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VIII

LE POÈTE ET L'ARTISTE

Rude labeur que celui du poète ! Tous les autres artistes ont quelque chose dans les mains, qui travaille avec eux : le musicien a son piano d'ou les sons jaillissent dès qu'il le touche et commencent la mélodie; le sculpteur a la terre glaise, le peintre a les couleurs, et parfois quand il est impuissant à peindre l'écume de son cheval, il lui jette son éponge à la tête, et l'éponge fait l'écume pour lui. Le poète n'a que son cerveau. Le sculpteur, le peintre et le musicien puisent dans la matière, le poète puise dans l'Infini. Lui seul fait quelque chose de rien. Il saisit l'insaisissable il montre l'invisible. L'idéal résiste et fait ce qu'il peut pour rester libre; c'est un combat terrible que Virgile a raconté dans la lutte d'Aristée et de Protée 1. »

Le XIXe siècle est fécond en poètes, sans doute parce que tout être qui pense, qui souffre et qui aime, c'est

AUGUSTE VACQUERIE, Profils et Grimaces.

à-dire tout être qui vit, veut se soustraire aux tristesses du monde réel. C'est aussi que la poésie est une des formes de la religion. Ceux qui ne veulent pas, n'osent pas ou ne savent pas chanter le Créateur, chantent la création, et souvent la créature. Mais les grands poètes du siècle sont morts. Musset, Lamartine, Victor Hugo appartiennent déjà au passé. L'un demeurera toujours et malgré tout le poète de la jeunesse, ainsi que M. d'Aurevilly l'appelait; l'autre, disparu à la veille de nos désastres est presque oublié de la multitude; enfin, le Maître, emporté dans une apothéose héroïque vers le Panthéon profané, n'a laissé que le souvenir grandiose des œuvres de sa jeunesse, à ceux qui refusent d'admirer en lui l'apôtre des idées révolutionnaires.

En revanche, on peut dire que jamais il n'y eut un si grand nombre de poètes, ou, pour mieux dire de jeunes gens qui se croient des poètes, et qui, d'une force extraordinaire en prosodie et en versification, se persuadent que la gloire les attend, qui sacra Hugo et fit mourir de faim Lamartine. Les dénombrer, énumérer leurs œuvres et j'entends ne point parler ici des vulgaires, des médiocres, serait un travail d'Hercule; l'on formerait un gros volume de ce catalogue, qui ne serait pourtant ni un livre ennuyeux, ni un livre inutile.

Il y a d'abord les maîtres, que l'Académie française a élus, et celui qui a dédaigné l'Académie : Leconte de Lisle, Sully-Prudhomme, François Coppée,

et Théodore de Banville. Il y a quelques aînés, dont la renommée s'est occupée, et qui possèdent au

moins la petite monnaie de la gloire : Arsène Houssaye, Aurélien Scholl, Alphonse Daudet, Alexandre Piédagnel, Charles Monselet, Auguste Lacaussade, Josephin Soulary, José Maria de Hérédia. Après ces noms incontestés dans le monde littéraire, la classification des Jeunes devient plus facile, et M. Jules Tellier l'a faite adroitement dans son livre, Les Ecrivains d'Aujourd'hui, Nos POÈTES. M. Jules Tellier, un critique très fin, très ironique, très intelligent, divise ainsi les poètes contemporains :

Les Rustiques: André Theuriet, Eugène le Mouël, Charles le Goffic, Paul Harel, Aristide et Charles Fremine, Achille Millien, Jules Breton, Jean Aicard, Gabriel Vicaire, André Lemoyne.

Les Modernistes: Paul Bourget, Eugène Manuel, Albert Mérat, Antony Valabrègue, Paul Arène, Emile Blémont, Georges Lorin.

Les Philosophes, les Historiens, les Psychologues : Mme Ackermann, André Lefèvre, Henri Cazalis, Anatole France, Georges Lafenestre, Léon Dierx, Edmond Haraucourt, Jules Lemaître, Auguste Dorchain, Amédée Pigeon, Charles de Pomairols, Zénon Fière, Philippe Gille, L.-X. de Ricard, Gustave Rivet, Clovis Hugues, Emmanuel des Essarts, Jean Rameau, Paul Déroulède.

