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souterraine; à l'ingénieur qui, grâce à ses connaissances techniques, peut creuser le puits ou la galerie de la mine, que sont dus et que seront dus, tant qu'il y aura de l'eau à utiliser et de la houille à extraire, les travaux des mineurs, la marche des métiers, l'irrigation des campagnes ou l'alimentation des villes. Ils ont vu, ils ont montré, ils ont donné; les autres ne font que recueillir.

Produire, c'est mettre au jour.

Un seigneur italien passait un matin devant une chaumière sur la porte de laquelle un enfant, armé d'un mauvais couteau, taillait un morceau de bois.

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<< Que fais-tu là, petit, lui dit-il; tu fais un cheval?

— « Monseigneur, répondit l'enfant, qui devait être plus tard sculpteur de mérite, je ne le fais pas, je le découvre. »

N'est-ce pas la même vérité qu'à son tour exprimait dans son beau langage notre La Fontaine?

Un bloc de marbre était si beau
Qu'un statuaire en fit l'emplette.
Qu'en fera, dit-il, mon ciseau ?
Sera-t-il dieu, table ou cuvette?
Il sera Dieu même je veux
Qu'il ait en sa main un tonnerre.

Tremblez, humains, faites des vœux;

Voilà le maître de la terre.

Le bloc de marbre, c'est la nature; le statuaire, c'est l'homme. A mesure qu'il devient plus habile; à mesure que, par la vue de l'esprit, il pénètre davantage l'essence de ces matières brutes qui l'entourent; à mesure qu'il apprend à connaître les lois de la pesanteur, la direction des vents, les courants des fleuves et des mers; que dans cette marmite, qui depuis l'origine avait fait trembler son couvercle, il surprend le secret de la force qui va faire marcher les navires et mettre en mouvement les métiers les plus délicats et les engins les plus gigantesques; à mesure qu'il sait faire cela, qu'il transforme, qu'il façonne, qu'il approprie, il produit. La production n'est qu'un ensemble de façons, mais de façons utiles, et de plus en plus utiles, données aux choses.

Aux choses, dis-je, et aux hommes. Car, pour que les hommes puissent façonner les choses, il faut qu'ils soient façonnés euxmêmes. Et voilà pourquoi, Messieurs, la production n'est pas d'essence matérielle. Dans le grand domaine qu'elle embrasse, dans le grand domaine de l'industrie, en prenant ce mot dans l'acception la plus large, les économistes distinguent des parties ou,

pour mieux dire peut-être, des étapes diverses. Il y a ce qu'ils appellent l'industrie extractive, c'est-à-dire celle qui se borne à prendre les choses telles que la nature les a spontanément préparées. Il y a l'industrie agricole, qui, tirant parti des qualités et des aptitudes de la terre, obtient d'elle, par une direction intentionnelle, des moissons, des fruits, des animaux qu'elle n'aurait pas naturellement portés. Il y a l'industrie manufacturière, qui, s'emparant de ces produits spontanés ou artificiels et les soumettant à des manipulations plus ou moins variées, en fait ce que nous appelons des produits fabriqués. Il y a l'industrie voiturière ou commerciale, qui, recevant des uns pour porter aux autres, enlevant d'ici et mettant là, donne aux lieux ou aux hommies ce qu'ils n'avaient pas et, par conséquent, produit pour eux tout aussi réellement que peuvent produire sur place les précédentes. Et puis, à côté de tout cela, au-dessus de tout cela, ou à la base de tout cela, il y a les grandes industries morales, les grandes industries éducatives, qui, en donnant aux hommes des facultés et des habitudes qui leur permettent d'employer les autres, contribuent autant qu'elles et plus qu'elles à l'œuvre de la production. Il y a le corps et il y a l'âme du travail.

Et c'est pourquoi, Messieurs, nous ne pouvons pas, nous autres économistes, qui avons la prétention (que je puis bien avouer ici assurément, car, s'il en était autrement, je ne serais pas devant vous) de faire de l'économie politique une science morale; nous ne pouvons pas trop insister sur la nécessité d'améliorer les hommes pour améliorer la condition des hommes. Et nous mettons avec raison la sécurité, la paix, les bonnes institutions, les bonnes lois, les bonnes habitudes au premier rang des éléments d'un bon régime économique. Sans respect mutuel les hommes seraient, en face des ressources mises à leur disposition, comme ces singes du Jardin des plantes qui, au lieu de prendre tranquillement leur part de la pâtée qu'on leur apporte, renversent l'écuelle en se la disputant. «Si les hommes savaient combien ils se rendent de services, a-t-on dit avec raison, il s'aimeraient davantage. »

