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« Et moi j'affirme, s'écrie Quincey ', qu'elle n'en a jamais rien fait et qu'en aucun sens le mot pensé n'est applicable à ce cas. Ici, c'est la France qui calomnie la Pucelle et c'est l'Angleterre qui prend sa défense. M. Michelet peut seulement avancer, en s'appuyant sur un raisonnement a priori, que toute femme est susceptible d'une semblable faiblesse; que Jeanne était une femme; qu'elle était donc susceptible de cette défaillance. Moi, au contraire, j'argumente non d'après les tendances présumables de la nature, mais sur les faits connus de la matinée du supplice. Comment donc, je le demande, sinon par l'effet d'une pureté égale à celle de l'or, par sa douce et sainte attitude, par la noblesse incomparable de son maintien, la pauvre fille eût-elle arraché des larmes aux ennemis, qui, jusqu'alors, la traitaient en sorcière, des larmes d'enthousiasme et d'admiration? » - « Dix mille hommes pleuraient, dit M. Michelet lui-même. Comment donc, soutenue par une fermeté, rehaussée d'un charme angélique, eût-elle poussé ce soldat anglais, qui avait juré d'apporter un fagot à son bûcher et qui remplit son vœu sinistre, à s'éloigner vers une pénitence éternelle, disant qu'il avait vu une colombe sortir des cendres et prendre son vol vers les cieux ?... Et si tout cela ne suffisait pas encore, je rapporterais le dernier acte de sa vie comme faisant foi pour elle. Le bourreau avait mis le feu au bûcher, et la fumée, déjà, s'élevait en masses houleuses. Un moine se tenait aux côtés de Jeanne, et, s'oubliant dans son sublime ministère, ne voyait pas le danger. Et

c'est-à-dire l'âme du monde, a réalisée par Israël ». Supprimer les prophètes pour s'établir voyant, c'est plaisant et logique.

1. Op. cit., p. 215.

alors, quand le suprême ennemi léchait les pieds du bûcher pour l'étreindre, la plus noble des filles ne pensa qu'au prêtre, au seul ami qui n'eût pas voulu l'abandonner, et pas du tout à elle-même, lui ordonnant, presque dans son dernier soupir, de songer à lui, de se conserver, et, elle, de l'abandonner à Dieu ! Cette fille, dont le dernier accent fut une manifestation d'abnégation sublime, n'a pu prononcer le mot rétractation ni avec ses lèvres, ni dans son cœur. Non, elle ne l'a pas fait, je l'affirmerais, un mort se levât-il du tombeau pour jurer le

contraire. >>

Poète pour poète, Quincey contre Michelet, l'affirmation, malgré son intrépidité de part et d'autre, n'en a pas plus de valeur et le point historique resterait en litige; mais de ces citations se forme, si nous ne nous trompons, l'idée bien nette d'une Jeanne d'Arc très vivante et très semblable à l'humble fille qui porte ce grand nom; une Jeanne d'Arc offrant la séduction irrésistible d'un être idéal qui aurait existé, une sorte de fée Morgane agile, belle et bienfaisante qui ne se laisserait toucher que par les vierges et par les petits enfants. Il ne faut pas moins que les interrogatoires et les dépositions de deux procès pour placer en pleine histoire cette jeune fille qui semble avoir vécu un fragment de légende épique. Supposons un instant que ses exploits et sa fin formassent la matière d'une histoire biblique, et on entrevoit les belles théories qui démontreraient d'une manière irréfutable que Jeanne est l'héroïne d'un vieux conte populaire dont on ressaisit les migrations dans diverses contrées et qui exprime les aspirations généreuses d'une société naissante. Au lieu de cela, Jeanne est un des personnages les plus certains de l'histoire, un des êtres

les plus parfaits de l'humanité, une des âmes les plus saintes du christianisme. Sa carrière militaire nous déconcerte, son procès nous angoisse et sa mort nous émeut. A grand'peine gardons-nous notre sang-froid et nos invectives à l'égard de ces juges, de ces assesseurs et de ces bourreaux qui veulent voir mourir une femme. Mais, ici encore, Quincey nous donne le trait juste, celui qui évoque la grande âme de Jeanne et son attitude éternelle devant la postérité. C'est quand il trace la vision qu'il prête, à l'heure suprême, aux deux personnages en qui s'incarne le drame de Rouen Jeanne d'Arc et l'évêque de Beauvais, la condamnée et le juge.

