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J'ai vu à Londres des paysages de Turner, à Paris des nocturnes de M. Whistler, à Bruxelles des fantaisies d'un jeune artiste doué, M. Robert Picard, qui m'ont donné l'impression commune d'une peinture de chevalet réduite à des rapports de couleur. Comment expliquer ces œuvres mystérieuses si ce n'est par le besoin inconscient d'associer la peinture à des expressions abstraites d'ordre musical ou poétique, par le besoin d'une synthèse des arts?

Mais, s'il est une forme en laquelle la synthèse ne puisse s'accomplir, c'est bien la peinture, art concret, art plastique, réduit à l'imitation de la nature visible ou d'éléments à elle empruntés.

L'expression littéraire, par contre, ne saurait se délimiter aussi brutalement. Inséparable du langage, lui-même inséparable de la pensée, elle revêt une forme concrète aussi bien qu'une forme abstraite et se rattache à la plastique par sa force descriptive, à la musique par la variété de ses rythmes et de ses résonances. Ce ne sont là pourtant que des analogies dont la supériorité intellectuelle et l'infériorité sensuelle du mot, comparé à la couleur et au son, nous donnent la

mesure.

De l'analogie à l'identité il n'y a qu'un pas. Des poètes contemporains l'ont franchi. Confondant l'idée et la sensation, ils ont voulu réaliser la synthèse des arts en littérature et ont rêvé les uns de peindre, les autres d'orchestrer avec des mots. Prenons le célèbre sonnet de Rimbaud :

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes,

etc...

«La langue est nette et reste claire quand l'idée se fonce le sens s'obscurcit », écrit M. Verlaine de ce sonnet.

ou que

Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement.

a affirmé, d'autre part, un poète à qui nous devons, comme à M. Verlaine, un Art poétique.

C'est plaisir que de donner raison au délicieux chanteur des Fêtes galantes. La forme du sonnet des voyelles est en effet aussi claire que sa conception est absurde.

Rimbaud, découvrant un jour dans les arcanes de sa fantaisie que les voyelles avaient des couleurs, a cru pouvoir nous l'affirmer en un sonnet. Il a seulement oublié que les épithètes noir, blanc, rouge, vert, bleu, ne nous donneraient pas la sensation directe, mais la sensation réflexe des couleurs, et que cette sensation, déjà faible en soi et paradoxale, s'émousserait dès le second vers par l'impossibilité d'accrocher les épithètes aux voyelles des mots. Il n'avait qu'un moyen de produire l'effet voulu: colorier de leur nuance propre toutes les lettres voyelles du sonnet. Or la poésie n'est pas faite pour être vue, mais pour être entendue, et l'écriture n'est que l'accessoire du langage. Au reste, le bon sens n'était pas la qualité maitresse de Rimbaud dans le mot vert je trouve E qui est blanc, dans le mot blanc A qui est noir, et ainsi de suite. Au fond, le sonnet des voyelles, j'aurais dû commencer par là, est une << fumisterie »; mais, quand la « fumisterie » prend une forme artistique, elle en impose et il n'est pas inutile de la mettre à nu pour en diminuer les ravages.

:

Mieux encore, M. Zola, ce grand lyrique dévoyé, nous a décrit dans le Ventre de Paris un concert d'odeurs :

«Le camembert, de son fumet de venaison, avait vaincu les odeurs plus sourdes du marolles et du limbourg; il élargissait ses exhalaisons, étouffait les autres senteurs sous une abondance surprenante d'haleines gâtées. Cependant, au milieu de cette phrase vigoureuse, le parmesan jetait par moments un filet mince de flûte champêtre, tandis que les bries y mettaient des douceurs fades de tambourins humides. II y eut une reprise suffocante du livarot. Et cette symphonie se tint un moment sur une note aiguë du géromé anisé, prolongée en point d'orgue. »

Le galimatias est parfait: car, si les mots peuvent à la rigueur nous rappeler les sons des instruments de musique, les instruments de musique sont par bonheur impuissants à nous rappeler les pestilences des fromages.

Passons à la poésie instrumentale. Voici un refrain de M. Ghil, le maître du genre:

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L'intention du poète est, je présume, de produire un effet de sonorité aiguë par l'accumulation de mots où dominent les voyelles fermées é et i; mais l'effet n'est obtenu qu'au détriment de la signification intellectuelle, et il faut admettre pour le comprendre que les mots se passent de cette signification. Les origines, la raison d'être du langage démentent une pareille théorie.

