaule en missionnaire. Véritable ermite, eût-il quitté sa cellule et ses mortifications pour catéchiser des idolâtres? Mais saint Martin ne ressemblait en rien à ces moines de la Thébaïde auxquels le compare son historien, et ses disciples furent comme lui. C'est à Marmoutiers surtout qu'il en réunit un grand nombre autour de lui, ou plutôt à sa portée. La fondation de ce monastère eut lieu après sa promotion à l'épiscopat. Après avoir rempli les devoirs que lui imposait sa charge, au retour de ces visites épiscopales qui étaient de véritables missions, saint Martin, comme tous les hommes revêtus d'une force véritable, avait besoin de recueillement. Il se fit une retraite (monasterium sibi statuit) à quelques milles de Tours. Bientôt autour de sa cellule, construite par lui de quelques morceaux de bois entrelacés, s'établirent d'autres cellules; la plupart n'étaient que les cavités mêmes des rochers immenses qui s'élèvent en cet endroit, occupé aujourd'hui par une maison de religieuses du Sacré-Cœur. Quatrevingts disciples y vivaient sous sa direction.

On les appellera des moines si l'on veut; mais ce qui importe, c'est de ne pas les confondre avec les cénobites de l'Orient. Ceux-ci n'ont d'autre but que leur propre sanctification, sans souci du reste de l'humanité. Or saint Martin fit de ses disciples des hommes utiles à leurs semblables, des serviteurs actifs et libres de l'Eglise; c'est-àdire précisément le contraire de ce qu'étaient les Orientaux. Laissons là la vague description du régime intérieur du monastère, ressouvenir manifeste des Actes des apôtres, intercalé dans son récit par le biographe, et établissons sur des faits le véritable caractère de l'institution de saint Martin. Or dans toutes les expéditions de

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l'évêque contre les temples et les idoles, nous le voyons accompagné de ses moines. Ils sont près de lui, tout pâles d'épouvante, quand l'arbre sacré menace d'écraser leur maître; ils sont près de lui quand les agents du fisc rouent de coups le saint évêque. Une église étaitelle fondée sur les ruines d'un temple païen, fallait-il dans telle ou telle ville un prêtre, un diacre, un évêque même, c'était à saint Martin qu'on le demandait. Ligugé et Marmoutiers étaient moins des monastères que des séminaires pour recruter le clergé des Gaules. Saint Martin formait des missionnaires et des prêtres, non des moines. Ceux-ci ne vinrent que cent ans plus tard, quand le christianisme fut définitivement établi dans les Gaules; et encore apparurent-ils d'abord dans les provinces du sud, depuis plus longtemps chrétiennes et plus cultivées. C'est du biographe lui-même que nous tirons ces précieuses indications. « Il n'y eut pas dans tout ce pays, dit-il, un seul lieu qui ne fût peuplé d'églises et rempli de monastères (frequentissimus ecclesiis, monasteriis repletus); car partout où il avait détruit un temple, il bâtissait aussitôt des églises et des monastères1. » - Ces monastères, qu'est-ce autre chose que des garnisons pour occuper le pays récemment conquis? On en retrouve auprès d'Amboise, à Candé. Il dut y en avoir à Langeais, à Sonnay, à Charnisay, à Tournon, car dans ces divers villages, saint Martin détruisit des temples et fit construire des églises 2; ses moines en furent les desservants. Plusieurs d'entre eux furent choisis pour prêtres et pour évêques par des diocèses lointains où était parvenue la réputation de leur chef. Tels furent Lazare, nommé évêque d'Aix, Héros, évêque d'Arles, Maxime, et enfin son disciple Brixius qui lui succéda sur le siége de Tours. Du reste, le biographe lui-même ne nous laisse aucun doute à ce sujet. « Nous avons vu plusieurs de ces moines, dit-il, devenir évêques; car quelle cité, quelle église ne se fût empressée de choisir ses prêtres dans le monastère de Martin? »>

