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Barbey d'Aurevilly :
le dandy par excès

par Maurice Lever

Brummel refuserait de le saluer. A quatre-vingts ans passés, il s'habille encore comme un "lion" de 1840. Corseté dans une redingote à jupe bouffante s'ouvrant sur un gilet de moire verte et un jabot de dentelles, la manchette raidie par l'empois et rabattue sur l'habit serré au poignet, le pantalon collant et à sous-pieds carrelé blanc, rouge, noir et jaune à l'écossaise; parfois zébré ou écaillé comme une peau de tigre ou de serpent, il porte des gants couleur aurore couturés de noir et un chapeau à larges bords doublé de velours cramoisi. Avec cela, indiscrètement fardé, les yeux faits et le cheveu roussi par le henné.

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Rien du dandy britannique, “le seul qui mérite ce nom" comme il en convient lui-même. Rien qui s'apparente, fût-ce de loin, à ce composé de fancy mesurée et de raideur méthodiste. Son allure carnavalesque ferait hausser les épaules du gentilhomme distant qui disait qu’“'un homme bien mis ne doit pas se faire remarquer". Pourtant, c'est chez ce même Brummel qu'il va chercher, fasciné, le modèle de son personnage. Il met lui aussi une gravité religieuse dans le choix d'une cravate ou l'essayage d'un gilet. Ce que d'autres considèrent comme frivole, il le tient pour sacré. Et c'est encore à l'exemple du “Beau” qu'il cultive l'ironie glaciale, le souffle froid du sarcasme, le ‘sansémotion", le "blank-seal". Il s'évertue à exercer "l'ascendant inouï de la plus complète indifférence". Et il y parvient.

On l'accuse injustement — légèrement - de trahir son idole, alors qu'il en propose, à mon sens, la lecture la plus exacte et la plus authentique. Sa version ne tend pas à reproduire les traits de l'original. Elle ne se donne pas comme une copie conforme, mais comme une libre interprétation adaptée aux nécessités de son siècle et à ses fantasmes intimes. Ce faisant, elle enrichit l'œuvre de l'initiateur de mille significations nouvelles. Sous son apparente hypertrophie, elle lui confère une valeur sémantique. Qu'il manifeste un refus, un défi ou une religion, le dandysme de Barbey conteste toujours un ordre des choses: il devient

une œuvre.

Barbey dandy, c'est Brummel dans tous ses états. S'y intègrent tous les thèmes de la mythologie brummellienne. S'y opposent toutes les contradictions qui fondent le mythe de la déchéance pathétique (et romantique) : jeunesse et sénilité, luxe et délabrement, raison et démence. C'est simultanément Brummel "en gloire" et Brummel en délire, BrummelNarcisse et Brummel en décrépitude à l'asile de Caen. A la fois éclosion gracieuse et pompe funèbre. Le vieillard errant dans les rues de Paris, tel un donjon en ruines sous les oripeaux d'un autre âge, est un monument de symboles. Le temps figé. L'âpre combat pour lui arracher l'illusion de son immobilité. Et au delà ? “Restons artistes jusqu'au cercueil, écrit-il à l'ami Trébutien, et que le suaire qui nous enveloppera flotte autour de nous avec élégance". Curieusement, c'est peutêtre à la fin de sa vie que Barbey restitue dans leur plus parfaite plénitude les signes cachés sous l'impassibilité de l'Archange britannique. Le vieux "Connétable" de la rue Rousselet est plus dandy que ne le fut jamais l'ancien "lion" de Tortoni.

Le dandysme de Barbey d'Aurevilly, que partagent d'autres écrivains de son temps (et du nôtre, car un Sollers en serait somme toute assez proche) s'identifie aussi (surtout ?) à sa revendication en faveur de l'homme réel, irremplaçable et singulier, non-sartrien. Sur ce thème, l'auteur des Diaboliques a longuement et crânement ferraillé contre Diderot, les Lumières, et leur descendance en ligne directe, je veux dire l'idéologie bourgeoise. Devenir singulier. Se faire le champion de sa singularité. Tel est le projet sur lequel Barbey fonde l'éthique du dandy. Il ne cessera de le proclamer avec hauteur non sans un goût sensuel du panache et de la provocation.

