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d'exceptions près, les mieux informés parmi nous ne savent que d'une manière fort vague et imparfaite le rôle qu'il a joué dans l'histoire, les services qu'il a rendus dans toutes les branches des sciences morales.

Ce n'est pas que ses principaux écrits n'aient été traduits en français : ils le furent presque tous dès le commencement du XVIIIe siècle, l'Essai sur l'entendement humain de son vivant même et sous ses yeux, par le réfugié protestant P. Coste. Mais toutes ces traductions parurent en Hollande. Il faut venir jusqu'en 1822 pour voir publier à Paris une édition française des OEuvres philosophiques de Locke 1; encore demeure-t-elle inachevée. En 1829, l'Essai fut réimprimé avec les principaux traités de Leibnitz 2, et ce fut tout. En somme, nous n'avons pas de Locke une édition courante et complète; et personne parmi nous ne l'a lu en entier. Avouons-le même, le seul ouvrage de lui qui nous soit assez bien connu ne l'est à beaucoup d'entre nous qu'indirectement, par les Nouveaux Essais de Leibnitz et par les célèbres leçons de Cousin (leçons 15 à 25 du Cours de 1829).

Pour la biographie de Locke et l'appréciation générale de son œuvre, nos sources habituelles sont de courtes

1. OEuvres philosophiques de Locke, nouv. édit., revue par M. Thurot. Paris, Bossange (impr. Firmin Didot), 7 vol. in-8°, 1822-25. Cette édition ne contient, outre les œuvres proprement philosophiques, que le Traité de l'Education des enfants, tome 1, la première Lettre sur la tolérance, la Méthode nouvelle de dresser des recueils et le Mémoire pour servir à écrire la vie d'Ant. Ashley, comte de Shaftesbury, tome VII. Elle se trouve difficilement.

2. OEuvres de Locke et de Leibnitz. Paris, Didot, 1829, 1 gr. vol. in-8°, colonnes.

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notices dans les dictionnaires historiques et dans les différentes histoires de la philosophie 1. Mais la plupart ont été écrites moins d'après la lecture des textes que d'après les Éloges de Locke par son traducteur Coste et son ami Jean Leclerc, Éloges d'ailleurs intéressants et dignes de foi, mais un peu vagues (c'est le défaut du genre) et composés de souvenirs personnels, sans documents originaux 2.

Les Anglais, au contraire, regardant Locke, avec raison, comme une gloire nationale, et plutôt portés à exagérer qu'à méconnaître son importance, lui ont voué une sorte de culte. Comme Newton, il est chez eux l'objet d'une faveur non-seulement constante, mais croissante; avec cette différence que Locke, abordable à un plus grand nombre de lecteurs, a plus d'admirateurs compétents. Il inspire aussi un enthousiasme plus vif, les questions multiples qu'il a touchées étant presque

1. Je signalerai particulièrement l'Histoire de la science politique de M. Paul Janet (t. II, p. 319 à 344) où les vues de Locke sur le gouvernement civil » sont exposées avec beaucoup de sympathie. Dans un article de la Revue des Deux-Mondes, 1875, M. Janet rend aussi toute justice à Locke philosophe, dont il reconnaît hautement l'originalité et l'importance historique. Mentionnons également un article de M. de Rémusat dans la Revue des Deux-Mondes, 1852.

2. Eloge de M. Locke, par Coste, publié en février 1705 dans les Nouvelles de la république des lettres (Amsterdam), quelques mois après la mort de Locke, et toujours reproduit en tête de la traduction de l'Essai.

Éloge historique de feu M. Locke, par Jean Leclerc (Amsterdam), 1705, publié d'abord dans la Bibliothèque choisie et souvent réimprimé depuis. C'était à l'origine une longue lettre de lady Masham, amie de Locke, chez la quelle le philosophe passa toute la fin de sa vie. Le manuscrit de cette lettre est à Amsterdam, dans la Bibliothèque des Remontrants.

toutes de celles qui, encore aujourd'hui, sont vivantes et nous passionnent.

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Aussi la curiosité publique est-elle insatiable pour tout ce qui le concerne. Non-seulement ses ouvrages philosophiques sont classiques là-bas, comme chez nous le Discours de la méthode; non-seulement d'excellentes éditions de ses œuvres sont dans toutes les mains 1; mais on recherche avidement et l'on recueille avec un scrupule quasi-superstitieux les plus menus détails de sa vie, les moindres traces de son passage, les plus légers vestiges de sa pensée. Un très-grand nombre de lettres soit de lui, soit à lui adressées, avaient été publiées dès 1708 2, d'autres en 1720 3. En 1829, lord King, descendant d'un cousin de Locke et héritier de ses papiers, en donna ou analysa quatre-vingt-dix-huit nouvelles, dans un livre qui excita un vif intérêt *.

