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VI

QUELQUES ENNEMIS

Je ne sais plus quel moraliste a dit qu'on doit juger de la valeur d'un homme par le nombre de ses ennemis. A ce compte, Barbey d'Aurevilly ne serait plus contesté, car il est peu d'écrivains qui aient amassé contre leurs écrits et leur personne tant de colères; il est vrai d'ajouter qu'il en est peu qui fussent plus indifférents à la médisance et aux rancunes. Il avait, de parler d'eux, une manière si miséricordieusement impertinente, qu'on finissait par ne plus s'inquiéter des haines soulevées par ses terribles polémiques. Iljugeait de très haut, superbe et nonchalant, d'une placide ironie toujours, et déclarant qu'il n'avait peur que des griffes de femmes, et encore comme Alphonse Karr avait eu peur du petit couteau que Mme Louise Collet lui avait donné.... dans le dos. Mais l'injustice du journalisme à l'égard de M. d'Aurevilly lui était peut-être plus sensible pourtant qu'il ne voulait le montrer. Elle remplacait la conspiration du silence organisée contre lui durant tant d'années,

et qui arrachait à M. Alcide Dusollier, dans son livre : Nos gens de lettres, cette page indignée :

« Ah! voilà peut-être le fin mot du silence des critiques! M. d'Aurevilly ne pense pas comme la plupart d'entre eux : On ne saura pas qu'il pense; c'est un catholique; on ne saura pas que c'est un romancier ; c'est un absolutiste. - On ne saura pas que c'est un écrivain. Mais ses amis religieux et politiques, direz-vous, pourquoi ne parlent-ils pas ? Ils n'ont aucune raison, eux, de cacher ce talent au public? Si fait ! Et cette raison, c'est l'extraordinaire indépendance, c'est la franchise invincible de M. Barbey d'Aurevilly. Homme de conviction, logicien inébranlable, allant toujours tout droit et jusqu'au bout, dédaigneux des ménagements hypocrites, il frappe aussi fort sur les catholiques qui ont de lâches complaisances pour le progrès, que sur les athées et les panthéistes. Amis (amis !) comme adversaires le trouvent d'un sans-façon terrible et ne lui pardonnent point que son style soit une épée, lorsqu'ils se permettent tout au plus pour leur compte le coup d'épingle, mouchetée encore? M. Granier de Cassagnac lui disait un jour: « Quand on acceptera votre talent, on le subira. Tout le temps qu'on ne l'acceptera pas, il fera trop peur par son éclat (et par ses éclats, aurait-il dû ajouter), pour qu'on l'aime et qu'on vienne à lui. »

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Après avoir esquissé quelques portraits d'amis, il nous sera permis de tracer quelques silhouettes, non pas d'ennemis, seulement d'adversaires ou de commensaux. D'abord, un personnage appelé à devenir légendaire, et qui vécut en grande partie de M. d'Aurevilly pendant des années 1.

1 Voir aussi l'étude fantaisiste que lui a consacrée récemment M. Paul Bourget dans le Journal de: Débats, il y a quelques mois.

Il s'agit de M. Louis Nicolardot, mort il y a peu de temps, et dont la mort, que ses amis lui cachaient, connaissant la bonté de son cœur, attrista beaucoup M. d'Aurevilly. « Malgré tout, on ne connaît pas impunément un homme pendant des années », dit-il, en l'apprenant par un journal quelques mois après par hasard, et qui passa toute son existence à fureter dans des bibliothèques, à y compiler des livres aussi bizarres que perfides, en se donnaut pour unique récréation d'aller chez les camis» qu'il honorait de ses faveurs, quérir la sportule, et la payer en calomniant autrui.

