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Jamais!... jusqu'à présent!...

Et comme Chagny faisait observer doucement qu'on ne peut pas savoir ces choses-là, elle s'entêta:

Mais si... je suis sûre, moi, que M. d'Argonne n'a jamais trompé Christiane... dans le sens absolu du mot... il est bien évident qu'il est occupé de toutes les femmes qu'il rencontre... à condition toutefois que ce soient des femmes «< chics >>... mais pour la tromper, tromper... jamais!...

M. de Morières se mit à rire et dit :

Tu prétendais tout à l'heure que d'Argonne est un monsieur dans mon genre?...

Eh bien?...

Eh bien, je puis t'assurer que si j'étais marié, je tromperais certainement ma femme... et que je la tromperais au sens absolu du mot... comme tu dis...

Madame de Givray secoua sa petite tête fine et répondit :

Je n'en sais rien !... une Christiane serait peut-être assez belle et assez intelligente pour te garder...

Comme son cousin faisait un geste négatif, elle ajouta :

Ne dis rien avant de l'avoir vue... tu la verras ce soir...

et même avant... car les revoilà, les d'Argonne!...

Elle rentra dans l'allée, et fit quelques pas au-devant d'un groupe de cavaliers, en disant :

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- Mais là... sous les arbres... avec Henry et M. de Chagny... Suivi de sa femme, d'Argonne marcha vers Morières en disant, heureux, ému presque :

-Et nous qui passions sans te voir!...

En lui serrant la main, André répondit :

Mais oui... vous êtes déjà passés deux fois!...

-Et tu ne m'as pas appelé?...

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Mais... à cause de madame d'Argonne... je ne me serais pas permis de...

Au fait... que je te présente!... Christiane, c'est André de Morières... mon plus vieil ami.....

Et tout content de montrer la jolie créature dont il était si fier, il ajouta :

-Ma femme...

Madame d'Argonne inclina sa belle taille, tendant la main à M. de Morières qui saluait.

Tout de suite, il se dit, au contact de cette main souple et solide qui serrait franchement la sienne :

— Ça doit être une femme honnête et droite...

Et quand, relevant la tête, il vit le joli visage rosé, les beaux yeux d'un bleu sombre, et les dents éblouissantes qui éclataient dans une bouche d'enfant, il pensa :

Elle est merveilleusement jolie... c'est vrai!... elle est complète!... les cheveux, la peau, le teint, les oreilles, la taille, tout y est!... et pourtant, il lui manque quelque chose?... quoi?...

Et il balbutiait des mots d'une courtoise banalité, tandis qu'il se demandait à part lui :

- Mais qu'est-ce donc qui lui manque pour être tout à fait ravissante?...

Et, peu à peu, son œil s'accoutumant aux lignes si pures de Christiane, détaillant ses traits infiniment jolis et délicats, il en revint à sa première impression; l'impression ressentie quand il avait, une heure plus tôt, aperçu la jeune

femme :

- Mal habillée!...

Sans être mal habillée, madame d'Argonne n'était pas mise avec le « chic » que Morières prisait si fort. Son amazone était courte, mais elle ne tombait pas assez droit, sans aucun pli. Une petite grimace ridait la fermeture de la jupe. Le chapeau de soie, d'une irréprochable fraîcheur, n'était pas, comme forme, le « dernier cri ». Il pouvait dater de six mois: on faisait, depuis le printemps, des bords moins relevés. Les cheveux, de cette belle couleur acajou sombre qui semble de l'or au soleil, des cheveux que l'on devinait doux et lourds, étaient tordus très serré, assez bas sur la nuque, sans aucun souci des ondulations, des bandeaux 1830, ou des chignons grecs; le haut de l'oreille toute petite une vraie merveille se montrait franchement, détachant sur les cheveux sa coquille de nacre rose.

Madame d'Argonne avait une beauté singulière, à la fois saine et délicate, d'un charme exquis. Elle ne ressemblait à

1 Septembre 1894.

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personne. Elle n'était pas une femme élégante selon la formule habituelle, mais elle était « quelqu'un ».

Arrivé de la veille, M. de Morières, qui avait passé la soirée à l'Opéra et la matinée au Bois, savait déjà par cœur les modes et les raffinements survenus en son absence. Son œil exercé de mondain qui vit presque uniquement préoccupé de chic et d'élégance découvrait du premier regard des fautes de goût perceptibles seulement pour lui et quelques autres initiés.

Et, tandis que M. d'Argonne se réjouissait du silence distrait qu'il attribuait à l'admiration causée par la grâce et la beauté de sa femme, André concluait, presque mécontent :

— Rien d'extraordinaire, en somme!... je m'attendais à tout autre chose!...

Seule, la petite de Givray connaissait assez à fond son cousin pour comprendre ce qui se passait dans son esprit. Pendant que les d'Argonne causaient avec son mari et Chagny, elle lui demanda, d'une voix assourdie et narquoise :

Pas assez chic pour toi, hein?...

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surpris de voir répondre ainsi à sa pensée

Pour moi, ni pour personne!... pas chic du tout !... mais très, très jolie!...