Évêque de Beauvais, ta victime est morte dans les flammes d'un bûcher, et toi sur un lit de plumes. Mais, va, cela se ressemble bien souvent dans les dernières minutes de la vie ! Dans la crise d'adieu, quand sont ouvertes les portes de la mort et quand la chair se repose de ses combats, souvent le torturé et le bourreau obtiennent de la chair ennemie la même trêve; tous deux semblablement glissent dans le sommeil ; tous deux semblablement s'éveillent dans le rêve. A l'heure où les brouillards de la nuit s'amassent autour de vous, évêque et fille des champs, quand les pavillons de la mort vont clore sur vous leurs tentures d'ombre, je veux déchiffrer, dans ces ténèbres immenses, les principaux traits de vos deux fuyantes visions.

« La bergère libératrice de la France, du fond de sa prison, du pied de son bûcher, du milieu des flammes où elle agonisait, à l'heure où commença son rêve suprême, vit la source de Domrémy et les forêts pleines de majesté où elle avait erré dans son enfance. La célébration de cette fête de Pâques, que l'homme avait refusée à son

cœur défaillant, la résurrection du printemps dont l'avait privée l'obscurité des cachots (elle, si altérée de la liberté glorieuse des bois), lui furent alors restituées par Dieu, comme des joyaux que des brigands lui auraient ravis. Avec elles peut-être (car les minutes de rêve peuvent embrasser les âges), Dieu lui rendit-il le bonheur de l'enfance ? Par un spécial privilège, dans ce rêve d'adieu, une seconde enfance fut peut-être créée pour elle, non attristée, comme la première, par l'ombre d'une redoutable mission à accomplir. Cette mission était désormais remplie ; la tempête était tombée et les derniers lambeaux des orageux nuages étaient déjà emportés très loin. Le sang qu'elle avait à fournir était tiré ; les larmes qu'elle avait à répandre répandues jusqu'à la dernière. La haine qui lui montait de tous les regards, elle l'avait fièrement contemplée, et elle avait supporté tout cela, et elle avait survécu ! Et sur l'échafaud, dans la dernière lutte, elle avait su glorieusement triompher, victorieusement recevoir les traits de la mort, au milieu des larmes de dix mille ennemis, au milieu des glas succédant aux glas, et des sonneries répondant aux sonneries, pendant que les clairons saluaient son martyre!

« Évêque de Beauvais, parce que l'homme à la conscience mauvaise est, dans ses rêves, guetté et poursuivi par les plus épouvantables de ses forfaits et parce que, sur le miroir mouvant formé sur les marais de la mort (comme les miroirs menteurs du mirage dans les déserts d'Arabie), apparaissent surtout les douces figures de celles s que cet homme a perdues, je suis certain que toi aussi tu as vu Domrémy dans ta suprême vision. Cette source dont les témoins ont tant parlé s'est montrée à tes yeux dans la rosée du matin. Mais ni la rosée ni

l'aube bénie ne pouvaient enlever de sa surface souillée les traces brillantes d'un sang innocent. Près de cette fontaine, tu as vu, évêque, une femme assise qui se cachait la figure. Mais, comme tu approches, cette femme lève vers toi sa face carbonisée. Domrémy pourra-t-il reconnaître les traits de l'enfant que jadis il a connue ? Non, mais toi, évêque, tu les reconnais bien.

« Grand Dieu ! quel gémissement ont entendu les valets qui veillent près du lit où repose Sa Grandeur ? Il sort du cœur anxieux de leur maître, qui, à ce moment, fuit la fontaine et la femme, et cherche un refuge dans les forêts lointaines. Mais cette femme, il ne saurait l'éviter de cette façon ; il doit, avant qu'il meure, la voir une fois encore. Dans les forêts, où il va chercher la pitié, pourra-t-il trouver un instant de répit ? Non, car un bruit de pas vient l'y relancer encore ! Dans les clairières où, seuls, les cerfs devraient bondir, passent des armées et s'assemblent des nations... Mais quelle est donc cette charpente que des mains humaines dressent avec tant de hâte ? Est-ce l'échafaud d'un martyr et vont-ils, une seconde fois, y traîner la fille de Domrémy?

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«Non, c'est un tribunal qui s'élève jusqu'aux nuages et près duquel deux nations attendent les procédures. Monseigneur de Beauvais va-t-il encore s'asseoir sur le siège du juge et compter encore les heures de l'innocent? Ah! non! le voici au banc des accusés. Tout est prêt, la chambre est remplie, la Cour gagne ses sièges, les témoins sont rangés, le juge prend sa place. Mais voici l'imprévu : « Vous n'avez pas de conseil, Monseigneur ? — Je n'ai pas de conseil ni au ciel, ni sur la terre, je ne trouve d'avocat qui veuille m'assister. En êtes-vous donc à ce point d'abandon? Hélas ! le temps est court, le bruit

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