Imágenes de páginas
PDF
EPUB

Barbey et les femmes

par Marie-Christine Natta

"(...) Je vois dans les femmes des instruments de volupté et de souffrance (1). Cette "opinion de l'Orient" est pour Barbey une provocation et aussi l'expression d'un de ses nombreux déchirements. La femme est pour lui à la fois un objet de haine, de mépris voire de répulsion et également un objet de désir. A cette contradiction apparente, s'en ajoute une autre plus complexe, opposant une réalité et un discours multiples.

Socialement, Barbey est un galant homme. “Ces dames l'aiment” (2), disait la chaste Eugénie de Guérin qui était elle-même sous le charme. “Ton ami, écrivait-elle à son frère le poète Maurice de Guérin, est la fleur de la galanterie française, celle du bon vieux temps qui portait tant d'hommage aux dames" (3). Ceci concorde avec divers témoignages dont celui de l'intéressé, qu'il raconte complaisamment ses conquêtes à Trebutien, ou qu'il déplore le temps passé et perdu à chiffonner des jupes.

Ses galanteries précieuses sentent quelquefois "d'une lieue l'hôtel de Rambouillet" (4), comme en témoignent les billets "mellifluents” qu'il adresse à Mme du Fayet, une Normande de Paris dont il fréquente le salon. "Je me suis guéri de la diète et sans médecin, lui écrit-il. Ce dont je ne me guérirai, ce dont je ne veux pas guérir, Madame, c'est de l'envie de vous voir." (5) Mais le plus souvent, la galanterie de Barbey est franchement conquérante. Il use de la provocation qui suscite chez les femmes le rire, la rougeur ou la colère; toutes ces réactions sont autant de victoires flattant le narcissisme et la vanité d'homme de celui qui se vante d'avoir reçu des milliers de lettres d'amour.

En retour, Barbey est très touché des compliments féminins dont il peut être l'objet. Un jour d'avril, il revient ravi de chez Apolline, une

1) Lettres à Trebutien, t. II, p. 18, 1850.

2) Lettre à son père, 20 octobre 1838.

3) Journal, t. I, p. 114-115.

4) Sonolet, "L'éducation d'un dandy”, La Quinzaine, 16 août 1905.

5) Id.

fleuriste du Palais-Royal qui, dit-il, "m'a trouvé adorablement mis, ce qui me fait presque autant plaisir que de me trouver spirituel.” (6) Un épisode de sa vie qu'il a lui-même intitulé “la Bataille des Dames", vient lui procurer de "délicieuses sensations"; il s'est trouvé être l'objet d'une triple et très flatteuse rivalité féminine opposant Eugénie de Guérin, la baronne de Maistre une de ses maîtresses et sa belle-sœur, Mme Amédée de Maistre ; il est très fier d'avoir été celui “qui n'aimait aucune d'elles et qui avait sur toutes les trois l'ascendant inouï de la plus complète indifférence.” (7)

Mais Barbey n'est pas seulement un séducteur de salon jouant les sigisbées ou les Don Juan, il est aussi, comme nous le verrons, capables de passions vraies.

La femme n'a d'attrait pour Barbey qu'à travers des individualités vivantes et particulières ; dès qu'il l'envisage dans sa généralité, elle devient une figure menaçante et haïssable qui déchaîne sa misogynie. Ainsi, dans ses Fragments sur les femmes qui sont, comme le dit J. Petit, plutôt des fragments contre les femmes, on peut lire des propos tels que ceuxci: "Partout où la femme est sur le trône, la corruption est dans les mœurs." (8) "De femme à femme, pas une femme honnête. Toutes des scélérates en plus ou en moins."(9) “Après la blessure, ce que les femmes font le mieux, c'est la charpie." (10) Cette misogynie violente mais conventionnelle s'accompagne d'un discours de sultan tyrannique. "Avec les femmes, c'est comme avec les nations : il faut être heureux et impitoyable." (11) C'est son ami Trebutien qui lui donnera l'occasion de jouer imaginairement le rôle de ce discours. Le bibliothécaire érudit mais timide et disgrâcié s'éprend d'une certaine Mme Trolley qui, sûre de son fait, le tourmente avec coquetterie. Connaissant la bonne fortune de son ami auprès des femmes, Trebutien lui rapporte ses déboires et lui demande conseil. Barbey lui recommande inutilement “d'affec

6) 1er Memorandum, II, 897 (Pléiade).

7) Lettres à Trebutien, t. III, p. 100, 6 août 1854.

8) II, 1254 (Pléiade).

9) II, 1255 (Pléiade).