Mais, depuis, on en a découvert beaucoup d'autres, particulièrement dans la précieuse collection des papiers de famille des comtes de Shaftesbury, où se trouvaient

1. La grande édition de 1768, Londres, 4 vol. gr. in-4o (3468 p.), réimprimée en 1777 et 1784 sous la direction de l'évêque de CarJisle, Edmond Law, a effacé toutes les précédentes (généralement en 3 vol. in-folio) et a servi de base à toutes les suivantes : 1801, 10 vol. grand in-8°; 1812; 1823; 1826, etc. La plus récente et la meilleure édition des œuvres philosophiques est, à ma connaissance, celle de Saint-John Locke's philosophical works, 2 vol. in-8°, Londres 1877, avec un très-bon Discours préliminaire de l'éditeur. 2. Some Familiar Letters between Mr. Locke and several of his friends (in-8°, 540 p.).

3. Several letters dans A Collection of several pieces of Mr. John Locke (in-8°, 362 p.).

4. The Life of John Locke, with extracts from his Correspondence, Journals and Common-place Books, 1829 (in-4°, 407 p.), 1830 (2 vol. in-8°, 480, 375 p.)

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aussi les manuscrits originaux d'écrits entièrement ignorés, plus un grand nombre de fragments et de notes. Le tout est maintenant aux Archives publiques. D'autre part, le British Museum est riche en documents du même genre. Dans la Bibliothèque Bodléienne d'Oxford, dans la Bibliothèque de Lambeth, dans d'autres collections publiques et privées, sont épars des matériaux de toute sorte, parfois sans grand intérêt, mais conservés avec un soin jaloux, par cela seul qu'ils peuvent servir à l'histoire de Locke.

Tout récemment un admirateur de Locke, M. Fox Bourne a entrepris de passer en revue, de classer tous ces documents nouveaux et de les utiliser pour une étude d'ensemble, en les combinant avec ceux qu'on avait déjà mis à profit. Non content d'épuiser toutes les sources d'informations que lui offrait l'Angleterre, il est venu sur le continent, suivant Locke à la piste pour ainsi dire. A Amsterdam, il a trouvé dans la seule Bibliothèque des Remontrants trente-cinq lettres entièrement inconnues. Pour ce qu'il n'a pu voir lui-même, il s'est servi des notes prises par M. Alexander Burrel dans ses « pèlerinages » aux divers séjours de Locke. Le résultat de ce long travail est une nouvelle et très-savante Vie de John Locke, absorbant et complétant par mille détails inédits les biographies antérieures1. L'auteur nous fait assister presque jour par jour à la vie du philosophe et, ce qui vaut mieux encore, à l'enfantement de ses écrits. Rien ne rajeunit et ne fait vivre l'histoire de la philosophie comme

1. The Life of John Locke, by H. R. Fox Bourne, 2 gr. vol. in-8° (p. XVI, 488; XII, 574). London, 1876.

de pareilles publications. En lisant celle de M. Fox Bourne, je ne pouvais m'empêcher de regretter que nous n'ayons pas une telle monographie de Descartes. Peutêtre ne saurait-elle être faite, manque de matériaux ; mais, si elle était possible, de quel intérêt ne serait-elle pas ! Au reste une chose suffirait à donner un grand prix à l'ouvrage de M. Fox Bourne: s'il s'est contenté d'utiliser les lettres et autres pièces accessoires qu'il a eues entre les mains, il a eu soin de publier textuellement tous les morceaux et opuscules de quelque importance philosophique jusque-là inédits ou inconnus.

Ces documents, exhumés ou exploités pour la première fois, rappellent en ce moment l'attention sur Locke : l'occasion est bonne de reparler de lui. Il m'a semblé qu'il y avait lieu de reviser à ce propos, sinon pour le réformer, au moins pour le compléter et le motiver, le jugement un peu trop sommaire qu'on porte communément sur son compte. Je vais d'abord retracer à grands traits son éducation, sa vie, son caractère, les influences qu'il a subies, les événements auxquels il a été mêlé, l'ordre de ses ouvrages, les circonstances au milieu desquelles il a écrit. Après quoi, considérant le contenu de ses œuvres, exposant tour à tour sa philosophie pratique et sa philosophie spéculative, j'essayerai de démêler ce qui de part et d'autre lui appartient vraiment en propre. Par cela même, j'aurai indiqué ses rapports avec les penseurs précédents ou contemporains; et l'on pourra juger de son action sur les générations suivantes jusqu'à nos jours.

J'aurai l'occasion, dans le cours de ce travail, de men

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