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Il songeait, à présent, que, s'il n'admirait pas pleinement madame d'Argonne, elle non plus ne devait pas éprouver pour lui cet intérêt qu'il sentait habituellement dans l'attitude de toutes les femmes auxquelles on le présentait. Toujours il devinait — même chez les plus réservées un mouvement de sympathie ou au moins de curiosité. Souvent, certes, Jacques d'Argonne avait dû parler de lui à sa femme, et lui vanter ses mérites, même avec exagération. Et cette jolie personne l'avait regardé bien en face, posant sur lui avec une curiosité tranquille ses beaux yeux lumineux, lui donnant ensuite une poignée de main cordiale et forte, une vraie poignée de main d'homme et d'ami. Rien des effleurements subtils, appuyés ou défiants, auxquels les femmes l'avaient accoutumé. Maintenant, elle causait, sans plus s'occuper de lui que des autres, distraite par le mouvement de l'allée, envoyant un bonjour ou rendant un salut. D'abord, le marquis, un peu

vexé de cette indifférence, se demanda si elle n'était pas affectée; mais il connaissait trop bien les mille petits manèges féminins, pour ne pas voir très vite l'absolue sincérité de madame d'Argonne. Cette sincérité l'inquiéta un peu.

Sans être naturellement fat, Morières avait eu tant de fois la preuve de sa supériorité qu'il en était venu à se priser assez haut.

Vivant dans un autre milieu, moins préoccupé des choses mesquines, moins adulé des imbéciles qui le copiaient sans lui ressembler, il se fût aperçu peut-être que son intelligence était belle et que son cœur était bon; mais les hasards de l'existence ayant fait de lui « un homme chic», il avait borné là son horizon, et se tenait pour satisfait d'être le mieux élevé, le mieux mis, et le plus recherché des mondains. Lorsque, dixhuit mois plus tôt, il avait entrepris ce long voyage, son départ avait stupéfié tous ceux qui gravitaient autour de lui. On ne croyait pas que Paris pût se passer de Morières, ni Morières de Paris. Et, tout de suite, on s'était efforcé d'assigner une cause à cette subite détermination. Pourquoi s'éloignait-il?... chagrin d'amour?... déception?... perte de jeu?... Le vrai motif du départ d'André était beaucoup plus simple: il voulait voyager, parce que la mode était aux voyages; et il allait en Perse, parce que la Perse attirait pour l'instant les voyageurs les plus select. C'était bien ennuyeux de partir, mais il le fallait. Il se ferait regretter, désirer, et reviendrait plus brillant et plus neuf après ce long changement d'air. Une fois en route, M. de Morières s'était vite fait à son existence nouvelle. Il avait aimé le décousu de cette vie mouvementée, confortable quand même. Il s'était plu à courir les mignons dangers pour ainsi dire compris dans l'itinéraire, et, reculant la date de son retour, il avait suivi aux Indes un Anglais qui jouait ailleurs un rôle analogue au rôle que lui jouait à Paris. Ces deux mondains s'étaient compris, et avaient, pendant quelques mois, associé leurs élégances.

De retour depuis la veille, le marquis se demandait, en constatant le peu d'impression qu'il produisait sur madame d'Argonne, si, durant cette longue absence, son prestige n'avait pas diminué... A Paris, on oublie vite. Était-il possible que cette jeune femme, très jeune et un peu provinciale d'allures,

n'eût de le connaître aucune curiosité? Si l'on avait parlé de lui devant elle, il eût représenté à ses yeux la tentation, le danger, le fruit désirable et défendu. Et, si elle le regardait avec cette indifférence aimable et paisible, c'est donc qu'elle n'avait jamais entendu rien dire des choses qui se disaient autrefois?

La voix de la petite de Givray le tira de ses réflexions:

- Il va être midi, vous savez!... moi, j'ai faim!... Au revoir, André... à tantôt!...

Madame d'Argonne dit, en tendant la main à Chagny et au marquis :

Nous rentrons aussi...

Sa belle voix grave, d'un timbre très pur, frappa Morières, qui la regarda avec un commencement d'intérêt..

M. d'Argonne n'y tint pas. Dans le mouvement du départ, il amena son cheval près du marquis, et lui demanda en se penchant sur sa selle, parlant bas et souriant d'avance de l'explosion d'admiration qu'il attendait :

Eh bien?... comment la trouves-tu ?...

Morières répondit poliment :

Ravissante, mon ami... absolument ravissante!... Chagny le regarda étonné, et dit, en suivant de l'œil les Givray qui filaient au galop dans l'allée.

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Ma parole!... on dirait que tu ne penses pas ce que tu dis?...

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Mais si!...

Comme tu dis ça ?... Comment, tu ne trouves pas qu'elle est délicieuse, parfaite?...

M. de Morières répondit, en remontant dans le phaéton de Chagny, qui stationnait sur la route :

- Il y aurait là-dessus bien des choses à dire !...

II

Les Treuil habitaient au Parc Monceau un très bel hôtel encombré avec goût de bibelots rares ou coûteux, que madame de Treuil, née Salomon, avait reçu en dot. En mariant

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