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HAMLET

A LA COMÉDIE-FRANÇAISE

«

<< Bonne nuit, aimable prince, et que des essaims d'anges bercent par leurs chants ton sommeil! >> Voilà ce que, mardi, à minuit, nous disions avec Horatio au jeune Hamlet, en sortant du ThéâtreFrançais. Aussi bien, nous devions souhaiter une bonne nuit à qui nous avait fait passer une belle soirée. Oui, c'est un aimable prince que le prince Hamlet. Il est beau, il est malheureux; il sait tout et ne sait que faire. Il est digne d'envie et de pitié. Il est plus mauvais et meilleur que chacun de nous. C'est un homme, c'est l'homme, c'est tout l'homme.

Et il y avait bien dans la salle comble, je vous jure, vingt personnes pour sentir cela. « Bonne nuit, aimable prince! » On ne peut vous quitter sans avoir la tête pleine de vous, et voilà trois jours que je n'ai de pensées que les vôtres.

J'ai senti à vous voir une joie triste, mon prince. Et cela est plus qu'une joie joyeuse. Je vous dirai tout bas que la salle m'a semblé un peu distraite et légère : il faut ne pas trop s'en plaindre et ne pas s'en étonner du tout. C'était une salle composée de Français et de Françaises. Vous n'étiez pas en habit de soirée, vous n'aviez point une intrigue amoureuse dans le monde de la haute finance et vous ne portiez point une fleur de gardénia à votre boutonnière. C'est pourquoi les dames toussaient un peu, dans leur loge, en mangeant des fruits glacés; vos aventures ne pouvaient pas les intéresser. Ce ne sont point des aventures mondaines; ce ne sont que des aventures humaines. Vous forcez les gens à penser, et c'est un tort qu'on ne vous pardonnera point ici. Pourtant, il y avait çà et là, dans la salle, quelques esprits que vous avez profondément remués. En leur parlant de vous, vous leur parliez d'eux-mêmes. C'est pourquoi ils vous préfèrent à tous les autres êtres créés, comme vous, par le génie. Un heureux hasard me plaça, dans la salle, auprès de M. Auguste Dorchain. Il vous comprend, mon prince, comme il comprend Racine, parce qu'il est poète. Je crois vous comprendre un peu aussi, parce que je viens de la mer... Oh! ne craignez pas

que je dise que vous êtes deux océans. Ce sont là des mots, des mots, et vous ne les aimez pas. Non, je veux dire seulement que je vous comprends, parce qu'après deux mois de repos et d'oubli au milieu de larges horizons, je suis devenu très simple et très accessible à ce qui est vraiment beau, grand et profond. Dans notre Paris, l'hiver, on se prend de goût volontiers pour les jolies choses, pour les coquetteries à la mode et les gentillesses compliquées des petites écoles. Mais le sentiment s'élève et s'épure dans la féconde oisiveté des promenades agrestes, au milieu des grands horizons des champs et de la mer. Quand on en revient, on est tout préparé pour l'intimité du sauvage génie d'un Shakespeare. C'est pourquoi vous avez été le bienvenu, prince Hamlet; c'est pourquoi toutes vos pensées errent confusément sur mes lèvres et m'enveloppent de terreur, de poésie et de tristesse. Vous avez vu on s'est demandé, dans la Revue bleue et ailleurs, d'où vous venait votre mélancolie. On l'a justement jugée si profonde, qu'on n'a pas cru que les catastrophes domestiques les plus épouvantables eussent suffi à la former dans toute son étendue. Un économiste très distingué, M. Émile de Laveleye, a pensé que ce devait être une tristesse d'économiste. Et il a fait un article exprès pour le démontrer. Il a donné à entendre que son ami Lanfrey et lui-même en avaient éprouvé une semblable après le coup d'État de 1851, et que vous avez souffert plus que toutes choses, prince Hamlet, du mauvais état où

l'usurpateur Claudius avait mis, de votre temps, les affaires du Danemark.

Je crois qu'en effet vous aviez grand souci des destinées de votre patrie, et j'applaudis aux paroles que prononça Fortinbras quand il ordonna à quatre capitaines de porter votre corps sur un lit d'honneur, comme on fait pour les soldats. « Si Hamlet avait vécu, s'écria-t-il, il se serait montré un généreux roi. » Pourtant, je ne pense pas que votre mélancolie fùt tout à fait celle de M. Émile de Laveleye. Je crois qu'elle était plus haute encore et plus intelligente. Je crois qu'elle était inspirée par un vif sentiment de la destinée. Ce n'est pas seulement le Danemark, c'est le monde entier qui vous paraissait sombre. Vous n'espériez plus en rien, pas même, comme M. de Laveleye, dans des principes de droit public. Que ceux qui en doutent encore se rappellent la belle et amère prière qui sortit de vos lèvres déjà glacées par la mort «0 mon bon Horatio! si tu m'as jamais tenu pour cher à ton cœur, reste éloigné quelque temps encore de la suprême félicité et consens à respirer dans la souffrance au sein de ce dur monde, pour raconter mon histoire. » Ce furent vos dernières paroles. Celui à qui elles s'adressaient n'avait pas, comme vous, une famille empoisonnée de crimes; il n'était pas comme vous un fatal assassin. C'était un esprit libre, sage et fidèle; c'était un homme heureux, s'il en est. Mais vous saviez, prince Hamlet, vous saviez qu'il n'en fut jamais. Vous saviez que tout est

mal dans l'univers. Il faut dire le mot, vous étiez un pessimiste. Sans doute votre destinée vous poussait au désespoir: elle fut tragique. Mais votre nature. était conforme à votre destinée. C'est là ce qui vous rend si admirable: vous étiez fait pour goûter le malheur, et vous eûtes de quoi exercer votre goût. Vous fûtes bien servi, prince. Aussi, comme vous savourez le mal qui vous abreuve ! Quelle finesse de palais! Oh! vous êtes un connaisseur, un gourmet en douleurs.

Tel vous enfanta le grand Shakespeare. Et il me semble bien qu'il n'était guère optimiste lui-même, alors qu'il vous créa. De 1601 à 1608, il anima de ses mains enchantées une assez grande foule, je pense, d'ombres désolées ou furieuses. C'est alors qu'il montra Desdémone périssant par Iago, et le sang d'un vieux roi paternel tachant les petites mains de lady Macbeth et la pauvre Cordelia, et vous son préféré, et Timon d'Athènes.

Oui, Timon! C'est à croire, décidément, que Shakspeare était pessimiste, comme vous. Qu'en dira son confrère, l'auteur du second Gerfaut, M. Moreau, qui, chaque soir, au Vaudeville, malmène si fort, m'a-t-on dit, les pauvres pessimistes? Oh! il leur fait passer quotidiennement un mauvais quart d'henre. Je u les plains; il se trouve partout des heureux qui les raillent sans pitié. A leur place, je ne saurais où me cacher. Mais Hamlet doit leur rendre courage. Ils ont pour eux Job et Shakspeare. Cela redresse un peu la

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