Ainsi saint Martin n'est ni un Antoine ni un Paul. Ses disciples ne sont ni des anachorètes, ni même des cénobites attachés par leur profession à un monastère où se consume leur vie dans des exercices de piété ou de macération, se maintenant en dehors du mouvement général du pays qu'ils habitent. - De règle écrite, il n'y en a point. point d'occupations fixes et sédentaires. Ces moines d'un nouveau genre voyagent, changent de résidence, détruisant des temples païens et prêchant l'Évangile, ou desservant des églises nouvellement fon

1. Vita beat. Mart., c. x.

2. S. Sév. Dial. III, c. Ix. - Greg. Tur., X, 31. 3. Greg. Tur. Gloria confes., 22.

dées. C'est par là surtout qu'ils se distinguent profondément des Orientaux. En Orient, un abîme séparait le clergé régulier du clergé séculier. Il était sévèrement interdit à un moine de rêver les fonctions ecclésiastiques. Ces tentations, à ce qu'il paraît, poursuivaient souvent jusqu'au fond du désert les malheureux anachorètes. Dans ce degré éminent de sainteté où ils étaient parvenus, le diable leur persuadait sans peine que s'ils étaient diacres ou prêtres, leurs vertus, leur piété attireraient à l'Église un grand nombre de fidèles; quelques-uns même rêvaient les enivrants triomphes de l'éloquence. Dans le silence de leur cellule, loin de la présence et des regards des autres hommes, ils se créaient un auditoire imaginaire et prononçaient à haute voix des sermons admirables. Puis ils célébraient le service divin, accomplissaient avec recueillement tous les actes du saint ministère, heureux d'avoir été prêtres, ne fût-ce qu'en imagination. Or ces innocentes rêveries étaient un artifice du démon. Le moine qui succombait à cette tentation était coupable du péché de vaine gloire, et devait en faire une longue pénitence1, tant l'institution avait eu soin de retrancher complétement le malheureux de la vie, en lui interdisant jusqu'au désir si naturel de travailler au salut de ses semblables. Rien de tel en Occident. Le monastère n'est pas une prison dont on ne doit jamais repasser le seuil. C'est un lieu de retraite momentanée où l'homme se prépare aux devoirs et aux travaux de la vie active. Il ne sent point peser sur lui cette loi de la réclusion perpétuelle qui suffit à détruire tout ressort dans l'âme. Ses rapports avec ses semblables ne sont que suspendus : l'Église peut avoir besoin de lui, il répondra à son appel. En attendant ce jour qui doit le rendre à ses frères, il les visite, il leur parle; il convertit les uns, console les autres, et tempère, par une charité efficace, les durs enseignements du jeûne et de la pénitence. Bien d'autres différences, mais d'importance moindre, séparent le moine d'Occident du cénobite de la Thébaïde. On sait jusqu'à quel point les anachorètes fameux avaient poussé le jeûne et l'abstinence: ce n'étaient plus des hommes, mais des fantômes. Quelques-uns ne mangeaient plus qu'un peu d'herbe une fois par semaine. Le climat de l'Occident et la constitution des hommes ne permettaient pas de telles mortifications. « Ce qui serait gloutonnerie chez les Grecs est nature chez nous, »dit Sulpice Sévère. Ils ne se piquaient pas non plus de dédaigner tout vêtement, comme ce fameux solitaire du mont Sinaï, que Dieu avait dû couvrir de soies comme une bête pour cacher sa nudité. Ils se nourrissaient donc et se vêtaient pour rester sains de corps

1. Cassiani, Institut. monast. Xl, 14.

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et d'esprit; et l'on sait quels hommes sont sortis de ces monastères, jusqu'au jour où, cessant d'être utiles, ils devinrent dangereux.

