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Un moine du mont Saint-Michel, dans la description qu'il fait des fêtes de ce monastère (alors sous la domination anglaise), nous apprend que « dessous Avranches, vers Bretagne, était la

forêt de Cuokelunde remplie de cerfs, mais où il n'y a à présent « que des poissons. En la forêt avait un monument. » Le poète place l'irruption de la mer sous le règne de Childebert.

Geoffroy Gaimar, auteur de l'Histoire des rois anglo-saxons, emprunta des bardes gallois le Brut d'Angleterre, que Wace traduisit du latin de Geoffroy de Montmouth. Celui-ci, selon M. l'abbé de la Rue, l'avait traduit de l'original bas-breton apporté en Angleterre par Gautier Ganelius, archidiacre d'Oxford.

Brut ou Brutus est un arrière-petit-fils d'Énée, premier roi des Bretons, Du roi Brut descendit Arthur ou Artus, roi de l'Armorique, dont nous autres Bretons attendons le retour comme les Juifs attendent le Messie. Arthur institua l'ordre de la chevalerie de la Table-Ronde tous les chevaliers de cet ordre ont leur histoire; d'où il advient qu'un premier roman a ce que les ménestrels appelaient des branches, ainsi que dans Arioste un conte en engendre un autre. Arthur et ses chevaliers sont un calque de Charlemagne et de ses preux. Mais n'est-il pas inconcevable qu'on cherche toujours l'origine de ces merveilles dans le faux Turpin qui écrivait en 1095, sans s'apercevoir qu'elle se trouve dans l'histoire des Faits et gestes de Karle le Grand, compilés en 884 par le moine de Saint-Gall?

Le roman du Rou est encore de Robert Wace. Là se lit l'histoire authentique des fées de ma patrie, de la forêt de Bréchéliant remplie de tigres et de lions: l'homme sauvage y règne, et le roi Arthur le veut percer avec l'Escalibar, sa grande épée. Dans cette forêt de Bréchéliant murmure la fontaine Barenton. Un bassin d'or est attaché au vieux chêne dont les rameaux ombragent la fontaine il suffit de puiser de l'eau avec la coupe et d'en répandre quelques gouttes pour susciter des tempêtes. Robert Wace eut la curiosité de visiter la forêt et n'aperçut rien.

Fol m'en revins, fol y allai.

Un charme mal employé fit périr l'enchanteur Merlin dans la forêt de Bréchéliant. Pieux et sincère Breton je ne place pas Bréchéliant près Quintin, comme le veut le roman du Rou; je tiens Bréchéliant pour Becherel, près de Combourg. Plus heureux que Wace, j'ai vu la fée Morgen et rencontré Tristan et Yseult; j'ai puisé de l'eau avec ma main dans la fontaine (le bassin d'or m'a toujours manqué), et en jetant cette eau en l'air, j'ai rassemblé les orages on verra dans mes Mémoires à quoi ces orages m'ont servi.

Le trouvère anonyme, continuateur du Brut d'Angleterre, est un Anglo-Saxon: il s'exprime avec la verve de la haine contre Guil

laume, venu« non élever des villes, mais les détruire; non bâtir des hameaux, mais semer des forêts. » Le poëme offre un ingénieux épisode.

Le conquérant veut savoir quel sera le sort de sa postérité : il convoque une assemblée de notables et des principaux membres du clergé d'Angleterre et de Normandie. Le conseil, fort embarrassé, mande séparément les trois fils du roi : Robert de CourteHeuse paraît le premier. Un sage clerc lui dit : « Beau fils, si Dieu << tout-puissant avait fait de vous un oiseau, quel oiseau voudriez« vous être?

« Un épervier, répond Robert. Cet oiseau, pour sa valeur, est << chêri des princes, aimé des chevaliers, porté sur la main des « dames. >>

Après Robert de Courte-Heuse vient Guillaume le Roux: « ll aurait voulu être un aigle, parce que l'aigle est le roi des oiseaux. »

Après Guillaume le Roux se présenta Henri, son jeune frère : « Il voudrait être un estournèle, parce que l'estournèle (l'étourneau) est un oiseau simple qui ne fait de mal à personne, et vole de concert avec ses semblables; s'il est mis en cage, il se console en chantant. »

Courte-Heuse, vaillant comme l'épervier, mourut dans les fers; Guillaume, roi comme l'aigle, fut cruel et finit mal; Henri fut doux, bienfaisant comme l'estournèle: il eut des peines, mais les années (complainte longue, triste, et à même refrain) les adoucirent,

SUITE DES TROUVÈRES ANGLO-NORMANDS.

PARADIS TERRESTRE. DESCENTE AUX ENFERS.