10) II, 1265 (Pléiade). 11) II, 1264 (Pléiade).

ter pour elle un amour insolent" (12), de "la rouer de coups" (13) moraux et éventuellement physiques, et de lui faire baiser le manche de la cravache avec laquelle il l'a rossée. Si Barbey déchaîne sa colère contre Mme Trolley, c'est parce qu'elle se joue de son meilleur ami, mais aussi parce qu'il la considère comme un “atroce bas-bleu” (14), une espèce de femmes qu'il abhorre, des “femmes savantes, si préoccupées de culture qu'elles en négligent leur toilette". Or, leurs prétentions intellectuelles sont vaines puisque, pour Barbey, le génie est “une immense virilité” (15). De plus, elles constituent une menace pour la féminité, car elles ont plus ou moins donné démission de leur sexe” (16) ; elles mettent aussi la virilité en péril; Barbey ne craint-il pas que les hommes ne meurent “émasculés par elles" (17). Ces femelles absorbant le mâle risquent de faire de la société “on ne sait quelle substance neutre, pâtée de vainqueur pour le premier peuple qui voudra se l'assimiler; (18) et cet "hermaphrodisme social" auquel on aboutira n'aura nullement la grâce de l'androgyne à laquelle Barbey est si sensible. Par ailleurs, la misogynie repose sur sa conception de l'ordre social. En effet, pour lui, l'homme et la femme sont différents, et "différence implique hiérarchie. L'ordre n'est qu'à ce prix” (19). D'ailleurs, tout en respectant cet ordre et cette hiérarchie, il ne refuse pas aux femmes toute activité intellectuelle ou artistique, mais il faut qu'elles se contentent d'exploiter des qualités “quelquefois exquises et relativement puissantes”, mais de "l'ordre femelle” (20). C'est ainsi qu'il tolère que les femmes écrivent des contes pour enfants comme Mme d'Aulnoye, qu'elles bavardent comme Mme de Sévigné, qu'elles dansent comme Fanny Elssler; mais qu'elles ne se mêlent surtout ni de sciences, ni de philosophie car "femme qui lit Kant doit être raide comme un busc mal trempé” (21).

12) Lettres à Trebutien, t. II, p. 367.

13) op. cit. t. III, 1er août 1854, p. 92.

14) II, 1215 (Pléiade).

15) Les Bas-Bleus, p. XVII.

16) op. cit., p. XII.

17) cité in Revue des lettres modernes, n° 351-354, p. 348.

18) Les Bas Bleus, p. XXI.

19) Id.

20) op. cit., p. XXII.

21) Lettres à Trebutien, t. II, 1850, p. 18.

L'intérêt de ce discours réside seulement dans son opposition systématique avec les relations vécues que Barbey a entretenues avec les femmes qu'il a aimées. En effet, cette femme dominatrice, ce bas-bleu qu'il déteste, il l'a recherché toute sa vie. Ainsi, Louise Du Méril, sa cousine et son douloureux amour de jeunesse, fut légèrement bas-bleu, tout comme Mme de Maistre et Mme de Bouglon dont nous reparlerons. Ce paradoxe a des racines profondes ; J. Petit a bien montré que cette image menaçante et castratrice de la féminité est maternelle ; "c'est à cette domination qu'il tente d'échapper en s'opposant au féminisme. La violence injuste (...) de cette critique a sa source dans cette angoisse" (22).

Les rapports de Barbey avec sa mère sont en effet très problématiques. "Je ne croyais pas tant aimer ma mère" (23), dit-il après une rupture de vingt ans avec sa famille. Ernestine Ango, cette mère “si peu mère, hélas !" (24) est une femme indépendante, vive et agréable dont la liberté de langage “scandalise rétrospectivement toutes les mijaurées provinciales" (25). Autoritaire, elle impose à son mari peu sociable une vie assez mondaine ; Barbey se souvient de la vieille table de jeu du salon où l'on venait “faire des whists et des bostons qui duraient des nuits et des jours ;" (26) bas-bleu elle aussi, elle a même publié quelques poèmes dans le Momus Normand, une revue fondée par son second fils, Léon d'Aurevilly. Cette mère autoritaire témoignait peu d'affection pour Jules, son fils aîné, aussi indépendant qu'elle. Mais les "choses tristes et douloureuses qu'il aurait à lui dire” (27) n'ont pas trait aux heurts de deux caractères entiers, mais à la fatale blessure narcissique que lui a infligée son “adorable famille”, et en particulier sa mère qui lui “a toujours chanté qu'il était fort laid” (28). Les aveux directs de cette souffrance sont rares ; il faut surtout les chercher dans l'œuvre et en particulier dans la Bague d'Annibal dont le héros-miroir, Aloys de Synarose, doit subir les sarcasmes d'une mère

22) R. L. M. op. cit., p. 128-125.

23) Lettres à Trebutien, t. IV, 12 sept. 1856, p. 218.

24) op. cit., 24 mai 1856.

25) F. Laurentie, Sur Barbey d'Aurevilly, p. 75 (1912) éd. P-E Frères.

26) Ve Memorandum, II, 1098 (Pléiade).

27) Lettres à Trebutien, t. IV, p. 141.

28) ibidem, t. I, juillet 1835.

[graphic][merged small][subsumed]
« AnteriorContinuar »