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LES CONTEMPORAINS

STENDHAL

SON JOURNAL, 1801-1814,

publié par MM. Casimir STRYIENSKI et François de NION.

L'excuse de Stendhal, c'est que, bien réellement, il n'écrivait son journal que pour lui et non point, comme ont fait tant d'autres, avec une arrière-pensée de publication. Et si, quelque bonne volonté qu'on apporte à cette lecture, les trois quarts de ces notes sont décidément dénuées d'intérêt, il ne faut pas oublier qu'il n'était qu'un enfant quand il commença à les écrire.

L'excuse des éditeurs, c'est que (pour parler comme M. Ferdinand Brunetière) toute cette « littérature personnelle », journaux, mémoires, souvenirs, impressions, est fort en faveur aujourd'hui. C'est,

LES CONTEMP.

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d'ailleurs, que Stendhal n'est pas seulement un des écrivains les plus originaux de ce siècle, mais qu'un certain nombre de lettrés, sincèrement ou par imitation, les uns pour paraître subtils et les autres parce qu'ils le sont en effet, considèrent Beyle comme un maître unique, comme le psychologue par excellence, et lui rendent un culte où il y a du mystère et un orgueil d'initiation. C'est qu'enfin de ces 480 pages, souvent insignifiantes et souvent ennuyeuses, on en pourrait extraire une centaine qui sont déjà d'un rare observateur, ou qui nous fournissent de précieuses lumières sur la formation du caractère et du talent de Stendhal. J'en sais d'autant plus de gré à MM. Stryienski et de Nion, que je n'ai jamais parfaitement compris, je l'avoue, cet homme singulier, et que j'ai beaucoup de peine, je ne dis pas à l'admirer, mais à me le définir à moi-même d'une façon un peu satisfaisante. Il m'a toujours paru qu'il y avait en lui << du je ne sais quoi », comme dit Retz de La Rochefoucauld.

Ce « je ne sais quoi », c'est peut-être ce que j'y sens de trop éloigné de mes goûts, de mon idéal de vie, des vertus que je préfère et que je souhaiterais le plus être capable de pratiquer, - ou tout simplement, si vous voulez, de mon tempérament. Se regarder vivre est bon; mais, après qu'on s'est regardé, fixer sur le papier ce qu'on a vu, s'expliquer, se commenter (à moins d'y mettre l'adorable bonne grâce et le détachement de Montaigne); se

mirer longuement chaque soir, commencer ce travail à dix-huit ans et le continuer toute sa vie... cela suppose une manie de constatation, si je puis dire, un manque de paresse, d'abandon et d'insouciance, un goût de la vie, une énergie de volonté et d'orgueil, qui me dépassent infiniment.

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Car, et c'est la première clarté que ces pages nous donnent sur leur auteur, le journal de Stendhal n'est pas un épanchement involontaire et nonchalant; c'est un travail utile. C'est pour lui un moyen de se modifier, de se façonner peu à peu en vue d'un but déterminé. Chaque jour, il note ce qu'il a fait dans telle circonstance et ce qu'il aurait dû faire ou éviter, étant donné les desseins qu'il poursuit et que nous verrons tout à l'heure. Pour lui, s'analyser, c'est agir.

Stendhal appartient, en effet, à une génération robuste, violente, brutale, nullement rêveuse, nullement pessimiste. Lui-même est un mâle, un sanguin, un homme d'action. Il est, par son libre choix, lieutenant de dragons à dix-huit ans ; il est commissaire des guerres en Allemagne et en Autriche; il fait, sur sa demande, la campagne de Russie. C'est un soldat, un administrateur et un diplomate, et qui a le goût de ces diverses fonctions. Si, à certains moments, il est triste et découragé jusqu'à songer au suicide (du moins il le dit), c'est par accident et pour des motifs précis un manque d'argent, un espoir déçu; mais ce n'est point par l'effet d'une mélancolie générale,

d'une lassitude de lymphatique ou d'une imagination. de névropathe. Il n'a rien d'un René. A plus forte raison n'a-t-il rien d'un jeune épuisé d'aujourd'hui. Si vous voulez comprendre quel abîme il peut y avoir à la fois entre deux générations et entre deux âmes, lisez le journal de Stendhal, cette confession d'un jeune homme du premier Empire; puis lisez, par exemple, Sous l'œil des barbares, ce journal d'un jeune homme de la troisième république, et comparez ces deux jeunesses. Vous sentirez clairement ce que je ne puis qu'indiquer.

Stendhal est absolument antichrétien. Il est venu à une époque où il était possible d'être ainsi. Cela est plus malaisé à présent. Ses maîtres de philosophie sont Hobbes, Helvétius et Destutt de Tracy. Il est libre de toute croyance et même de tout préjugé, quel qu'il soit. Il l'est naturellement, et à un degré qui nous étonne et nous scandalise, pauvres ingénus que nous sommes. Nous en conclurions volontiers qu'il y avait en lui une étrange dureté foncière. C'est que, nous avons beau faire effort pour nous affranchir, il est des cas où, en vertu de notre éducation, nous fixons malgré nous des limites à la liberté d'esprit, et nous sommes tout prêts à la nommer autrement quand elle insulte à certains sentiments que nous jugeons sacrés et hors de discussion. Cette dureté se trahit assez souvent chez Beyle. J'en trouve dans le journal un très remarquable exemple. Beyle est malade à Paris, et son père, qui habite

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