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leur nature, mais qu'il n'y a pas une société gouvernée par des lois générales.

LE SOCIALISTE.

Sans doute, puisque nous voulons la fonder cette société unitaire et universelle.

LE CONSERVATEUR.

Je crois encore avec M. de Maistre que les lois naissent des circonstances et qu'elles n'ont rien de fixe..... Ne savez-vous pas que telle loi considérée comme juste chez une nation est souvent regardée comme inique chez une autre? Le vol était permis, sous certaines conditions, à Lacédémone; la polygamie est autorisée en Orient, la castration y est tolérée. Direz-vous pour cela que les Lacédémoniens étaient des voleurs éhontés et que les Asiatiques sont d'infâmes débauchés? Non! si vous envisagez sainement les choses, vous direz que les Lacédémoniens en permettant le vol, obéissaient à des exigences particulières de leur situation, et que les Asiatiques, en autorisant la polygamie comme en tolérant la castration, subissent l'influence de leur climat. Relisez Montesquieu ! Vous en conclurez que la loi morale ne se manifeste pas en tous lieux et en tous temps de la même manière. Vous en conclurez que la justice n'a rien d'’absolu. Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà, disait Pascal. Relisez Pascal !

Ce qui est vrai du juste ne l'est pas moins de l'utile. Vous parlez des lois de l'utile comme si elles étaient universelles et permanentes. Quelle erreur profonde est la vôtre! Ignorez-vous que les lois économiques ont varié et varient encore à l'infini comme les lois morales?... Objecterez-vous que les nations méconnaissent leurs véri

tables intérêts en adoptant des législations économiques, diverses et mobiles. Mais vous aurez contre vous l'expérience des siècles. N'est-il pas avéré, par exemple, que l'Angleterre a dû sa fortune au régime prohibitif? N'estce pas le fameux acte de navigation de Cromwell qui a été le point de départ de sa grandeur maritime et coloniale? Cependant, elle vient d'abandonner ce régime tutélaire. Pourquoi ? Parce qu'il a cessé de lui être utile, parce qu'il ferait sa ruine après avoir fait sa richesse. Il y a un siècle, la liberté commerciale aurait été funeste à l'Angleterre ; elle donne aujourd'hui un nouvel essor à l'industrie et au commerce britanniques. Tant les circonstances ont changé !

Il n'y a que mobilité et diversité dans le domaine du Juste et de l'Utile. C'est s'égarer lamentablement, c'est méconnaître les conditions mêmes de l'existence des sociétés que de croire, comme vous semblez le faire, à l'existence de principes absolus.

L'ÉCONOMISTE.

Ainsi donc, vous pensez qu'il n'y a de principes abso lus ni en morale ni en économie politique; vous pensez que tout est mobile, variable, divers dans la sphère du juste aussi bien que dans celle de l'utile; vous pensez que la Justice et l'Utilité dépendent des lieux, des temps et des circonstances. Eh! bien, les socialistes sont du même avis que vous. Que disent-ils? Qu'il faut des lois nouvelles pour des temps nouveaux. Que l'heure est venue de changer les vieilles lois morales et économiques qui gouvernent les sociétés humaines.

LE CONSERVATEUR.

Crime et folie!

LE SOCIALIste.

Pourquoi? Vous avez jusqu'à présent gouverné le monde, pourquoi ne le gouvernerions-nous pas à notre tour? Êtes-vous d'une essence supérieure à la nôtre? Où bien pouvez-vous affirmer que nul n'est plus apte que vous à gouverner les hommes? Nous en appelons à la voix universelle! Consultez les misérables qui croupissent dans les bas-fonds de vos sociétés, et demandezleur s'ils sont satisfaits du lot que vos législateurs leur ont laissé ? Demandez-leur s'ils croient avoir obtenu une part équitable dans les biens de la terre? Vos lois... Eh! si vous ne les aviez point faites dans l'intérêt égoïste d'une classe, cette classe serait-elle seule à prospérer ? Pourquoi donc serions-nous criminels en établissant des lois qui profitent également à tous?

Vous nous accusez d'attaquer les principes éternels et immuables sur lesquels la société repose, la religion, la famille, la propriété. Mais, de votre aveu même, il n'y a pas de principes éternels et immuables.