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Saint Martin mourut à Candé, dans une tournée épiscopale, en 397. On ignore la date de la mort de son biographe. Suivant Gennadius, Sulpice Sévère serait tombé dans l'hérésie des Pélagiens, puis, ayant reconnu et déploré son erreur, il se serait condamné au silence jusqu'à la fin de sa vie, qui eut lieu en 4251. — Mais le pélagianisme ne fut condamné qu'en 418. Or à partir de l'année 405, date de la publication des Dialogues, le nom de Sulpice Sévère ne se retrouve dans aucun auteur. Son vieil ami, Paulin de Nole, cesse de lui écrire. On dirait une conspiration du silence. Les haines que son ouvrage a soulevées se satisfont en le condamnant à l'oubli. Peut-être en eût-il été ainsi de saint Martin lui-même, si dédaigné et si haï de ses collègues dans l'épiscopat, si étrangement bafoué par le dernier des clercs. Mais dans toutes les parties du monde chrétien retentissaient le nom et les miracles de l'évêque de Tours. De l'Italie, de l'Espagne, de l'Afrique, du fond de l'Orient, sa gloire revenait, pour ainsi dire, s'imposer au clergé de la Gaule qui s'obstinait à la méconnaître. Quand la mort eut emporté l'un après l'autre tous ses contemporains, quand la dévotion du peuple eut multiplié les miracles autour de son tombeau, alors on se ressouvint de lui, alors on le proclama égal aux apôtres, alors on lui consacra des églises, on lui éleva enfin cette fameuse basilique dont on essaye aujourd'hui la reconstruction. Un nouveau saint Martin, un saint Martin d'outre-tombe, pour ainsi dire, se substitua à l'ancien.- Grégoire de Tours ne raconte déjà plus les miracles opérés par le saint de son vivant c'est depuis qu'il est mort qu'il en fait le plus. - Le biographe entre de plus en plus dans l'ombre. Qu'est-ce que son récit, si merveilleux qu'il soit, auprès de la réalité de chaque jour? Et d'ailleurs il y a des ombres à son tableau : il s'est permis de relever l'éloge du saint par la critique des mœurs du clergé. Son nom survivra, car il est inséparable de celui de saint Martin; mais son éloge ne sera nulle part; et sur ses dernières années planera cette vague accusation d'hérésie.

1. Baronius, Ann. 431, page 418.

PAUL ALBERT.

III

Florence, 1863.

MONSIEUR,

Il a bien fallu quitter la pauvre Venise. Pour la quatrième fois, je lui ai dit adieu. Jamais je ne m'en suis éloigné sans faire le projet de la revoir un jour; mais l'idée ne m'était point encore entrée dans l'esprit qu'il fût possible d'y revenir et de ne pas la retrouver debout; aussi ai-je éprouvé, cette fois, un véritable serrement de cœur lorsque le convoi, au moment d'arriver à la terre ferme, a passé devant la forteresse de Malghera, que les experts en l'art de détruire appellent la Clef des Lagunes.

Puisque je trouve l'occasion de m'arrêter un moment à Padoue, je veux en profiter pour réparer une omission des Guides en Italie. Ces livres ne manquent pas de recommander à l'attention des touristes, et de décrire avec soin l'immense basilique de Saint-Antoine et l'énorme palais de la Ragione, monuments que tout le monde trouve sans les chercher; et c'est à peine s'ils font mention d'une chapelle abandonnée qui est une des merveilles les plus précieuses de l'Italie septentrionale. De plus, comme on sait que Giotto est venu à Padoue, on lui attribue beaucoup de peintures auxquelles il n'a jamais touché. J'ai vu des Anglais consciencieux, leur livre en main, conduits par d'impudents ciceroni, admirer de bonne foi les trois cents petites fresques de la grand'salle du palais de la Ragione, comme des ouvrages de Giotto. Or, ces peintures ne sont que des images à montrer aux enfants : l'une représente un cheval, l'autre un chameau, celle-ci une plante ou un arbre, celle-là une flamme sortant d'un trou. On y voit une margelle de puits, une porte de prison, les douze signes du zodiaque et quantité de bagatelles; de sorte que l'ensemble produit, à peu de chose près, le même effet que le tableau du noble jeu de l'oie. Les peintures de Giotto ne se

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