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Le Maure, prêt à tuer sa femme endormie, s'approche du lit : « Je « veux respirer encore la rose sur sa tige... encore un baiser; en« core un ! Sois telle que tu es là quand tu seras morte, et je veux << te tuer et je t'aimerai après. I wil kill thee, and love thee after. Dans le Conte d'Hiver, on retrouve la même grâce appliquée au bonheur. Perdita s'adressant à Florizel :

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« Et vous, le plus beau de mes amis, je voudrais bien avoir quelques fleurs de printemps qui pussent aller avec votre jeunesse..... je suis dépourvue de toutes les fleurs dont je voudrais « entrelacer les festons pour vous en couvrir tout entier, vous, mon << doux ami. »>

Florizel répond :

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• Quand vous parlez, je voudrais vous entendre parler toujours; • si vous chantez, je voudrais vous entendre chanter toujours; je ⚫ voudrais vous voir donner l'aumône, prier, régler votre maison, <tout faire en chantant. Lorsque vous dansez, je voudrais que vous • fussiez une vague de la mer toujours mobile. »

Dans Cymbeline, Imogène est accusée d'infidélité par Posthumus: « Infidèle à sa couche! Qu'est-ce qu'être infidèle? Est-ce d'y veil« ler et d'y penser à lui; d'y pleurer au son de chaque heure? » A la caverne, Arviragus croit Imogène morte et la rapporte dans ses bras; alors Guiderius :

<< - O le plus charmant, le plus beau des lis, mon frère ne te « soutient pas la moitié si bien que tu te soutenais toi-même !

« - O Mélancolie, dit Belarius, qui jamais a pu sonder ton sein, trouver la terre qui indique la côte accessible à ta barque lan• guissante? »

Imogène se jette au cou de Posthumus détrompé : « Reste, lui « dit-il, ô mon âme, suspendue là comme un fruit, jusqu'à ce que l'arbre meure. »>

Hang there like fruit, my soul

Till the tree die!

« Eh quoi! s'écrie Cymbeline, Imogène, ma fille, n'as-tu rien à ⚫ demander à ton père? - Votre bénédiction, seigneur,» répond Imogène en tombant à ses pieds. Your blessing, sir.

Je ne considère ici que le style et je n'entre point dans la composition du drame; je ne montre point ce qu'il y a de poignant dans l'égarement d'Ophélia, de résolution, d'amour dans l'adolescente Juliette; ce qu'il y a de nature, de passion et de frayeur dans Desdémone, quand Othello la réveille pour la tuer; ce qu'il y a de pieux, de tendre et de généreux dans Imogène, bien qu'en tout cela le romanesque prenne la place du tragique, et que le tableau tienne plus des sens que de l'âme.

MODÈLES CLASSIQUES.

Mais enfin, pleine et entière justice étant rendue à des suavités

de pinceau et d'harmonie, je dois dire que les ouvrages de l'ère romantique gagnent beaucoup à être cités par extraits: quelques pages fécondes sont précédées de beaucoup de feuillets arides. Lire Shakespeare jusqu'au bout sans passer une ligne, c'est remplir un pieux mais pénible devoir envers la gloire et la mort des chants entiers de Dante sont une chronique rimée dont la diction ne rachète pas toujours l'ennui. Le mérite des monuments des siècles classiques est d'une nature contraire: il consiste dans la perfection de l'ensemble et la juste proportion des parties.

Force est encore de reconnaître une autre vérité : Shakespeare n'a qu'un type pour ses jeunes femmes, toutes si jeunes qu'elles sont presque des enfants sœurs jumelles, elles se ressemblent (a part la différence des caractères de fille, d'amante, d'épouse); elles ont le même sourire, le même regard, le même son de voix; si l'on effaçait leurs noms, ou si l'on fermait les yeux, on ne saurait laquelle d'entre elles a parlé; leur langage est plus élégiaque que dramatique. Ces têtes charmantes d'éphèbes sont des croquis tels que ces dessins 'tracés par Raphaël, lorsqu'il voulait fixer la physionomie d'une figure céleste au moment où elle apparaissait à son génie; il se promettait de convertir ce trait en tableau. Shakespeare, obligé de s'en tenir à ses premiers crayons, n'a pas toujours eu fe temps de peindre.

