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ment à placer la foi au-dessus de la raison, à considérer comme beaucoup plus certains les dogmes proposés à la première que les jugements formulés par la seconde. Il recon-. naît dans l'âme une prédisposition à recevoir l'enseignement religieux : « Ceux qui croient sans avoir lu les Testaments, c'est parce qu'ils ont une disposition intérieure toute sainte, et que ce qu'ils entendent dire de notre religion y est conforme. >> Ils pressentent tout ce qui leur sera enseigné : « Il n'en faut pas davantage pour persuader des hommes qui ont cette disposition dans le cœur... » Pascal connaît ces hommes-là par l'exemplaire qu'il en trouve en lui-même. Il constate cette aptitude à la foi et il lui assigne sa place et son rôle dans l'intelligence. Il établit, par l'analyse psychologique, que la pensée ne réside pas tout entière dans l'aptitude à comprendre, mais, pour la meilleure part, dans l'aptitude à croire, c'est-à-dire à sentir l'indémontrable et l'inexplicable.

Il le signale dans les postulats de la géométrie; «< on les sent» et, à ce titre, ils sont soustraits à la compétence de la seule raison, ils relèvent de la sensibilité, du cœur, comme il le dit formellement, en prêtant à ce mot la signification la plus large. Nous avons, ailleurs', commenté cette acception et cité les textes qui en témoignent. Pourquoi donc la foi, en tant que sentiment, n'aurait-elle pas aussi pour organe une racine du cœur dans la pensée et pour fonction une connaissance intuitive, une conscience des choses divines? Pourquoi n'aurait-elle pas sa méthode aussi? Comme fonction intellectuelle, « le cœur a son ordre » autre que celui de l'esprit « qui est par principe et démonstration ». « Cet ordre consiste principalement à la digression sur chaque point, qu'on rapporte à la fin, pour la montrer toujours. » Tel est l'ordre de l'Écriture.

Pascal institue donc fonction spéciale de la pensée la connaissance par le cœur, et ce mode de connaissance implique l'acte de foi, tout comme l'intuition des postulats géométriques. La raison n'a aucune juridiction sur cette intuition, « et il est aussi inutile et aussi ridicule que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes, pour vouloir y consen

1. Revue des Deux Mondes, 15 octobre 1890.

tir, qu'il serait ridicule que le cœur demandat à la raison un sentiment de toutes les propositions qu'elle démontre, pour vouloir les recevoir ». Cette remarque doit avoir beaucoup d'importance aux yeux de Pascal, parce qu'il se réserve d'en faire bénéficier la foi au même titre que l'intuition scientifique. « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point... >> dit-il autre part, où il ne s'agit plus de l'intuition scientifique, mais de raisons de croire propres à la foi. Il est remarquable qu'il place les fondements de la géométrie en dehors de la raison, dans une région intellectuelle voisine de l'instinct, où la pensée confine au sentiment; « les principes se sentent, les propositions se concluent, et le font avec certitude, quoique par différentes voies. » Dès lors, il n'est pas surprenant que, sous la commune désignation de cœur, il identifie à cette région celle où il place les fondements de la doctrine religieuse. C'est habile et profond. Il rend par là solidaires les deux espèces de croyance qui semblent le plus opposées, l'intuition scientifique et la foi mystique.

L'exemple des martyrs met, il en faut bien convenir, la psychologie au défi de constater moins de confiance chez le croyant dans la vérité des dogmes, que chez le géomètre dans celle des postulats. Il y a de part et d'autre également credo, acte de foi. On n'est donc pas plus autorisé à invalider le témoignage du premier en faveur de la religion, que celui du second en faveur de la géométrie. Le fond de cette théorie nous semble incontestable, car, en somme, on ne peut nier chez la plupart des hommes de nos jours, même chez beaucoup qui s'en défendent, l'existence d'un germe de mysticisme absolument invincible, dépôt des antiques terreurs de l'âme en face de la nature mystérieuse et pleine de menaces, auquel s'est greffé le legs des habitudes séculaires que les religions constituées ont fait prendre à la pensée. « La disposition toute sainte » dont parle Pascal, cette aptitude à croire au dogme avant de le connaître et à le reconnaître, n'est pas du tout une chimère. Seulement Pascal abuse, en faveur du dogme chrétien, des résultats vrais de son analyse. Il commet ici la même pétition de principes que dans son fameux pari théologique. Il est certain que nous sommes tous parieurs malgré nous, mais ce n'est pas, comme il le dit, l'existence.

du Dieu chrétien qui est l'aléa du jeu 1. De même il est certain que la plupart des hommes sont enclins au mysticisme, ont des sentiments religieux, mais ce n'est pas, comme il le dit, le dogme chrétien qui en est nécessairement l'objet: l'objet de l'acte de foi reste indéterminé; toutes les religions ont leurs mystiques, et beaucoup de mystiques s'en tiennent à la religion spontanée.

III

Pour croire au dogme chrétien, il faut, à coup sûr, être prédisposé à croire, mais cela ne suffit pas: il faut, en outre, que ce dogme se rende préférable aux autres par ses affinités spéciales avec le tempérament individuel du croyant. Les affinités du christianisme avec l'âme de Pascal sont profondes: le choix de la religion la plus conforme à son tempérament moral n'est pas laborieux pour lui, d'autant que son éducation a prédéterminé ce choix; il est donc porté à identifier avec la foi chrétienne le penchant au mysticisme. Il importe cependant de distinguer ces deux choses; toutes les autres professions religieuses y ont le plus grand intérêt.

