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forte d'une expérience nouvelle, retrempa courageusement sa plume au fond de l'encrier. Ses sœurs, comme elle, laissèrent de côté les vers pour écrire un roman. Celui de Charlotte, le Professeur, voyagea en vain d'éditeur en éditeur' et lui fut envoyé avec une réponse assez sèche le jour même où son père subissait l'opération de la cataracte. « Le livre de Currer Bell, » écrit-elle, « ne fut accepté nulle part, ne rencontra même pas le plus petit témoignage de considération ou d'estime, de sorte que quelque chose comme le froid du désespoir commença à envahir son auteur. » Ils étaient à Manchester, au moment de ce nouveau déboire; les préparatifs et les suites de l'opération les retinrent là plus de six semaines, et ce fut pendant ces journées si pleines d'angoisses qu'elle entreprit d'écrire Jane Eyre, le plus lu, sinon le meilleur de ses romans. Les trois sœurs, depuis longtemps, avaient coutume de se communiquer leurs plans de composition, de discuter ensemble l'intérêt des événements comme celui des personnages. On peut donc supposer qu'elle possédait, du moins en partie, le canevas de son roman, lorsqu'elle commença à l'écrire. Elle composait à la façon des grands artistes, ou plutôt de tous les véritables artistes, petits ou grands; elle attendait qu'elle eût une vision distincte et écrivait pour ainsi dire sous la dictée même des personnages. Cette vision cessant, elle restait des semaines, parfois des mois sans rien trouver. Puis un matin, à son réveil, et sans qu'elle y pensât, le fil se renouait, la trame un moment rompue des événements venait se reformer et se continuer devant ses yeux. Ces jours-là, elle se sentait comme «< possédée » et ne trouvait de repos que, lorsque débarrassée de ses devoirs de maîtresse de maison, elle pouvait s'enfermer avec son écritoire. Elle allait terminer Jane Eyre lorsqu'il lui vint à l'esprit de tenter un dernier effort pour son roman du Professeur, qu'elle adressa à des éditeurs de Londres, M. Elder and Smith. Cet éditeur, comme les autres, refusa de le publier; mais ce refus, accompagné d'une critique détaillée, faisait pressentir que le nom encore inconnu de l'auteur ne l'arrêterait point, si son prochain ouvrage lui convenait. Trois mois après il accepta sans hésiter le manuscrit de Jane Eyre. On connaît l'immense succès du livre et combien le public montra de curiosité pour en connaître l'auteur. L'obscure jeune fille, du

1. L'on m'a conté qu'elle oubliait de retirer les timbres-poste du paquet renvoyé, ce qui probablement encourageait peu les éditeurs à accepter le rebut de leurs confrères.

jour au lendemain, devint une femme célèbre que chacun voulut voir et recevoir. Il lui fut impossible de conserver l'anonyme, et un malentendu avec son éditeur l'obligea à aller le trouver à Londres. Elle s'y rendit accompagnée de sa sœur Émily, et comme elles n'y avaient ni amis, ni parents, elles descendirent dans un petit hôtel du Strand, assez triste endroit, au fond d'une cour, hanté d'ordinaire par les commis voyageurs, et qui n'était pas propre à leur donner de l'apparence et du crédit. Les Anglais riches se montrent fort scrupuleux sur le choix du quartier, et un homme, encore moins une femme, n'a le droit de se loger où il lui convient. L'éditeur fut assez surpris en voyant cette adresse, il le fut encore davantage, quand s'étant décidé à aller trouver son auteur, il vit une jeune femme timide, presque embarrassée, ayant dans les façons cette gaucherie naïve que l'on ne rencontre guère que chez les très-jeunes filles. Cependant sa réputation déjà se trouvait fondée, et d'une manière durable. Les femmes, d'ordinaire, n'arrivent à la célébrité que par l'engouement ou par le scandale. La sienne, loyalement conquise, n'eut pas besoin de ce genre de secours, et ce fut le regard levé, d'un front calme, qu'elle put tendre la main aux hommes distingués qui s'apprêtaient à juger sa personne et son talent.

CAMILLE SELDEN.

(La fin prochainement.)

LA

DÉMOCRATIE DES CÉSARS

ROMAINS

1

Au siècle de Voltaire et du sens commun, il y avait un être remuant et bizarre, amoureux de toutes les opinions étranges, défenseur passionné des causes perdues : c'était l'avocat Linguet. Ces esprits hasardeux et prompts au paradoxe ont une utilité qu'il est injuste de méconnaître. Ils servent à contrôler de temps en temps les données du sens commun, à les empêcher de passer à l'état de préjugés ou de formules insignifiantes; ils les rajeunissent par la contradiction, par la critique, et leur rendent, comme à une monnaie usée, la vive empreinte et le relief que le temps avait effacés. Vivent les esprits faux ! n'en perdons point la race; c'est un danger, d'ailleurs, dont nous ne semblons pas menacés. Linguet, esprit très-faux, ne fut même pas à ce titre apprécié de son temps. Nous lui rendrions aujourd'hui plus de justice; il paraît du moins avoir été sincère : l'absurde l'attirait naturellement. Son portrait, gravé par Saint-Aubin, est sa meilleure excuse. Cette physionomie nerveuse et maladive, cet air un peu niais, un peu fou, indique un homme prêt à ne s'étonner de rien, excepté du vrai. On y devine l'esprit étroit qui devait porter une sorte d'innocence naïve dans les plus odieuses apologies. Il aimait assez les Césars, et trouvait que Tacite les avait calomniés : le reste était à l'avenant. C'est lui qui, au temps des discussions de Turgot, de Necker et de Galiani, sur le commerce des grains, s'avisa de soutenir que le pain était un poison lent, et que la pomme de terre, d'introduction récente en France, ne tarderait pas

1. De la noblesse et des récompenses d'honneur chez les Romains, par M. Naudet, de l'Institut (Durand, rue des Grés, 7). Les Empereurs romains, par M. Zeller, maître de conférences à l'École normale (Didier, 35, quai des Augustins).

