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« Le jugement, la courage, la persévérance nécessaire pour organiser de nouvelles entreprises et les faire réussir prennent quelquefois des proportions héroïques. Les hommes qui possèdent ces qualités sont amplement rémunérés. Ce n'est que justice. La capacité de fonder et de conduire une grande entreprise industrielle, commerciale et financière ne se rencontre pas souvent. Les grands capitaines de l'industrie sont aussi rares que les grands généraux. Les hommes de routine, les hommes qui peuvent suivre une direction donnée ne sont pas difficiles à trouver. Les hommes qui savent penser, combiner, diriger, sont moins communs. Ils sont payés en proportion de l'offre et de la demande. Ils rendent de grands services aux gens qu'ils réunissent autour d'eux, qu'ils organisent, auxquels ils font gagner plus qu'ils n'auraient obtenu sans eux. Ils y trouvent aussi leur avantage, mais ils y contribuent plus que personne, par la direction que seuls ils savent donner à l'entreprise. Dans aucun sens on ne peut dire, que l'homme qui amasse de la fortune, dans une industrie légitime, exploite ses employés et fait son capital aux dépens de qui que ce soit. La richesse qu'il obtient n'aurait pas existé sans lui. L'accumulation de grandes fortunes n'est pas un fait qu'on doive regretter, c'est une condition nécessaire du progrès. Si nous mettions une limite à l'accumulation de la richesse, nous dirions à nos producteurs les plus utiles : nous ne voulons pas que vous nous rendiez, au delà d'un certain point, les services dont vous savez si bien vous acquitter. C'est comme si nous voulions tuer nos généraux en temps de guerre. On parle beaucoup, dans le cant d'une certaine école, « des vues éthiques sur la richesse », et l'on nous dit que les hommes arriveront un jour à un tel degré de perfection, que, quand ils auront amassé quelques millions, ils seront prêts à continuer de travailler sans rémunération, pour le plaisir de payer les impôts de leurs concitoyens. C'est peut-être vrai. C'est une prophétie dont il est aussi impossible de nier la réalisation, qu'il est insensé de l'affirmer. Si un temps arrive où de tels hommes vivront, les gens de cette époque s'arrangeront en conséquence. Il n'en existe pas aujourd'hui, et nous qui vivons maintenant, nous ne pouvons pas conformer nos actions sur ce que seront les hommes dans une centaine de générations. >>

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M. Sumner démontre qu'aux États-Unis, et cela pourrait s'appliquer ailleurs aussi, — dans les circonstances actuelles, les employeurs n'ont aucune supériorité sur leurs employés, que l'avantage serait plutôt du côté de ces derniers. Les conditions économiques sont en leur faveur. Toute proportion gardée, le travail intellectuel est bien moins rétribué que le travail manuel.

Avant de s'apitoyer sur le sort du « pauvre », dont le nom sert de prétexte à tant de déclamations, dont l'intérêt est mis en avant chaque fois qu'il s'agit de défendre un acte douteux, ou une institution équivoque,

l'auteur se demande : « Où est-il? Qui est-il ? Qui l'a jamais vu? Quand a-t-il gagné quelque chose à tous les efforts faits en sa faveur? Quand n'a-t-il pas été évident que lorsque son nom et son intérêt étaient évoqués, c'était quelqu'un d'autre qui devait en tirer tout le profit, quelqu'un de trop avisé pour être pauvre, de trop paresseux pour devenir riche par l'économie et le travail? » C'est que M. Sumner veut attirer notre attention sur un être sacrifié, patient, laborieux, auquel personne ne songe, dont personne ne s'occupe, et qui pourtant mérite notre sympathie et notre respect, car il supporte un bien lourd fardeau. C'est l'homme oublié, celui qui fait les frais de tous les projets de réorganisation sociale, qui porte le poids de toutes les expériences et erreurs législatives. « C'est un citoyen sobre, honnête, industrieux, inconnu en dehors de son petit cercle, payant ses dettes et ses impôts, supportant son église et son école, lisant le journal de son parti et applaudissant à son politicien favori.

« L'homme oublié n'est pas un pauper. Il appartient à son caractère d'épargner. C'est un capitaliste, quoique sur une bien petite échelle. Il est un «< pauvre » homme dans le sens populaire du mot, mais non dans le sens correct. C'est un des traits constants de l'existence de l'homme oublié, qu'il court un nouveau danger chaque fois qu'on discute la question du pauvre. Puisque l'homme oublié a quelque capital, tous ceux qui s'intéressent à lui voudront assurer la sécurité du capital, en soutenant l'inviolabilité des contrats, la stabilité du crédit. Et tous ceux qui porteront intérêt à l'homme oublié passeront pour amis du capitaliste et ennemis du pauvre. »

La colère populaire, continue-t-il, s'élève contre le capital, les banques, les sociétés, et elle a tort : elle ne s'élève pas contre les vrais abus, le gaspillage des ressources publiques, l'habitude prise par quelques-uns de vivre aux dépens des autres. Le grand mal social contre lequel il faut combattre, c'est le tripotage (jobbery) sous toutes ses formes. Il y a abus dans les dépenses pour les monuments publics, qu'on élève là où le besoin ne s'en fait pas sentir, ou qui absorbent au delà du nécessaire. Les pensions sont l'occasion de mille abus. Il y a abus chaque fois qu'on veut que le gouvernement achète des navires en mauvais état, creuse des canaux qui ne rapporteront rien, fournisse des capitaux pour des entreprises dont les profits passeront entre les mains de quelques individus. On appelle tout cela « développer nos ressources », mais en vérité c'est vouloir que les uns vivent aux dépens des autres.