Son analyse est encore en défaut à un autre point de vue, parce qu'il y apporte un autre préjugé. Dans sa pensée, « la foi est un don de Dieu ». « Ne croyez pas que nous disions que c'est un don de raisonnement. » Et il admet que ce caractère est exclusivement propre à la foi chrétienne : « Les autres religions ne disent pas cela de leur foi; elles ne donnaient que le raisonnement pour y arriver, qui n'y mène pas néanmoins.» «La foi n'est pas en notre puissance comme les œuvres de la loi, et elle nous est donnée d'une autre manière. >> Elle n'est pas innée en l'homme, elle est acquise; on en reconnaît les signes « au langage nouveau que produit ordinairement le cœur nouveau »; - « ... le renouvellement des

1. Revue des Deux Mondes, 15 novembre 1890. Le sens et la portée du pari de Pascal.

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pensées et des désirs cause celui des discours ». En un mot, c'est la grâce, non la nature, qui donne la foi. Ainsi Pascal assigne à la « disposition toute sainte » son siège dans le corur, comme à l'intuition géométrique, mais il ne lui attribue pas la même origine. Tandis que l'intuition géométrique est innée dans l'âme et héréditaire, la disposition religieuse à croire est au contraire tout à fait indépendante du sang: le péché originel en a destitué tous les fils d'Adam: elle est régie, non par l'hérédité, mais par la prédestination. C'est une faveur divine octroyée aux seuls élus, et qui ajoute une fonction nouvelle aux fonctions de l'intelligence intuitive appelée cœur par lui. Il méconnaît donc l'origine du penchant même auquel il obéit: il l'a reçu de la nature par hérédité et il en fait hommage à la grâce. Ce penchant de l'âme au mysticisme relève de l'esthétique, de l'aspiration au divin. Vous inclinons penser qu'il a une portée objective: mais, quoi qu'il en soit, Pascal, en y cherchant une fonction intellectuelle, se montre encore plus soucieux que Descartes de toutes les sources possibles de la connaissance; il est à la fois plus téméraire et plus profond.

Dans son entretien avec M. de Saci, rapporté par Fontaine, secrétaire de ce saint directeur, il oppose et critique les deux modes extrêmes du jugement, chez Montaigne d'une part et chez Épictète de l'autre, à savoir l'entière instabilité et l'entière assurance. Séparés de la foi, ces deux états de la pensée lui sont également suspects en tant que viciés par les conséquences du péché originel. « C'est donc de ces lumières imparfaites, dit-il, qu'il arrive que l'un, connaissant les devoirs de l'homme et ignorant son impuissance, se perd dans la présomption, et que l'autre, connaissant l'impuissance et non le devoir, il s'abat dans la lâcheté; d'où il semble que, puisque l'un est la vérité. l'autre l'erreur, on formerait en les alliant une morale parfaite. Mais, au lieu de cette paix, il ne resterait de leurs assemblages qu'une guerre et qu'une destruction générale car l'un établissant la certitude et l'autre le doute, l'un la grandeur de l'homme et l'autre sa faiblesse, ils ruinent la vérité aussi bien que la fausseté l'un de l'autre. De sorte qu'ils ne peuvent subsister seuls à cause de leurs oppositions, et qu'ainsi ils se brisent et s'anéantissent pour faire

place à la vérité de l'Évangile. » Or la vérité de l'Évangile est l'objet même de la foi; le rôle de la foi dans la connaissance est donc de corriger le vice originel de la pensée déchue; de prévenir l'abus que fait celle-ci, soit de l'affirmation par une présomptueuse confiance, soit du doute par une lâche indifférence. « C'est elle (la vérité de l'Évangile), ajoute Pascal, qui accorde les contrariétés par un art tout divin, et, unissant tout ce qui est de vrai et sachant tout ce qu'il y a de faux, elle en fait une sagesse véritablement céleste où s'accordent ces opposés qui étaient incompatibles dans ces doctrines humaines. » C'est donc par l'acte de foi seulement. que l'âme peut acquérir, avec cette sagesse surhumaine, l'harmonie et la paix intellectuelles.

En résumé, Pascal, sentant que l'intelligence ne se peut désintéresser d'aucune doctrine, et qu'elle revendique sa part dans l'idéal religieux destiné à l'assouvissement de l'âme entière, a dû chercher à la satisfaire par le dogme chrétien, quelles qu'en fussent les obscurités. Il a fallu, pour y arriver, qu'il la pourvût d'une fonction mixte, indivisément mentale et affective, dont l'intuition géométrique lui a fourni le modèle et le point d'attache, et qui a pour but de suppléer ou d'endormir la raison défaillante ou révoltée. La foi n'a pas d'autre emploi dans le domaine de la connaissance. Cet emploi est, d'ailleurs, le plus haut, car la foi a pour objet la divinité même, c'est-à-dire le suprême postulat explicatif et justificatif du monde phénoménal où germe et se débat la vie. Mais la divinité n'est pas pour Pascal ce qu'elle est pour les philosophes, c'est une divinité spéciale, le Dieu anthropomorphe du christianisme. L'acte de foi est plus nécessaire pour y croire que pour reconnaître l'existence du Dieu purement métaphysique. Aussi la foi chrétienne est-elle un organe de connaissance, non pas seulement supérieur à la raison, mais, en outre, dominateur de la raison: celle-ci doit y sacrifier scs répugnances, et la foi lui rend le sacrifice facile et doux. On devait donc s'attendre à ce qu'il mit humblement, mais résolument, son génie au service du dogme, comme un esclave herculéen accompagnant son maître pour lui frayer passage et inviter la foule à le saluer. Si des indifférents, des défiants, ignorent ou contestent les qualités et les titres du maître,

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