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Nous n'avons pu retrouver qu'une lettre de Barbey d'Aurevilly à Baudelaire. Elle est relative à son article du Réveil sur Edgar Poë, qu'il avait intitulé le Roi des Bohèmes, un an après le fameux article sur les Fleurs du Mal. La voici :

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« Homme de peu de foi, pourquoi vous troublez-vous ? « Un titre !

Un songe !... Me devrais-je inquiéter d'un songe!

« Et de quoi donc avez-vous peur et vous étonnez-vous, mon ami ?... Vous savez mes opinions litéraires sur Edgar Poë. Vous avez mon article du Pays, et tel qu'il est, avec les réserves qui s'y trouvent, sur la valeur absolue des œuvres du conteur américain, cet article ne vous a pas mécontenté.

« Je ne me déjuge point littérairement. Mon article du Réveil est la confirmation de mes opinions du Pays. « Voilà pour la littérature, le mérite intellectuel de l'homme que vous admirez.

<< Quant à mes opinions morales et non littéraires, vous savez ce que je suis, le Réveil qui vous déplaît, vous l'a assez dit et aussi tout ce que j'ai écrit depuis sept ans. Du point de vue de cette moralité qui est pour moi le sommet du haut duquel il faut embrasser et juger la vie, j'ai regardé Poë. Je l'ai trouvé coupable et je l'ai dit.

<< Pouvez-vous, avec ce que je suis, vous étonner de cela ?

« Bohème il l'est. Ne l'ai-je pas dit d'ailleurs avec cette expression dans l'article même du Pays qui ne vous a pas contrarié ? Il est bohème, et de tous les littérateurs dignes de ce nom, il est le plus fort, le plus poète, le plus grand à sa manière, et voilà pourquoi, à mes yeux, il en est le roi.

« Bohème! si vous lisiez mes articles du Réveil, qui

ont une unité sous leur variété apparente, vous sauriez ce que je mets sous ce mot, l'individualité, l'absence de principes sociaux, etc., etc., etc.

« D'ailleurs, je n'emprunte pas plus ce terme au vocabulaire de Veuillot qu'au vôtre. C'est un mot frappé depuis longtemps et qui circule. Je l'ai pris, parce qu'il dit bien ce qu'il veut dire ; vous vous en nommez vousmêmes, La SAINTE BOHÈME, a dit votre ami M. Théodore

de Banville.

« Mon ami, calmez-vous. L'article du Réveil n'est pas d'ailleurs fait de manière à diminuer l'importance de Poë et de votre publication. Au contraire. Il ne vous lésera pas dans vos intérêts de traducteur. J'y montre même des entrailles pour votre homme de génie, tout en le condamnant, car vous savez si j'aime l'esprit.

«N'est-ce pas pour cela que je vous aime? »

A l'Univers, on ne voulait de lui qu'à la condition qu'il se laissât mettre dans la bouche un joli petit mors d'acier fin, comme il l'écrivait à l'un de ses amis. Et pourtant Louis Veuillot avait écrit ce beau vers : O cœur gonflé de haine, affamé de justice!

Mais il ne fallait qu'un grand-prêtre dans le sanctuaire... Barbey d'Aurevilly fut miséricordieux il ne fit aucune place au rédacteur en chef de l'Univers dans son volume des Juges jugés, et bien qu'il ait souvent, à son endroit, parlé un éloquent feuilleton, jamais que je sache, il n'écrivit ce qu'il pensait du seul homme qu'il eût pu, à bon droit, considérer comme son rival.

N'avaient-ils pas, en effet, des haines et des répulsions communes ? Dans un des chapitres de Çà et Là, Louis Veuillot dévoile ses sympathies et ses antipathies lit

téraires. Il juge, absout ou condamne, d'un trait de plume; il est très net et très clair, et ne s'excuse pas d'être franc :

:

Gil Blas est un mauvais livre, plein de misanthropie, avec du venin contre la religion; c'est un livre mal fait, parce que rien n'est plus faux qu'un tableau de la vie humaine où ne paraît pas un homme de bien. Daus Corneille, ce qu'il y a de plus beau, c'est Polyeucte et ensuite le Cid et ensuite Cinna. Ce n'est pas Athalie, qui est le chef-d'œuvre de Racine, c'est Phedre en voici la raison celle-ci n'est pas plus grecque que Joad n'est Hébreu ; mais on peut arranger les Grecs comme on veut, et il faut laisser les Hébreux comme ils sont. Shakespeare est grossier. La Fontaine est gaulois. M. Veuillot n'aime point Molière, ni Saint-Simon, le duc des Mémoires, qui, s'il « est honnête homme, l'est malhonnêtement ». La Rochefoucauld est un précieux peu sincère, et les trois quarts de ses fameuses Maximes sont des pauvretés qui ne valent que par le tour. - La Bruyère est un garçon mécontent des femmes, un littérateur mécontent de la société. Le volume des Caractères devient

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pesant dès le milieu. Rabelais étonne. Par quel jeu de la nature ou quel secret de l'art un pourceau peut-il avoir tant d'élégance et d'esprit ? Pendant un temps je le lus avec plaisir; j'étais surtout content de lui, quand je n'étais pas content de moi. » Montaigne n'est pas davantage admiré : petit diplomate, petit militaire, très petit maire de Bordeaux; grand raisonneur toujours.