«La plus grande jobbery de toutes, c'est un tarif protecteur. C'est la corruption la plus profonde de toutes les idées économiques et politiques. C'est sur une grande échelle le système de vivre les uns aux dépens des autres. Le pillage des uns par les autres ne produit rien. C'est du gaspillage pur. Tout ce que les intérêts protégés gagnent est enlevé à

quelq'un. On parle toujours de l'industrie américaine et du travailleur américain, mais toutes les fois qu'une industrie n'est pas une source directe de richesse, il y a deux travailleurs et deux industries à considérer celle qui reçoit et celle qui donne. Dans toute jobbery c'est la même chose. Il y a une victime qui paye pour tout le gaspillage et pour toutes les extravagances. Qui est-elle ? L'homme oublié.

« Il y a des nations qui dépensent de l'argent pour bâtir des palais, pour maintenir des armées, pour construire des navires de guerre. Ces choses sont glorieuses et frappent l'imagination, mais nul ne doute qu'elles ne rendent plus dure la vie des paysans et des ouvriers, gens insignifiants et de peu d'importance, qui payent pour tout cela. Nous, Américains, nous n'avons ni palais, ni armées, ni navires de guerre, mais nous dépensons notre argent à protéger des industries. Une grande manufacture protégée est un poids encore plus lourd pour les hommes et les femmes oubliés, qu'un navire de guerre. »

Il faudrait pouvoir citer au long un exemple pris entre mille, qui fait voir d'une façon évidente l'iniquité du système qui oblige de pauvres femmes à payer leur fil bien au delà du prix auquel la liberté commerciale pourrait le leur offrir, parce qu'en s'acharnant à vouloir créer une industrie, on n'a pas compris la différence entre avoir besoin de fil et avoir besoin de filature ». Mais l'espace me manque et j'ai peur d'avoir abusé de la patience du lecteur. « Il est clair, continue M. Sumner, que l'homme et la femme oubliés sont la force productive du pays. L'homme oublié travaille et vote, souvent il prie, mais l'affaire principale de sa vie est de payer. C'est un être obscur, mais, qui mérite autant que lui d'attirer l'attention de l'homme d'État, de l'économiste social? Celui qui, en étudiant les sciences sociales, arrivera à apprécier le cas de l'homme oublié, deviendra un partisan convaincu du raisonnement strictement scientifique en sociologie, et un sceptique incorrigible pour tout projet d'amélioration de la société. Il se demandera toujours : Quel est l'homme oublié qui payera pour tout cela? »

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Le dernier chapitre : Pourquoi nous devons nous aimer les uns les autres, est une réponse victorieuse à ceux qui accusent l'économie politique d'être une science égoïste, aride, qui dessèche le cœur et enlève toute espérance. M. Sumner commence par déclarer « qu'après le vice, la chose pernicieuse est la charité, dans son sens le plus répandu ». Sa conviction intime n'en est pas moins que l'homme sans sympathie ni sentiments généreux est un être assez peu estimable, « a very poor creature; mais, dit-il, les charités publiques, et particulièrement les charités légales, n'entretiennent les sympathies et n'élèvent les sentiments de personne ». Au contraire du sentiment de miséricorde, chanté par le poète anglais, qui bénit celui qui donne et celui qui reçoit, la charité légale a une influence démoralisante et sur celui qui l'exerce et sur ceux 40 SÉRIE, T. XXIV. 15 novembre 1883.

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qui en sont l'objet. Ce n'est pas une raison de croire que nous ne devons pas nous venir en aide les uns aux autres; au milieu des dangers et des hasards de la vie, les hommes se doivent aide et sympathie, mais ce sont des relations personnelles, qui sont réglées par la raison et la conscience, et il n'y a pas lieu à des projets impersonnels et mécaniques. Dans un État libre, les différents groupes dans lesquels la nation se si tant est que le mot décompose, les différentes classes de la société soit applicable à l'Amérique-se doivent de la bienveillance, un respect réciproque et des garanties mutuelles de liberté et de sécurité, — « good will, mutual respect and mutual garantees of liberty and security », est la conclusion du livre de M. Sumner, et l'on n'en peut souhaiter une S. R. meilleure.

telle

QUATRE ANNÉES AU CONGO, par CHARLES JEANNEST.
Charpentier, 1883.)