En outre, la création d'une langue faisant double emploi avec la musique ne me paraît pas urgente, et je suis persuadé qu'un trio de flûtes eût beaucoup mieux rendu la pensée de M. Ghil que le refrain précité.

Tout cela est en vérité par trop commode, car c'est précisément l'accord du sens des mots avec les exigences musicales du rythme et de la rime qui rend la tâche du poète si ardue, si noble et artistique. Les formes de Lamartine, d'Hugo, de Baudelaire, de M. Verlaine sont au moins aussi harmonieuses que celles de M. Ghil, et elles ont le double avantage d'être intelligibles et de nécessiter des aptitudes et du talent. Que les instrumentistes nous prouvent leurs connaissances techniques en musique et en poésie; et nous serons convaincus de leur sincérité lorsqu'ils proclament l'insuffisance de la musique et de la poésie à exprimer leurs conceptions.

Les aberrations dont je viens de rappeler quelques types ne sont pas rares aujourd'hui, comme ne sont pas rares les vices contre nature, auxquels elles ont le tort de ressembler. Sous l'influence dégénérée de Baudelaire :

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de M. Verlaine:

De la musique avant toute chose.

Car nous voulons la Nuance encor,
Pas la couleur, rien que la Nuance,

De la musique encore et toujours...

(Art poétique);

de Wagner,

dont l'art multiple, à la fois dramatique, décoratif et musical, ne nous a guère été présenté en France que désagrégé ou mutilé. — la préoccupation d'une synthèse esthétique en littérature s'est emparée des prosateurs et des poètes. Elle ne devait aboutir qu'à la confusion des idées et des formes, car le langage a des limites, et la poésie, seule, est aussi impuissante à nous donner les sensations de la peinture et de la musique que ces arts, seuls, à développer un thème poétique.

J'ai montré que la synthèse des arts est impossible en des formes purement musicales, plastiques ou littéraires. Elle est, au contraire, logique en des formes complexes résultant d'une association de la musique, de la plastique et de la litté

rature.

Mêlons les trois arts. Différentes combinaisons se produisent littérature et plastique: plastique et musique; littérature et musique; littérature, plastique et musique.

Je laisse de côté les deux premières. L'union de la littérature et de la plastique crée le théâtre, et cette synthèse date de trop loin pour qu'il me reste rien à en dire. Celle de la plastique et de la musique, qu'on se représentera sous l'espèce d'une composition instrumentale exécutée devant un décor ou accompagnant une action mimée, offre peu de ressources isolée, et j'aurai l'occasion d'y revenir en traitant du drame lyrique.

Je parlerai en détail des deux dernières, mal connues, comme tout ce qui touche à la musique, et passionnantes, puisqu'elles ouvrent des voies nouvelles à l'art français.

LITTÉRATURE ET MUSIQUE

Ces langages se sont déjà mêlés en une forme consacrée : le Lied', courte pièce de vers chantée sur une trame harmonique ou symphonique,

En cet art qu'ont glorifié Beethoven, Schubert et Schumann, et, de nos jours, en France, MM. Duparc et Gabriel Fauré, la musique a un rôle secondaire. Elle s'efforce seulement de grossir les effets d'un poème conçu et exécuté en dehors de toute préoccupation musicale; elle ralentit et accentue la déclamation; elle fortifie l'expression des sentiments. Sous le joug de la poésie, elle n'obéit plus à ses lois personnelles; ses thèmes chantés subissent les exigences de la prosodie; ses thèmes d'accompagnement et ses tonalités, celles du sens des paroles. S'il en résulte parfois des manquements aux principes de la musique pure, nous n'en souffrons pas, puisqu'elle n'a plus ici de vie propre. Une admirable mélodie de M. Fauré, Larmes, nous offre l'exemple d'un Lied où la tonalité ne s'affirme qu'à la conclusion, lorsque la prolongation du sentiment exprimé commande le repos. Une semblable disposition tonale, dans une pièce de pure musique, causerait une impression d'incohérence.

Le poème, au contraire, conserve son indépendance: il n'a pas été fait pour la musique comme la musique pour lui; il reste ce qu'il était isolé, une œuvre strictement littéraire. Si belle que soit la musique écrite par Schubert sur le Roi des Aulnes, par M. Dupare sur l'Invitation au voyage, nous ne regrettons jamais son absence en relisant les deux poèmes; ils sont de trop grande valeur intrinsèque, ont en eux toute leur raison d'être. D'autre part, nous n'imaginons pas l'œuvre

1. Les mots « chant », « mélodie » me paraissent trop vagues; le mot «< chanson », d'une accception trop restreinte.

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