Les Lyriques: Armand Sylvestre, Laurent Tailhade, Robert de la Villehervé, Raymond de la Tailhède.

Les Baudelairiens: Georges Rodenbach, Emile Verhaeren, Stanislas de Guaita, Albert Jhouney, Louis Tiercelin, Louis Le Cardonnel, Charles Cros, Paul Guigou, Maurice Rollinat, Jean Richepin, Fernand

Icres, Emile Goudeau, Tancrède Martel, Paul Marrot, Raoul Ponchon, Maurice Bouchor.

Les Habiles Catulle Mendès, Jacques Madeleine, Roger Milès, Emile Peyrefort, Adelphe Froger, Jules Truffier, Emile Michelet, Ephraïm Mikhaël, Gaston de Raimes, Joseph Gayda, Jean Ajalbert, Louis Marsolleau, Paul Mariéton, Rodolphe Darzens, Victor Marguerite.

Les Symbolistes, qui procèdent des Décadents: Jean Moréas, Charles Vignier, Gustave Kahn.- René Ghil.

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Enfin les Décadents, et ils ne sont que deux, à l'estime de M. Jules Tellier, mais ces deux valent une légion Paul Verlaine, et Stéphane Mallarmé.

Je n'ai vu qu'une fois M. Paul Verlaine, dans je ne sais quel cabaret littéraire où toute une théorie de poètes adolescents l'encensait, tandis qu'il buvait de la bière. Ce n'est plus un jeune, car il est, depuis un bon lustre, sinon deux, du mauvais côté de la quarantaine. Une tête de moine condottière du quinzième siècle, vigoureuse, sombre, inquiétante; des yeux doux et voilés; une indicible tristesse, une invincible lassitude, exprimées par le regard et le sourire.

:

M. Paul Verlaine a publié un certain nombre de livres Poèmes saturniens; - Fêtes galantes; la Bonne Chanson; Romances sans paroles; les Poètes maudits; - Jadis et Naguère, et, enfin, chez Victor Palmé, éditeur des Bollandistes, une plaquette Sagesse, qui marquait sa conversion au catholicisme, et c'est à beaucoup près la meilleure de ses œuvres. La note dominante du talent de M. Verlaine est une remarquable pureté de forme, une

science parfaite du vers, une habileté sans pareille à jongler avec les mots, une faculté, dont il est seul maître, de sentir et de montrer les nuances des choses. On prétend qu'il est, avec Ronsard et Hugo, le plus grand inventeur que nous ayons eu dans le rythme et la langue. Il a des assonances mystérieuses, une habileté de facture, une sincérité d'accent qui étonnent, imprégnant toute sa poésie d'un charme tout nouveau, étrange et presque morbide.

Toutefois ce n'est pas à tout cela que Paul Verlaine doit l'influence qu'il exerce sur une foule de jeunes écrivains, qui lui témoignent une admiration sans limites et le considèrent non seulement comme un chef d'école, non pas comme un maître, mais reconnaissent en lui le Maître, dans le sens absolu du mot. Est-ce donc à la sensualité violente, à la perversité ⚫ nullement voulue, concertée ni acquise, toute sincère, et si l'on pouvait dire, naïve qui caractérisent essentiellement son œuvre ? Est-ce à ses agitations, à ses inquiétudes, à son goût de l'étrange, à sa passion du « frisson nouveau » ?

Est-il ce que M. Jules Tellier le définit : « une âme charmante jusque dans le mal », « le plus naïf des hommes en même temps que le plus compliqué des artistes », « une sorte de phénomène attirant et monstrueux »>?

Pour moi, je l'avoue ingénûment, toutes les fois qu'en vers, ou en prose, j'ai entendu développer la théorie du Décadisme, je n'ai pas compris. Le système, puisque système il y a, m'échappe, et les vrais décadents ne me sont pas plus intelligibles que les préra

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