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s'écria Denissow en devinant de loin, à cet abandonnement du corps qu'il connaissait si bien, que Pétia était mort. De ses mains tremblantes il alla rele

ver la figure, maculée de boue et de sang, du pauvre Pétia... Je suis habitué à manger des douceurs,

c'est du raisin sec excellent, prenez le tout... " Ces paroles lui revinrent involontairement à la mémoire et les cosaques se regardèrent stupéfaits en entendant des sons rauques, pareils au jappement d'un chien, qui sortaient de la poitrine oppressée de Denissow. Se retournant tout à coup, il se cramponna convulsivement à la palissade

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".

Il faut avoir lu les épisodes qui précèdent cette mort pour en subir complètement l'émotion. Là comme en toute la narration éclate la puissance de ce réalisme russe, serrant la réalité de plus près qu'aucune autre littérature; c'est à peine si ce réalisme se permet une image ou un trait. Je lis dans Anna Karénine cette phrase qui paraît trahir un souci d'expression : Son visage rayonnait, mais pas de joie, c'était plutôt le rayonnement terrible d'un incendie par une nuit obscure ». Mais voyez comme l'image est peu frappée encore et pensez à ce que Paul de Saint-Victor écrivait d'une cantatrice célèbre : « Sa voix sonne comme une cloche dans un beffroi incendié!, image tragique et superbe dont Tourgueneff même n'a pas trouvé d'équivalents. Jamais Tolstoï n'a écrit de ces admirables traits si

fréquents dans les lettres françaises, parce qu'il n'imagine, ni ne rêve : il pense.

Cependant il a rêvé une fois, dans sa jeunesse, et l'on peut lire son rêve dans ses Souvenirs. Par une belle nuit chaude il songe à l'amante inconnue que sa jeunesse attend et vers laquelle il aspire :

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Et voici, elle paraît. Elle a une longue natte noire, une riche poitrine, elle est invariablement triste et belle, elle a les bras nus et des caresses voluptueuses. Elle m'aime, je donne toute ma vie. pour une seule minute de son amour. Mais la lune, dans le ciel, est de plus en plus haute, de plus en plus brillante, l'éclat resplendissant de l'étang, augmentant comme un son qui enfle, devient de plus en plus éblouissant, les ombres sont de plus en plus noires, la lumière de plus en plus transparente, je regarde et j'écoute, et quelque chosse me dit qu'elle, avec ses bras nus et ses ardeurs, il s'en faut de beaucoup que ce soit le bonheur parfait; que l'amour, pour elle, est infiniment loin d'être le bien parfait; et plus je regarde la lune haute et pleine, plus la vraie beauté et le vrai bonheur me paraissent monter, monter encore, s'épurer, s'épurer encore, se rapprocher, se rapprocher encore, de Celui qui est la source de toute beauté et de tout bien. Des larmes d'une joie inassouvie mais troublante me montent aux yeux.

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Et j'étais toujours seul, et il me semblait tou

jours, dans ces instants, que la nature, dans sa majesté mystérieuse, que le rond brillant de la lune, arrêté à un endroit indéterminé, tout en haut du ciel bleu pâle, mais en même temps présent partout et remplissant toute la vaste étendue de la campagne; que moi-même, vermisseau infime, déjà souillé de toutes les mesquines et misérables passions humaines, mais en possession de la force immense contenue dans l'amour : il me semblait toujours, dans ces instants, que la nature, la lune et moi, nous ne faisions qu'un. »

Voilà Tolstoï communiant avec Schelley et sur la voie du panthéisme, de ce panthéisme qui constitue la croyance de presque tous les artistes, depuis Goethe. Mais l'auteur de la Guerre et la Paix ne devait pas partager la doctrine absolument; tout en croyant à l'absorption du fini par l'infini et en considérant comme une erreur la foi en une autre vie personnelle, ce par quoi il demeure panthéiste, il s'est épris des préceptes du christianisme. D'où une religion offrant un singulier mélange d'optimisme et de pessimisme dont il s'est fait en Russie l'apôtre ardent. Nous allons voir les inconséquences de son système et de sa philosophie.

V

Bien avant que le comte Léon Tolstoï n'ait précisé ses doctrines en leur donnant presque l'autorité d'une religion positive, la solution philosophique à laquelle il devait aboutir s'annonçait chez ses personnages. Ainsi que je l'ai dit déjà, il est certain qu'il n'a pas créé ses héros à son image, et pourtant il n'est pas moins certain que les paroles de la plupart d'entre eux, leurs réflexions, leur foi, il les approuve et les partage. Cela ressort de la façon dont il leur fait exprimer ces réflexions. Aucun lecteur ne doutera que le comte Tolstoï ne soit représenté à la fois par Pierre Besoukhow, le prince André, Constantin Levine, et personne ne doutera que la princesse Marie, qui ne peut être une création fictive, n'ait influencé considérablement son esprit. Ces quatre personnages servent de clef; par eux nous pénétrons dans l'âme étrange de cet admirable génie plein de mansuétude, de bonté et de faiblesse.

Ce qui les distingue tous au premier abord, c'est un absolu mépris de la science et de la civilisation, assez général d'ailleurs parmi les romanciers russes. N'est-ce pas l'un d'eux qui, réfléchissant sur la vertu de l'intelligence, disait cette parole décevante :

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"

Est-ce qu'un homme conscient peut s'estimer? » Sans avoir des opinions aussi amères, les héros de Tolstoï, et Tolstoï lui-même, se plaisent à professer leur dédain pour toutes les forces intellectuelles.

Le général Koutouzow en premier lieu. Il nous est représenté comme l'officier sagace par excellence; comparé à lui, Napoléon Ier victorieux n'est qu'un soldat de fortune. Si Bonaparte a fait la campagne de Russie, c'est simplement parce qu'il était écrit qu'il irait à Dresde, qu'il aurait la tête tournée par la flatterie, qu'il mettrait un uniforme polonais, qu'il subirait l'influence enivrante d'une belle journée de juin, et enfin qu'il se laisserait emporter par la colère en présence de Kourakine d'abord et de Balakow ensuite. Voilà, selon Tolstoï, la raison de la campagne de Russie. A ses yeux certaines qualités supérieures de Napoléon, le prestige, l'autorité, le don de rassembler et celui surtout d'enthousiasmer ne comptent pas et en ceci c'est le patriotisme qui le rend injuste Le peuple russe, dit-il, ce peuple unique. Bonaparte n'est rien de plus qu'une sorte de joueur heureux, gagnant coup sur coup, favorisé par la veine. Il lui oppose Koutouzow, lent, patient, défensif, qui attend la réaction, comme si attendre la réaction n'était pas aussi un fait de joueur. Pour le prince André une bataille est toujours gagnée par celui qui est fermement décidé à la gagner» et c'est là encore une philosophie de joueur. Koutouzow

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