Marque de singularité ? La limousine de roulier normand qu'il fait doubler de soie noire comme signe ostentatoire de ses racines, manifeste de son identité régionale. Mais foin de l'influence ethnographique. Barbey se pose en anti-Taine. Autre rempart dressé contre l'envahissement de l'homme interchangeable, contre l'espèce mille fois honnie du citoyen électeur, contre "l'homme fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui" (Sartre) : le retour à Dieu. Même si ce christianisme — ô combien personnel ! — ne craint pas de frôler la déviance. Normand singulier, Barbey se veut chrétien singulier, en marge de l'assemblée et en rupture de ban ecclésial. A la messe, il se fait précéder d'un page qui porte son missel. Dandy jusqu'au bout

des ongles, il refuse le produit industrialisé. En toutes choses : en régionalisme comme en littérature, en religion comme en politique, il rejette loin de lui l'image du militant standard. Il est l'apôtre du rare. S'il crée la Société catholique en 1846, c'est dans le but avoué d'inciter les prêtres à mettre du beau dans l'art sacré broderies, ornements, linges d'autel....., bref le dandysme à la sacristie ! Il prie la Vierge le poing sur la hanche, en faisant les yeux doux aux saintes des vitraux. Dévotion d'antiquaire amateur de cathédrales et de liturgies. Ce paroissien très particulier emprunte les voies les moins fréquentées du christianisme, celles qui restituent au péché la saveur de l'ambiguïté. S'il communie, c'est à l'autel de la Perversité, en compagnie de Des Esseintes. Entre les deux versants de la religion, il a choisi celui de la chute. Parce que le diable est un grand artiste. Et un impeccable dandy.

Polémiste politique, Barbey élit domicile dans le camp monarchiste. Autre façon de voter "singulier" contre la horde démocratique. A partir de 1848, il rejoint ses nouveaux maîtres à penser que sont Bonald et Joseph de Maistre et met dans son engagement une violence telle que Lamartine le surnomme "Marat catholique". Mais c'est encore et toujours le dandy qui brandit l'oriflamme de l'absolutisme. Barbey adapte ses opinions à sa garde-robe. Qu'importe si la mode Napoléon III n'est plus celle de la Restauration. M. d'Aurevilly n'en a cure. Il continue de se draper dans sa redingote tuyautée et son légitimisme chevaleresque. Il irrite? il excède? il provoque le rire de Gavroche ? Tant mieux ! C'est encore sous le sceau de la provocation que s'investit le dandysme aurevillien. Du gilet sang-de-bœuf à la manchette empesée, il proteste, du haut de son antique lignage, contre la grisaille bourgeoise et le matérialisme scientiste.

Le dandysme commande la retenue. Entre le silence et le non-dit, il dispose d'une marge étroite à l'intérieur de laquelle il lui faut jouer serré pour mimer avec vraisemblance la constriction détendue, la crispation "cool", la vitupération feutrée. Faute de ces vertus élémentaires exigées à l'entrée, notre pauvre Barbey ne serait certainement pas admis au sein du cercle très fermé des fashionables. Passions de feu et tempêtes verbales ne sont pas de mise au Jockey-club. "Ajourné pour cause d'excès", pourrait-on lire sur sa fiche de candidature.

Le voici donc condamné à porter seul, avec un mélange de dérision et de désespoir, le poids de son discours hautain. Droit, irréducti

ble, avec le détachement souverain de Don Quichotte, il continue de se battre sans illusion, la fureur du verbe dissimulant l'amertume du polémiste. La foudre qu'il lance à tort et à travers sur ses adversaires de tous bords ne sert qu'à mieux préserver son silence intérieur. L'imprécation couvre sa voix. La redondance dissimule ses délicatesses d'âme. L'excès voile son vrai visage : c'est le dernier masque du dandy.

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