Il fut, par exemple, du moins l'affirmait-il, le confident et le commensal de Sainte-Beuve. Il avait même hérité de l'académicien un paletot à peine fripé qu'il endossait aux jours de cérémonie. « Mettre son SainteBeuve » équivalait pour lui à se décorer de tous ses ordres. Honnête et probe, sans doute, dans le sens rigoureux du mot, mais ayant perdu jusqu'à la notion de la dignité, il aimait à emprunter des pièces de quarante sous, qu'il rendait avec ponctualité. C'est lui qui, obligé de la sorte, et vêtu pendant plusieurs années par un critique célèbre, demandait à celui-ci de faire un article sur son dernier livre, et répondait au refus obstiné du feuilletonniste par ce reproche topique Ah! tenez, vous n'êtes qu'un ingrat! >

Or, le livre en question n'était autre que la Confession de Sainte-Beuve, un formidable étalage de linge sale, combiné pour profaner et déshonorer le cadavre du bienfaiteur. « M. Nicolardot, écrivait M. Jean Richepin, a eu bonne intention de planter son bec dans le mort. Mais il arrive trop tard à la curée. Il ne reste

donc plus de viande pourrie à picorer sur la carcasse. D'autres en ont eu l'étrenne, et elle a été nettoyée jusqu'à l'os par ces aigles dépeceurs que l'histoire naturelle appelle les secrétaires. »

M. Nicolardot fouillait, du reste, la lessive de SaintBeuve après avoir fait celle de Voltaire, dont il contait qu'il volait les bougies à Postdam, énumérant par surcroît les remèdes à la Pourceaugnac desquels il se délectait. Il montre, d'ailleurs, le sinistre Arouet tel qu'il fut, avare, usurier, fripon, négrier. Qu'il se divertît à entasser les injures contre le philosophe, on le conçoit il se donnait pour catholique de l'école de Veuillot et se targuait, aux jours d'expansion, d'être un lévite raté. Mais il accusait tout le monde, et Louis XVI lui-même, victime expiatoire des fautes de sa race, ne trouva point grâce à ses yeux. Le livre qu'il publia sur le roi-martyr est une vilenie.

« Nicolardot, dont les cendres se refroidiront vite, fut un scribe de haine, un malpropre et un râté; un révolté d'esprit qui s'imagina pouvoir devenir grand en montant les échelons des soupentes des portiers de la littérature.

<«< Drapant sa gueuserie avec son arrogance », ce mendiant à qui l'on donnait les vieilles redingotes, clamait sur les places publiques que feu les rois n'avaient point de chic et que les républicains manquaient de prestige. Le linge lui manquait davantage, cependant ce grossier personnage acceptait une pension que lui servait, par bienveillance, le gouvernement de la République 1.

M. Jean Richepin se montre plus tendre pour ce forban littéraire : « Ce n'est pas le premier venu que

Article de M. ALFRED BARBOU, dans le Journal illustré.

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M. Nicolardot, dit-il. Il a de l'esprit, et du plus mordant. Il a de la fantaisie, à sa manière. Il écrit d'un style alerte, déluré, bien français. C'est, en outre, un fureteur de toutes sortes de livres. Il a dépouillé, ce qui vaut mieux que les confidences de Sainte-Beuve, force bouquins rares dans force bliothèques peu connues. Il sait de la sorte une infinité de choses curieuses, et, comme il les a digérées à sa façon, qui n'est pas celle de tout le monde, il en tire les conclusions les plus inattendues, les théories les plus paradoxales qu'on puisse imaginer. C'est un régal de drôlerie. » La grande idée de feu Nicolardot était de soutenir que les ennemis de l'Eglise, les libres-penseurs, et surtout les écrivains hostiles à la religion, sont punis dès ce monde par l'impuissance physique, et le diable seul. peut dire quel acharnement il employait à soutenir cette thèse ridicule, à grand renfort d'anecdotes scandaleuses! Lui qui titrait les vieilles femmes des étouffoirs de concupiscence, il se plaisait à décrire minutieusement les vices les plus malpropres, mêlant à ses analyses de péchés honteux de singulières théories sur la beauté. Or, il était fort laid, grisonnant, les dents avariées, la barbe inculte, ce qui ne l'empêchait point de se parer de cravates bleues, de gants devenus noirs à force de crasse, et de se plaindre qu'il ne pouvait se promener dans les rues sans que toutes les femmes se retournassent pour le regarder.

M. Barbey d'Aurevilly disait : « Nicolardot est ma vertu. Quand Dieu me jugera, je lui dirai: Seigneur, je suis plein de péché, mais considérez que j'ai supporté Nicolardot, et prenez mon âme en pitié. »

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