à acquérir sur notre sol « les propriétés redoutables du blé. » La liberté ne lui semblait pas offrir des propriétés moins redoutables que celles de la pomme de terre; l'importation accomplie par La Fayette l'effrayait autant que celle de Parmentier. Linguet possédait une effronterie candide qui plus tard eût fait sa fortune littéraire; mais il devançait son siècle, et son siècle ne l'écouta pas. Il lui manqua une certaine classe de lecteurs, que nous avons vu se former, effarée, ahurie, et devant laquelle les Fontanaroses de l'histoire peuvent tout oser impunément. Pauvre Linguet! on se contenta de rire de ses paradoxes; on continua, comme si de rien n'était, à s'empoisonner avec le pain, et l'on essaya d'acclimater en France la pomme de terre et la liberté; la pomme de terre seule a bien pris.

Aujourd'hui il faut répondre à Linguet. On ne peut plus se contenter du silence; le sens commun n'a plus le droit de se montrer si dédaigneux. La thèse de Linguet, en l'honneur des Césars, a été reprise avec une addition notable d'arguments inattendus. Le plus hardi est celui qui fait du césarisme un gouvernement démocratique dans lequel, on veut bien l'avouer, la liberté ne figurait guère, non plus que l'égalité sans doute, au moins l'égalité vraie, -car qu'est-ce que l'égalité, là où un seul homme est tout et le reste rien? Mais, dit-on, c'était une société où l'on trouvait du moins une sorte d'égalité relative, celles des moutons devant le boucher. Malheureusement pour cette thèse, moins honorable pour l'espèce humaine que consolante pour les basses jalousies, un savant qui connaît l'empire romain mieux que personne, M. Naudet, nous aidera à prouver que le césarisme était l'inégalité même, inégalité capricieuse à bien des égards, mais constante au moins en certains principes d'hiérarchie et de subordination.

Quant à l'histoire exacte et scrupuleuse de M. Zeller, par le simple exposé des faits, elle nous fournira l'occasion d'examiner la valeur de quelques autres réhabilitations partielles hasardées en l'honneur des Césars et surtout du césarisme. En effet, l'histoire qu'on nous a forcés ainsi d'interroger de plus près, l'histoire, si faussée qu'elle soit, ne permet guère de réhabilitations personnelles; il faut en prendre son parti. On peut encore risquer quelques théories suspectes en faveur de l'institution; quant aux Césars, ils sont jugés à tout jamais, et grâce à cette enquête nouvelle provoquée par leurs amis posthumes, Tacite est justifié.

Écartons donc tout d'abord une question désormais inutile, et à

laquelle il a été facile de répondre. Il n'était pas nécessaire d'avoir beaucoup fouillé les textes pour savoir à quoi s'en tenir sur les qualités personnelles des Césars, sur les vertus qu'on leur a subitement découvertes et les mérites qu'on leur a improvisés. Deux observations bien simples suffisaient pour prouver que Tacite ne les avait nullement calomniés. D'abord on avait oublié de reconnaître que, sur les points essentiels, son témoignage était confirmé, non-seulement par l'indifférent Suétone, pour qui le vice ou la vertu, le crime ou l'héroïsme sont simplement des curiosités piquantes, mais encore par les adulateurs mêmes des Césars, j'entends du César vivant : car s'ils flattent le prince régnant qui les paye, tous se dédommagent à l'égard de ses prédécesseurs. Dion Cassius, pour s'être aplati devant Commode, n'en est pas moins sévère pour les autres Césars: Stace, Martial, Quintilien, ont pu vanter Domitien, et se laisser attendrir par les beaux yeux de la cassette impériale '; mais ils vantent également tous les ennemis des Césars morts, mais ils flétrissent aussi énergiquement que Tacite les tyrans passés dont ils n'ont rien à attendre :

Bravons les tyrans abattus,

Et soyons aux gages des autres.

Ces vers de Joseph Chénier nous résument le programme de ces gens-là. Si l'on respecte l'autre qui vit, on dit leur fait aux gens tombés; c'est une véracité peu compromettante, mais qui prouve au moins la force et les exigences de l'opinion publique. Sous Domitien, on vantait Domitien; mais on flétrissait Néron, on exaltait Caton, Brutus, Thraséa, etc.; c'était la tradition, et il fallait bien s'y conformer. Cette justice rétrospective était la rançon des mensonges actuels. A l'égard des Césars les auteurs chrétiens ne sont pas moins sévères. Il est vrai que, comme Tacite ou les stoïciens, on les trouvera peut-être un peu suspects: les chrétiens n'étaient-ils pas, eux aussi, de ces hommes gênants que les empereurs se voyaient contraints de supprimer?

Mais lors même que de graves, d'unanimes témoignages ne viendraient point confirmer la parole de Tacite, il y a un témoin infail

1. Martial vécut assez longtemps pour que son idole, Domitien, passât, même pour lui, à l'état de monstre: sous Trajan, Martial arriva à dire du mal de Domitien, et peut-être même à en penser.

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