Alfred de Musset et Victor Hugo sont des artistes, avec la marque et le malheur du temps. Ils étaient nés pour la grande poésie; l'un est sans suite, l'autre est sans goût. L'un a méprisé son génie, l'autre en est follement idolâtre. Ni la piété, ni l'impiété de l'âge prochain ne voudront de Lamartine. Il avait de beaux dons. Que de richesse pour ne faire qu'un bruit stérile!

Chateaubriand est l'homme de la prose, l'homme de

la phrase, dont le cœur et tout l'esprit sont dans son encrier; Atala est ridicule; René, odieux; le Génie du christianisme manque de foi; les écrits politiques manquent de sincérité; les Martyrs sont un livre faux de pensée, de couleur, de style, d'une langue trop maniérée, et qui fatigue par le soin et par la recherche. >

Comme journaliste, Louis Veuillot ne peut être jugé que de deux façons on l'aime ou on le déteste; il n'y a pas de moyen terme, car ils n'était pas de ces tempéraments qui poussent à la modération. Mais la verdeur de ses articles du « jour le jour » ne doit pas faire oublier ses livres, et il faut qu'on reconnaisse en lui le styliste parfait, le littérateur complet, le voyageur perspicace, l'observateur passionné, le descriptif élégant, le romancier spirituel, et, ne criez pas au paradoxe, le plus amoureux des poètes en prose.

Son roman l'Honnête femme semble dérobé à quelque maître du XVIIe siècle. Imaginez la marquise de Sévigné collaborant avec Mme de Lafayette, ou plutôt avec Hamilton. C'est la même saveur d'observation prise sur le vif, la même allure preste et vive; c'est le ton spirituel, la verve gauloise. L'Honnête femme est un roman qui traite de l'amour, voire de l'adultère. Louis Veuillot se croyait le droit de prendre son bien où il le trouvait. Il observe et décrit la passion maîtresse du genre humain, aussi bien celle qui forme les Sapho et les Ninon, et qui inspire également Anacréon et Pigault-Lebrun, Virgile et M. Emile Zola, celle qui n'écoute ni le devoir, ni la probité, ni la piété, ni l'honneur, que cet amour légitime qui n'affaiblit ni la force ni la vertu. Il y a là toute l'his

toire d'un cœur, avec ses faiblesses, ses chutes, ses relèvements, ses hésitations, ses défaillances, avec la victoire finale que ce cœur n'aurait point remportée, sans les puissants auxiliaires qui viennent l'assister, la foi, la confession, la fierté chrétienne. Or, la lecture de cette œuvre n'est-elle pas absolument saine? Quelles belles leçons y découvriront les coquettes, les libertins, les håbleurs de toutes catégories! On y voit une honnête indignation contre le vice, et si l'auteur s'y fait parfois indulgent, il n'a aucune complaisance périlleuse.

Corbin et d'Aubecourt est un récit gracieux et simple; il n'a qu'une héroïne, il se développe tout entier dans un salon, et n'emprunte d'intérêt ni aux descriptions de paysages, ni aux analyses psychologiques. Ce n'est qu'un long monologue, et l'on ne peut s'en détacher; c'est l'histoire d'une âme candide, d'une grâce comparable aux plus délicates productions de Dickens.

Cette pénétrante suavité de sensations, ce charme doux, ce langage coloré, cet esprit attique, cette fine satire à laquelle ne peut échapper l'écrivain, même lorsqu'il badine, on les trouve à un égal degré dans ses Historiettes et Fantaisies. Le joli pastiche qui a pour titre l'Epouse imaginaire est coquet et pimpant comme une pastorale florianesque, et d'un goût élevé comme une lettre à Philothée. Chez Louis Veuillot, le style, c'est l'ascension. Il fait penser à l'ode magnifique de Longfellow dont chaque strophe est coupée par le mot Excelsior. La Journée d'un Missionnaire, le Vol de l'Ame, les Histoires de Théodore, seraient des nouvelles à la Mérimée, si l'on n'y sentait autre chose que

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