Tous nos maux, disait un jour M. Thiers, qui ne se piquait pas pourtant d'être économiste, viennent de ce que nous ne nous aimons pas assez. »>

Nous ne nous aimons pas assez, cela est vrai; et nous ne savons pas assez combien nous avons de raisons de nous aimer. Par la force des choses cependant, et parfois malgré nous, nous sommes à toute heure, et en toute chose les serviteurs les uns des autres. Ce que nous appelons, dans le langage de l'école, la division du travail n'est rien moins, comme l'a bien dit mon savant ami M. Dameth,

professeur à l'Académie de Genève, que « le miracle de la sociabilité humaine. » Et ce n'est pas au hasard que M. Baudrillart, mon excellent confrère, a intitulé l'un des chapitres de son « Manuel d'Économie politique»: De la division du travail ou de la coopération. L'homme, en effet, est constitué de telle sorte que, pour le moindre objet, il est obligé de recourir, sciemment ou non, à l'assistance de milliers et de milliers de ses semblables, lesquels sont dans le même cas. Et, par la vertu de cette assistance réciproque, chacun arrive à obtenir des résultats mille et mille fois supérieurs à ceux qu'il pourrait obtenir directement avec la même somme d'efforts. Il n'y a pas un de nous, je dis le plus habile, le plus fort et le plus intelligent, qui soit capable de faire, dans le cours d'un siècle, la centième partie de ce qu'il consomme dans un jour ou dans une heure. Voici un verre qui se vend quinze centimes, le prix d'une demi-heure de travail. Quelle existence suffirait à accomplir toutes les opérations préparatoires et autres qu'il a exigées? Voici une montre, grâce à laquelle nous portons dans notre poche le mouvement visible ou invisible du monde, et qui, sous la pression de nos doigts, emmagasine, pour nous la rendre en détail, la quantité de force nécessaire pour que son mouvement se continue avec régularité pendant trente ou trente-six heures. Elle vaut vingt francs, le prix de deux journées peut-être de travail. Demandez au plus habile ouvrier horloger de vous la faire à lui tout seul; vous verrez le temps qu'il y mettra et le prix auquel elle reviendra. Que serace si nous songeons à l'extraction des métaux, à la fabrication des outils, à l'installation des ateliers, etc.?

« J'ai lu votre livre, écrivait Voltaire à J.-J. Rousseau. En vérité, il donne envie d'aller tout nu et de marcher à quatre pattes. » C'est à ce genre de bonheur que nous arriverions bien vite sans la division du travail. « Le plum-pudding lui-même, a dit une femme distinguée, miss Martineau, suppose une division du travail qui confond l'imagination. »

D'où vient cette fécondité, relativement prodigieuse, de la division du travail? Je ne puis, dans cette revue sommaire, en donner une analyse détaillée; mais je rappellerai la puissance de l'habitude, cette seconde nature qui, en nous rendant familière une tâche souvent répétée, nous la fait accomplir avec une promptitude et une rapidité absolument incompréhensibles pour ceux qui y sont étrangers. Essayez seulement, si vous n'êtes pas musicien, de jouer du violon, ou si vous n'êtes pas menuisier, de raboter une planche. A. Smith a noté ensuite ce qu'il appelle l'épargne du temps, c'est-àdire l'économie réalisée sur les pertes de temps nécessitées par les changements d'occupation. Il y a encore la simplification des tâches et l'emploi meilleur des aptitudes diverses, très suffisantes parfois

et même très satisfaisantes pour une tâche spéciale, mais absolument insuffisantes pour des tâches plus étendues. Le boiteux, le bossu, le chétif, incapables de labourer la terre ou de battre le fer sur l'enclume, peuvent faire d'excellents bijoutiers, des horlogers habiles, des comptables de mérite, voire des professeurs ou des savants de premier ordre. On cultive et on forge pour eux; ils pensent, étudient et calculent pour les autres. Et c'est en ce sens que le docteur Quesnay, au siècle dernier, a pu dire que «< tous labourent et tous sèment ».

Et puis, Messieurs, la division du travail entre les individus n'est pas tout; il y a aussi, et ce n'est pas de moindre importance, la division du travail entre les lieux et les temps. La montagne envoie ses bois ou ses vins à la plaine, et la plaine donne à la montagne ses blés ou ses chanvres. Le fer et la houille, produits loin des villes, viennent s'y transformer en outils. Le thé, le café, le cacao, les épices, nous sont fournis par les pays qui les produisent; et, à notre tour, nous fournissons à ces pays les produits du nôtre. Toutes les aptitudes et toutes les supériorités locales deviennent ainsi universelles. Chaque pays, chaque région entre, en quelque sorte, en participation du patrimoine du monde entier. Et, comme je l'exposais devant vous, il y a trois ou quatre ans, avec plus de détail, l'humanité, si elle voulait bien seulement ne pas mettre obstacle par des lois arbitraires à la division internationale du travail, ne serait plus qu'un seul atelier, un seul marché et une seule famille.