Un trouvère anonyme célèbre le voyage de saint Bradan, l'Irlandais, au Paradis terrestre. Le saint, accompagné de ses moines, découvre dans une île le Paradis des oiseaux; ces oiseaux répondent à la psalmodie du saint; c'étaient apparemment les ancêtres de l'oiseau des jardins d'Armide.

Dans une autre île est un arbre à feuilles d'un rouge pâle; des volatiles blancs se perchent sur l'arbre. Un de ces cygnes, interrogé par Bradan, lui répond: « Mes compagnons et moi, nous sommes

des anges chassés du cielavec Lucifer. Nous lui avions obei comme a à notre chef, en sa qualité d'archange; mais n'ayant point partagé son orgueil, Dieu nous a seulement exilés dans cette île. » Voilà l'ange repentant de Klopstock.

Du Paradis des oiseaux saint Bradan, toujours avec ses moines, arrive dans une autre île, où s'élève l'abbaye de Saint-Alban.

Il court de nouveau au large, est attaqué par un serpent qu'une bête envoyée de Dieu combat, puis par un griffon qu'un dragon avale. Des poissons étranges viennent écouter le solitaire célébrant la Saint-Pierre en haute mer.

La barque aborde aux enfers : les ténèbres obscurcissent la région maudite; la fumée, les étincelles, les flammes forment un voile impénétrable à la clarté du jour. Sur une roche escarpée on aperçoit un homme nu, lacéré de coups de fouet, la chair en lambeaux, le visage couvert d'un drap : ce damné est Judas; il raconte au saint ses inexprimables tourments; pour chaque jour de la semaine, il y a une nouvelle douleur.

Marie, dite de France, dont nous avons un recueil de lais, mit en vers le Purgatoire de saint Patrick d'Irlande, que Henri, moine de Saltry, composa primitivement en latin dans le douzième siècle. Par une caverne, au-dessus de laquelle saint Patrick båtit un couvent, on descendait au lieu d'expiation.

Deux autres trouvères traitent le même sujet : ils mènent O'Wein au purgatoire; le chevalier passe auprès de l'enfer dont il voit les tourments, parvient au paradis terrestre, et s'approche du paradis céleste.

Adam de Ross chante à son tour la descente de saint Paul aux enfers. L'archange saint Michel sert de guide à l'apôtre; il lui dit: « Bonhomme! suis-moi sans effroi, sans peur et sans soupçon. • Dieu veut que je te montre les grincements de dents, le travail et la tristor que souffrent les pécheurs. »

Michel va devant; Paul le suit disant les psaumes. A la porte de l'enfer croît un arbre de feu; à ses branches sont suspendues les âmes des avares et des calomniateurs. L'air est rempli de diables volants qui conduisent les méchants aux brasiers. Les deux voyageurs parcourent les régions désolées. L'archange explique à l'apôtre les tourments infligés à différents crimes au sein d'une immense forge, d'une vaste mine où grondent et brillent des fournaises ardentes, coulent des fleuves de métaux fondus dans lesquels nagent des démons. A mesure que les envoyés du ciel s'enfoncent dans le giron du globe, les supplices deviennent plus terribles; saint Paul est saisi de pitié.

Un puits scellé de sept sceaux présente son orbite : l'archange lève les sceaux, en écartant l'apôtre, pour laisser s'exhaler la vapeur pestilentielle. Au fond du puits gémissent les plus grands coupables. Saint Paul demande combien dureront les peines; saint Michel répond: « Cent quarante mille ans; mais je n'en suis pas bien sur. » L'apôtre invite l'archange à conjurer Dieu d'adoucir les souffrances des réprouvés; des anges compatissants se joignent à leurs prières, elles sont écoutées : le Seigneur ordonne qu'à l'avenir les supplices cesseront depuis le samedi jusqu'au lundi matin. Saint Bradan, dans son voyage au paradis terrestre, avait obtenu la même

grâce pour Judas. La durée de cette suspension des supplices est la même que la durée fixée par les premières trêves que l'on appelait paix de Dieu.

Le moyen âge n'est pas le temps du style proprement dit, mais c'est le temps de l'expression pittoresque, de la peinture naïve, de l'invention féconde. On voit avec un sourire d'admiration ce que des peuples ingénus tiraient des croyances qu'on leur enseignait : à leur imagination grande, vive et vagabonde, à leurs mœurs cruelles, à leur courage indomptable, à leur instinct de conquérants et de voyageurs mal comprimé, les prêtres, missionnaires et poètes, offraient de merveilleux tourments, des périls éternels, des invasions à tenter, mais sans changer de place, dans des régions inconnues. Le paradis terrestre que la muse chrétienne montrait en perspective aux Barbares (lieu de délices où ils ne pouvaient arriver que par un long chemin et après de rudes travaux) était comme cette Rome qu'ils avaient cherchée jadis au bout du monde à travers mille périls, la torche et l'épée à la main.