La propriété ! mais, aux yeux de vos légistes, qu'est-ce donc que la propriété? Une institution purement humaine, une institution que les hommes ont fondée, décrétée, et qu'ils sont par conséquent les maîtres d'abolir. Ne l'ontils point d'ailleurs incessamment remaniée ? La propriété actuelle ressemble-t-elle à la propriété égyptienne ou romaine ou même à la propriété du moyen âge? On admettait jadis l'appropriation et l'exploitation de l'homme par l'homme; vous ne l'admettez plus aujourd'hui, légalement du moins. On réservait à l'État, dans le plus grand nombre des sociétés anciennes, la propriété du sol; vous avez rendu la propriété territoriale accessible à tout le

monde. Vous avez, en revanche, refusé de reconnaître pleinement certaines propriétés; vous avez dénié à l'inventeur l'absolue propriété de son œuvre, à l'homme de lettres l'absolue propriété de son livre. Vous avez compris aussi que la société devait être protégée contre les excès de la propriété individuelle, et vous avez édicté la loi d'expropriation pour cause d'utilité publique.

Eh bien ! que faisons-nous? nous limitons un peu plus encore la propriété; nous la soumettons à des gênes plus nombreuses, à des charges plus lourdes dans l'intérêt public. Sommes-nous donc si coupables? Cette voie, où nous marchons, n'est-ce pas vous qui l'avez tracée ?

La famille ! mais vous admettez qu'elle a pu légitimement recevoir, dans d'autres temps et dans d'autres pays, une organisation différente de celle qui prévaut aujourd'hui parmi nous. Pourquoi donc nous serait-il interdit de la modifier de nouveau? Tout ce que l'homme a fait, l'homme ne peut-il le défaire?

La religion! mais vos législateurs n'en ont-ils pas toujours disposé à leur guise? N'ont-ils pas débuté par autoriser la religion catholique à l'exclusion des autres? N'ont-ils pas fini par permettre tous les cultes et par en pensionner quelques-uns? S'ils ont pu régler les manifestations du sentiment religieux, pourquoi nous seraitil interdit de les régler à notre tour?

Propriété, famille, religion, cires molles que tant de législateurs ont marquées de leurs empreintes successives, pourquoi ne vous marquerions-nous pas aussi des nôtres ? Pourquoi nous abstiendrions-nous de toucher à des choses que d'autres ont si souvent touchées? Pourquoi respecterions-nous des reliques que leurs gardiens

eux-mêmes ne se sont fait aucun scrupule de profaner? L'ÉCONOMISTE.

La leçon est méritée. Conservateurs qui n'admettez aucun principe absolu, préexistant et éternel, en morale non plus qu'en économie politique, aucun principe également applicable à tous les temps et à tous les lieux, voilà où aboutissent vos doctrines. On les retourne contre vous. Après avoir entendu vos moralistes et vos légistes nier les lois éternelles du juste et de l'utile pour mettre à la place je ne sais quels expédients passagers, des esprits aventureux et passionnés, substituant leurs conceptions aux vôtres, veulent gouverner le monde après vous et autrement que vous. Et si vous avez raison, ô conservateurs, quand vous affirmez qu'aucune règle fixe et absolue ne préside à l'arrangement moral et matériel des affaires humaines, peut-on condamner ces réorganisateurs de la société? L'esprit humain n'est pas infaillible. Vos législateurs ont pu errer. Pourquoi ne serait-il pas donné à d'autres législateurs de mieux faire?

Quand Fourier, ivre d'orgueil, s'écriait: Tous les législateurs se sont trompés jusqu'à moi, et leurs livres ne sont bons qu'à être brûlés, ne pouvait-il, selon vousmêmes, avoir raison? Si les lois du Juste et de l'Utile viennent des hommes, et s'il appartient aux hommes de les modifier selon les temps, les lieux et les circonstances, Fourier n'était-il pas fondé à dire, en consultant l'histoire, ce long martyrologe des peuples, que les antiques législations sociales avaient été conçues dans un faux système, et qu'il fallait organiser un état social nouveau? En affirmant qu'aucun principe absolu et surhumain ne gouverne les sociétés, n'avez-vous pas ouvert

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