Mais tout cela, Messieurs, dans la mesure dans laquelle peu à peu nous le réalisons, n'est possible que parce que nous travaillons; et nous ne travaillons que parce que nous trouvons profit à le faire; parce que, lorsque nous avons pris la peine d'approprier les choses à notre usage, nous y trouvons notre compte. L'appropriation est à la fois l'adaptation des dons de la nature à l'usage de l'homme, et, comme le mot lui-même le dit, l'affectation de ces choses à l'usage personnel de celui qui les a adaptées à son service, ou la propriété.

Tout le monde, malheureusement, ne comprend pas cette vérité si simple, et il n'y a pas trop à s'en étonner. Les apparences sont trompeuses. Et c'est pourquoi, Messieurs, s'il faut toujours combattre l'erreur, il faut prendre garde de jeter trop durement la pierre à ceux qui sont à la fois les dupes et les victimes de l'erreur. Il y a des gens qui, voyant de grosses parts et de petites, se figurent que celles-là ont été faites aux dépens de celles-ci; qu'il n'y a des riches, en d'autres termes, que parce qu'il y a des pauvres, et réciproquement. Ces gens-là ne se doutent guère de la façon dont la richesse a été enfantée. Ils croient que la propriété n'a été qu'un

partage, une spoliation, et ils prennent au sérieux ces déplorables déclamations, répétées de bouche en bouche et de livre en livre, sur la communauté primitive et l'égal droit des hommes au grand banquet de la nature. « O mon doux Jésus, s'écriait Paul-Louis Courier, préservez-nous du malin... et de la métaphore! »

Le banquet de la nature, Messieurs, mais c'était la racine sauvage, le fruit sauvage, l'animal sauvage; le fruit, non pas de la haie (il n'y avait pas même de haies), mais du buisson, l'animal disputant à l'animal sa pâture et sa proie. C'est la propriété qui, par ses conquêtes graduelles, a dressé la table et l'a servie. Et si l'homme possède aujourd'hui quelque chose, s'il y a des champs, des vergers, des usines, des moissons assurées; s'il y a du pain et des vêtements, c'est parce que le travail, stimulé par l'intérêt personnel, les a peu à peu tirés du grand magasin dans lequel ils étaient enfermés. La nature, comme on dit, tient le coffre-fort, un coffre-fort inépuisable. Soit, mais il faut en avoir la clef, et il faut savoir s'en servir.

On trouve chez tous les peuples, tant c'est une idée du bon sens primitif, des légendes qui expriment cette vérité. Nous connaissons celles de l'Inde et celles de l'antiquité grecque; Triptolème, Bacchus, Cérès, élevés au rang des dieux pour avoir appris aux hommes à boire et à manger. Je trouve chez les Indiens d'Amérique un récit moins connu, mais non moins significatif, qui montre agréablement combien la propriété, au lieu de prendre, donne et montre; ce qui est une manière de donner. Le voici :

Un jeune Indien, arrivé à l'âge où l'on peut être admis dans la société des hommes, s'était retiré dans le désert pour y subir l'épreuve du jeûne traditionnel. Car, dans ces régions où l'on vit de chasse et de guerre, dans ces régions où la propriété et la culture n'existent qu'à l'état rudimentaire, la privation absolue de nourriture est un accident auquel il faut toujours s'attendre, et l'on n'est pas un homme quand on n'est pas en état de la supporter pendant plusieurs jours. Notre Indien se recueillait en présence du Grand-Esprit, de ce Grand-Esprit auquel croient naïvement ces gens simples qui n'ont pas appris encore, comme certains de nos contemporains, à « savoir », de source certaine, ce qu'il y a et ce qu'il n'y a pas de l'autre côté de la tombe; et, dans la solitude. de sa méditation, il implorait quelque inspiration qui pût le rendre utile à ses semblables.

Tout à coup se dresse devant lui un beau jeune homme tout de vert habillé, sur la tête duquel flotte au vent un élégant panache. « Le Grand-Esprit t'a entendu, lui dit ce nouveau venu, et il veut bien t'éprouver. C'est lui qui m'envoie te défier; si tu es vainqueur, tu obtiendras ce que tu désires. » Et la lutte, d'après la légende,

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