N'allons donc pas comparer les ombres ossianiques du théâtre anglais, ces victimes si tendres et cependant si hardies qui se laissent immoler comme de courageux agneaux; n'allons pas comparer ces Délie de Tibulle, ces Chariclès d'Héliodore, aux femmes de la scène grecque ou française, soutenant à elles seules le poids d'une tragė– die. Autres sont des situations isolées, des effets heureux d'un instant, des touches vives; autres des rôles écrits d'un bout à l'autre. avec la même supériorité, des caractères fortement accusés, occupant leur vraie place dans le tableau. Les Desdémone, les Juliette, les Ophélia, les Perdita, les Cordélia, les Miranda, ne sont ni des Antigone, ni des Électre, ni des Iphigénie, ni des Phèdre, ni des Andromaque, ni des Chimène, ni des Roxane, ni des Monime, ni des Bérénice, ni des Esther, ni même des Zaire et des Aménaïde. Quelques phrases d'une passion émue, plus ou moins bien rendues en prose poétique, ne sauraient l'emporter sur les mêmes sentiments exprimés dans le pur langage des dieux. Iphigénie dit à son père :

Peut-être assez d'honneurs environnaient ma vie
Pour ne pas souhaiter qu'elle me fût ravie,
Ni qu'en me l'arrachant un sévère destin
Si près de ma naissance en eût marqué la fin.
Fille d'Agamemnon, c'est moi qui la première,
Seigneur, vous appelai de ce doux nom de perc.

Hélas! avec plaisir je me faisais conter
Tous les noms des pays que vous allez dompter;
Et déjà d'Ilion présageant la conquête,
D'un triomphe si beau je préparais la fête.

Monime dit à Phodime :

Si tu m'aimais, Phœdime, il fallait me pleurer
Quand d'un titre funeste on me vit honorer,
Et lorsque, m'arrachant du doux sein de la Grèce,
Dans ce climat barbare on traîna ta maîtresse.
Retourne maintenant chez ces peuples heureux;
Et si mon nom encor s'est conservé chez eux,
Dis-leur ce que tu vois, et de toute ma gloire,
Phœdime, conte-leur la malheureuse histoire.

La romance du saule approche-t-elle de cette complainte exhalee du doux sein de la Grèce?

Voulez-vous des combats de l'âme pour les opposer à l'amour de Juliette et de Desdémone?

Pauline répond à Polyeucte qui lui conseille de retourner à Sévère :

Que t'ai-je fait, cruel, pour être ainsi traitée,
Et pour me reprocher, au mépris de ma foi,
Un amour si puissant que j'ai vaincu pour toi?

Souffre que de toi-même elle obtienne ta vie,
Pour vivre sous tes lois à jamais asservie.

Polyeucte est allé à la mort, à la gloire; Pauline dit à Félix:

Mon époux, en mourant, m'a laissé ses lumières;
Son sang, dont tes bourreaux viennent de me couvrir,
M'a dessillé les yeux, et me les vient d'ouvrir.
Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée,
"De ce bienheureux sang tu me vois baptisée;
Je suis chrétienne!

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Que cela est beau! quelle lutte de toutes les affections de la hature humaine, au milieu desquelles intervient la Divinité pour créer miraculeusement une passion nouvelle dans le cœur de Pauline, l'enthousiasme religieux. On sent qu'on habite des régions plus élevées que la terre où demeurent Desdémone et Juliette. Ce je suis chrétienne, est une déclaration d'amour dans le ciel.

Et Chimène? Il faudrait citer le ròle entier. Corneille compose le caractère du Cid et de Chimène d'un mélange d'honneur, de piété filiale et d'amour.

J'aimais, j'étais aimée, et nos pères d'accord;

Et je vous en contais la première nouvelle

Au malheureux moment que naissait leur querelle.

La passion, l'entraînement, l'intérêt dramatique vont croissant et s'échauffant de scène en scène jusqu'à ce vers fameux :

Sors vainqueur d'un combat dont Chimène est le prix !

lequel amène ce cri de bonheur, de courage, d'orgueil et de gloire :

Paraissez, Navarrois, Maures et Castillans!

Que sont enfin toutes les filles de Shakespeare auprès d'Esther?

Est-ce toi, chère Elise ? O jour trois fois heureux!
Que béni soit le ciel qui te rend à mes vœux!
Toi qui, de Benjamin comme moi descendue,
Fus de mes premiers ans la compagne assidue,
Et qui, d'un même joug souffrant l'oppression,
M'aidais à soupirer les malheurs de Sion.

On m'élevait alors solitaire et cachée,
Sous les yeux vigilants du sage Mardochée.

Du triste état des Juifs, jour et nuit agité,
1 me tira du sein de mon obscurité,

E, sur mes faibles mains fondant leur délivrance,
Il me fit d'un empire accepter l'espérance.

Cependant mon amour pour notre nation
A rempli ce palais des filles de Sion,
Jeunes et tendres fleurs par le sort agitées,
Sous un ciel étranger comme moi transplantées.