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«Non licet omnibus adire Corinthum.»Il n'est point permis à tout le monde d'aller au Congo, cette curieuse contrée de l'Afrique occidentale, qui aujourd'hui a pour nous un intérêt d'autant plus grand qu'un compatriote y a planté notre drapeau. M. Jeannest, lui, y a passé quatre années et nous raconte maintenant les impressions que ce séjour lui a laissées, dans un volume auquel, outre son opportunité incontestable, on est bien forcé d'accorder par surcroît la nouveauté fréquente des informations, ainsi qu'un style vif et preste ne manquant pas, à l'occasion, de coloris et de relief.

Le 14 avril 1869, M. Jeannest débarquait à Banane, village situé à quelques kilomètres de l'embouchure du Congo, et chef-lieu d'une factorerie française. La factorerie de Banane occupe un grand espace de terrain. La maison principale est faite en planches venues d'Europe et son toit est couvert en feutre. De nombreux magasins servent à entreposer les marchandises et les produits : une poudrière, située sur un îlot, une forgé, une cuisine, une fabrique pour l'extraction de l'huile de palmes et son épuration, une soute à charbon complètent la factorerie proprement dite. Elle a pour annexe un petit village au bord de la mer, et c'est dans ses chimbecks qu'habitent les naturels qu'elle emploie. Ceux-ci sont au nombre d'une soixantaine environ, que dirigeaient, en 1869, trois blancs, dont deux Français et un Portugais. Quant aux naturels, ils se composaient de Krouboys, de Cabindes et d'habitants du pays. Les Krouboys sont une tribu qui habite la côte Krou, dans le voisinage du cap des Palmes : ce sont des gens très vigoureux, civilisés et un peu moins voleurs que ne le sont d'ordinaire les riverains des bouches du Congo. Les Cabindes, eux, occupent le pays qui s'étend au nord du fleuve jusqu'à la rivière de Chilango. C'est une population essen

tiellement maritime, mais qui fournit aussi de bons charpentiers, des blanchisseurs, des cuisiniers.

Deux mois après son débarquement à Banane, notre compatriote partait pour Ambrizette, située à une quarantaine de lieues plus bas, sur une colline qui descend en pente douce jusqu'à l'embouchure de la rivière Ambriz. Quoique beaucoup moins développé et moins bien installé que la factorerie de Banane, dont il n'est qu'une succursale, le comptoir français d'Ambrizette ne laisse pas d'être un grand et bel établissement. Il y a encore une autre différence entre les deux localités : c'est que dans la première le commerce avec les noirs se fait par intermédiaires, tandis que dans la seconde ce trafic est direct. A Ambrizette, on voit dès le point du jour les noirs descendre en longue colonne, chargés des divers produits qu'ils viennent vendre aux blancs et qui consistent en sésame, en orseille, et surtout en arachides. En échange, ils reçoivent des cadenas, des verreries, des cotonnades, des poteries, du tafia, de la poudre et des fusils, etc., etc. Les marchandises se payent en bouasa ou perles bleues: un fusil est côté 12.000 perles, mais il faut qu'il soit bien brillant et qu'il chante, c'est-à-dire que la batterie raisonne fortement. Un pot à eau vaut 9.000 bouasa; 6 yards de cotonnade ou 6 bouteilles de tafia en valent 4.000, et un cadenas 1.000.

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M. Jeannest ne resta que fort peu de temps à Ambrizette et se rendit à Kinsembo, point situé à une trentaine de lieues plus au sud et où il existe trois comptoirs de blancs, dont deux appartenant à des maisons anglaises et l'autre à une maison française. Kinsembo est le point le plus important du littoral pour la traite de l'ivoire. Ce sont des carachimboucks - de quatre à cinq cents noirs qui apportent ces produits de l'intérieur. Avant d'arriver à la côte, elles ont généralement à faire une marche de soixante ou de quatre-vingt-dix jours, voire d'une centaine; elles ne sont cependant que les intermédiaires de tribus habitant le cœur même du pays. L'ivoire qu'elles apportent provient assez rarement d'animaux tués: il est, pour la plus grande partie, recueilli dans les cimetières d'éléphants, et c'est ce qui explique l'immense quantité de défenses que les factoreries du Congo exportent. Il est certain, en effet, que l'éléphant se fait de plus en plus rare dans la zone qui avoisine la côte, où il abondait autrefois, et qu'il ne doit pas être commun ailleurs qu'au centre même de l'Afrique, dans les immenses régions, encore presque vierges, qui s'étendent entre le lac Tchad au nord et le Tanganyka au sud. L'aspect de ces chimbouks est d'ailleurs des plus pittoresques. Les nègres qui les composent sont vêtus de vieux pagnes. en paille dégoûtants. Ils portent aux pieds et aux mains des bracelets, soit en perles bleues enfilées, soit en fer. A leur cou sont pendus des colliers de verroterie entremêlée de grigris. Tous sont armés de cimeterres en fer forgé et de sagaies; des couteaux sont passés à leur cein

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