Le voyage d'Ulysse aux champs Cimmériens et la descente d'Énée au Tartare renferment l'idée primitive de ces fictions. Cette idée fut communiquée aux siècles chrétiens par la littérature classique; on la retrouve dans tout le moyen àge sous le titre de Visio inferni. L'arbre de feu, aux branches duquel sont suspendues les âmes des avares, est l'orme où les songes viennent se réfugier dans le vestibule du Tartare. (Énéid., liv. VI.)

Les trois ouvrages du trouvère de Saint-Bradan, de Marie de France et d'Adam de Ross, rappellent le paradis, le purgatoire et l'enfer de la Divina commedia. Saint Paul est conduit aux enfers par l'archange saint Michel, comme Dante par Virgile; saint Paul est saisi de pitié comme Dante; saint Bradan trouve Judas, comme Dante le rencontre, le plus tourmenté des damnés : la douleur varie pour Judas chez le trouvère (le trouvère ne donne que cent quarante mille années à la durée des tourments); la douleur est une et constante comme l'éternité, chez le poète.

Cancellieri prétend que Dante a pris le fond de sa composition dans les Visions de l'Enfer d'Albéric, moine au mont Cassin vers l'an 1120. Qu'est-ce que cela prouve? Que Dante a travaillé sur les idées et les croyances de son temps, ainsi qu'Homère avec les traditions de son siècle. Mais le génie, à qui est-il? à Dante et à Homère. Dante a visiblement emprunté quelques traits de son Ugolin au Tydée de Stace: qu'importe?

Dans le moyen âge, Virgile est surnommé le poète; il se retrouve partout. Les moines, auteurs de la tragédie de Saint Martial de Limoges, font apparaître l'auteur de l'Énéide avec les prophètes; il chante au berceau du Messie un Benedicamus rimé. Dante a naturellement été conduit à prendre le poète latin pour guide aux enfers; c'était comme quelqu'un de son temps: Virgile ne fut-il pas déclaré seigneur de Mantoue en 1227? Dante naquit en 1265.

Dans l'ordre historique du moyen âge, ainsi que dans l'ordre religieux, deux ou trois idées générales dominent les Barbares ont voulu descendre d'Énée; nous venons tous des Troyens; personne ne tire son origine des Huns, des Goths, des Francs, des Angles. D'un côté, les nations barbares, civilisées par les prêtres chrétiens, ont eu honte de leur barbarie; de l'autre, elles ont tenu à honneur d'être sorties de la même source que cet empire romain dont elles s'étaient faites les héritières après l'avoir mis à mort: les filles de Jason déchirèrent leur père pour le rajeunir.

MIRACLES. MYSTÈRES. SATIRES.

Les miracles et les mystères firent une partie essentielle de la littérature de tous les pays chrétiens, depuis le dixième jusqu'au seizième siècle. Geoffroy, abbé de Saint-Alban, composa en langue d'Oil le miracle de Sainte Catherine : c'est le premier drame écrit en français, dont jusqu'ici on ait connaissance. L'auteur le fit jouer dans une église en 1110, et emprunta, pour en revêtir les acteurs, les chapes de l'abbaye de Saint-Alban.

Le clergé encourageait ces spectacles, comme un enseignement public de l'histoire du christianisme : le théâtre grec eut la même origine religieuse. Les miracles et les mystères se donnaient en plein jour dans les églises, dans les cours des palais de justice, aux carrefours des villes, dans les cimetières : ils étaient annoncés en chaire par le prédicateur; souvent un abbé ou un évêque y présidait la crosse à la main. Le tout finissait quelquefois par des combats d'animaux, des joutes, des luttes, des danses et des courses. Clément VI accorda mille ans d'indulgences aux personnes pieuses qui suivraient le cours des pièces saintes à Chester.

Ces spectacles étaient pour les plébéiens ce qu'étaient les tournois pour les nobles. Le moyen àge comptait beaucoup plus de solennités que les siècles modernes : les véritables joies naissent partout des croyances nationales. La révolution n'a pas eu le pouvoir de créer une seule fête durable, et s'il est encore des jours fériés populaires, en dépit de l'incrédulité, ils appartiennent tous au vieux christianisme on ne prend bien qu'aux plaisirs qui sont en même temps des souvenirs et des espérances. La philosophie attriste les hommes; un peuple athée n'a qu'une fèle, celle de la

mort.

Les représentations théâtrales passèrent de la clergie aux laïques. Des marchands drapiers donnèrent à Londres la Création. Adam et Eve paraissaient tout nus. Des teinturiers jouèrent le Déluge. La femme de Noé refusait d'entrer dans l'arche, et souffletait son mari.

Le cours que M. Magnin fait aujourd'hui, avec autant de savoir que de talent, complétera le cercle des connaissances sur les mystères et sur l'époque qui les a précédés, sujet plein d'intérêt et inhérent aux entrailles de notre histoire.

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