Aux pieds de l'Éternel je viens m'humilier,
Et goûter le plaisir de me faire oublier.
Mais à tous les Persans je cache leurs familles.
Il faut les appeler. Venez, venez, mes filles,
Compagnes autrefois de ma captivité,
De l'antique Jacob jeune postérité.

S'il était des Huns, Hottentots, Hurons, Wendes, Wilzes et Welches, insensibles à la pudeur, à la noblesse, à la mélodie de cet ineffable langage, qu'ils soient septante fois sept fois heureux du charme de leurs propres ouvrages! « J'ai cru, dit Racine dans sa préface d'Esther, « que je pourrais remplir toute mon action avec

les seules scènes que Dieu lui-même, pour ainsi dire, a prépa«rées. » Racine avait raison de le croire: lui scul avait cette harpe de David consacrée aux scènes préparées de Dieu.

En jugeant avec impartialité dans leur ensemble les ouvrages étrangers et les nôtres (si toutefois on peut juger les ouvrages étrangers, ce dont je doute beaucoup), on trouverait qu'égaux en force de pensée, nous l'emportons par l'ordre et la raison de la composition. Le génie enfante, le goût conserve. Le goût est le bon sens du génie; sans le goût le génie n'est qu'une sublime folie. Ce toucher sûr, par qui la lyre ne rend que le son qu'elle doit rendre, est encore plus rare que la faculté qui crée. L'esprit et le génie diversement répartis, enfouis, latents, inconnus, passent souvent parmi nous sans déballer, comme dit Montesquieu: ils existent en même proportion dans tous les àges, mais, dans le cours de ces âges, il n'y a que certaines nations, chez ces nations qu'un certain moment où le goût se montre dans sa pureté : avant ce moment,

après ce moment, tout pèche par défaut ou par excès. Voilà pourquoi les ouvrages accomplis sont si rares; car il faut qu'ils soient produits aux heureux jours de l'union du goût et du génie. Or, cette grande rencontre, comme celle de quelques astres, semble n'arriver qu'après la révolution de plusieurs siècles, et ne durer qu'un instant.

SIÈCLE DE SHAKESPEARE.

Le moment de l'apparition d'un grand génie doit être remarqué, afin d'expliquer plusieurs affinités de ce génie, de montrer ce qu'il a reçu du passé, puisé dans le présent, laissé à l'avenir. L'imagination fantasmagorique de notre époque, qui pétrit des personnages avec des nuées; cette imagination maladive, dédaignant la réalité, s'est engendré un Shakespeare à sa façon : l'enfant du boucher de Stratford est un géant tombé de Pélion et d'Ossa au milieu d'une société sauvage, et dépassant cette société de cent coudées; que sais-je! Shakespeare est, comme Dante, une comète solitaire, qui traversa les constellations du vieux ciel, retourna aux pieds de Dieu, et lui dit comme le tonnerre : « Me voici. »

L'amphigouri et le roman n'ont point droit de cité dans le domaine des faits. Dante parut en un temps qu'on pourrait appeler de ténèbres; la boussole conduisait à peine le marin dans les eaux connues de la Méditerranée; ni l'Amérique ni le passage aux Indes par le cap de Bonne-Espérance n'étaient trouvés; la poudre à canon n'avait point encore changé les armes, et l'imprimerie, le monde; la féodalité pesait de tout le poids de sa nuit sur l'Europe asservie.

Mais lorsque la mère de Shakespeare accoucha d'un enfant obscur en 1564, déjà s'étaient écoulés les deux tiers du fameux siècle de la renaissance et de la réformation, de ce siècle où les principales découvertes modernes étaient accomplies, le vrai système du monde trouvé, le ciel observé, le globe exploré, les sciences étudiées, les beaux-arts arrivés à une perfection qu'ils n'ont jamais atteinte depuis. Les grandes choses et les grands hommes se pressaient de toutes parts: des familles allaient semer dans les bois de la Nouvelle-Angleterre les germes d'une indépendance fructueuse; des provinces brisaient le joug de leurs oppresseurs, et se plaçaient au rang des nations.

Sur les trônes, après Charles-Quint, François Ier, Léon X, brillaient Sixte-Quint, Élisabeth, Henri IV, don Sébastien, et ce PhiJippe qui n'était pas un tyran vulgaire.

Parmi les guerriers, on comptait don Juan d'Autriche, le duc d'Albe, les amiraux Veniero et Jean André Doria, le prince d'Orange, les deux Guise, Coligny, Biron, Lesdiguières, Montluc, la Noue.

Parmi les magistrats, les légistes, les ministres, les politiques : l'Hospital, Harlay, du Moulins, Cujas, Sully, Olivarez, Cécil, d'Ossat

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