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une indomptable énergie. Il croit à la toute-puissance de la volonté. Nous le voyons imposer à la sienne deux tâches principales.

Premièrement, il veut se faire aimer d'une petite comédienne, Mélanie Guilbert, qu'il appelle plus souvent Louason. Le travail de roué naïf auquel il se livre, et qu'il nous raconte jour par jour, est im. payable. Il est seulement fâcheux que la relation en dure trop longtemps, et qu'il se répète beaucoup. Il se demande sans cesse : « Ai-je été habile aujourd'hui ? Non; j'ai fait telle et telle faute. Il faudra que demain je dise ceci, je fasse cela. » Comme il n'a que vingt ans, il a encore des ingénuités. De temps en temps, il se pose cette question : « Mélanie ne serait-elle qu'une coquine?» Un vieux monsieur la traite tout à fait familièrement et vient passer chez elle deux ou trois heures par jour. Beyle écrit : « Ce vieux monsieur serait-il son entreteneur? » Et un peu après : « Non, je m'étais trompé : il vient seulement lui faire répéter ses rôles. » Une phrase qui revient toutes les dix pages, c'est celle-ci : « A tel moment, si j'avais osé, je l'aurais eue. » Cela devient très comique à la longue. Finalement, il fait à Louason sa cour pendant plus d'un an sans arriver à rien. C'est timidité; c'est aussi manque d'argent (l'argent donnant en ces affaires une grande assurance); c'est surtout qu'il s'applique trop, combine trop, se regarde trop faire. Et, chose admirable, -ce qu'il n'a pu conquérir par toute une

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année de soins assidus et savants,

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il l'obtient trois ans après, à l'improviste, quand il n'y songe presque plus. Et, tandis qu'il consacre deux cents pages au récit détaillé de ses manœuvres et de ses stratégies inutiles, il enregistre négligemment, en une ligne, une conquête qu'il n'attendait plus « Dix heures sonnent. J'ai passé la nuit hier avec Mélanie. (J'adoucis l'expression.) Dons Juans, instruisez-vous!

En somme, c'est l'histoire d'un premier échec, puisque, s'il arrive à son but, c'est après y avoir renoncé et par d'autres moyens que ceux sur lesquels il comptait.

Secondement (je ne suis point ici l'ordre des dates), Beyle s'est juré à lui-même d'être un grand poète, et un grand poète comique. Cela nous surprend un peu, car, si Stendhal fut un inventeur, il n'était nullement poète au sens ordinaire et naturel du mot, et il n'avait à aucun degré le génie comique. Mais, encore une fois, il n'était pas éloigné de croire que l'on fait toujours ce que l'on veut avec énergie. Il procède en poésie, comme il a fait en amour, avec suite et méthode, tout un luxe de réflexions, de préparations et de préméditations. Savourez, je vous prie, la belle candeur de ces confidences (Beyle avait alors vingt ans) << Quel est mon but ? d'acquérir la réputation du plus grand poète français, non point parintrigue, comme Voltaire, mais en la méritant véritablement ; pour cela, savoir le grec, l'italien, l'anglais. Ne point

se former le goût sur l'exemple de mes devanciers, mais à coups d'analyse, en recherchant comment la poésie plaît aux hommes et comment elle peut parvenir à leur plaire autant que possible. » Et alors il s'impose d'énormes lectures. Il lit même des dictionnaires de rimes et de synonymes, et entreprend de se faire «< un dictionnaire de style poétique (!) où il mettra toutes les locutions de Rabelais, Amyot, Montaigne, Malherbe, Marot, Corneille, La Fontaine, etc. >>

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Quelques-unes de ses opinions littéraires sont intéressantes et déjà révélatrices soit de son caractère, soit de son talent futur. Sans doute il est de son temps; il admire encore Crébillon ; il déclare, après une représentation de la Suite du Misanthrope, que << d'Eglantine est le plus grand génie qu'ait produit le dix-huitième siècle en littérature ». Je comprends d'ailleurs que ce jeune homme de tant d'orgueil et d'énergie place très haut Corneille et même Alfieri je conçois moins que celui qui doit écrire le livre de l'Amour fasse si peu de cas du théâtre de Racine. Mais il adore La Fontaine, Pascal, et, sans réserve et par-dessus tout, Shakespeare (ce qui était alors un sentiment original). Il a le goût et l'amour de la naïveté et de la vérité. Il fait d'excellentes remarques sur notre tragédie classique : « C'est une fausse délicatesse qui empêche les personnages d'entrer dans les détails, ce qui fait que nous ne sommes jamais saisis de terreur, comme dans les

pièces de Shakespeare. Ils n'osent pas nommer leur chambre, ils ne parlent pas assez de ce qui les entoure.»«Ducis semble avoir oublié qu'il n'est point de sensibilité sans détails. Cet oubli est un des défauts capitaux du théâtre français. » Je n'ai pas le loisir de développer ici mon impression; mais on sent que, plus tard, le romantisme, qu'il défendra, ne sera pas tout à fait la même chose pour lui que pour les romantiques, qu'il ne mettra pas les mêmes idées sous les mêmes mots, que cette révolution littéraire ne sera à ses yeux qu'un développement naturel du génie national dans le sens de la vraie simplicité et de la franchise d'observation...

L'histoire de cette seconde entreprise de Beyle est donc l'histoire d'un second échec. Je me hâte de dire qu'il n'a pas échoué sur tous les points. Il a voulu être un homme du monde, un homme à bonnes fortunes, un « homme fort », comme disait Balzac; il s'y est fort appliqué (vous le verrez en parcourant ses notes), et il l'a été dans une très honorable mesure. Et, enfin, il a été un très subtil psychologue et un romancier à peu près unique dans son espèce. Mais avec tout cela on peut dire qu'il n'a point fait ce qu'il a voulu le plus énergiquement; et il me semble que son journal nous dit pourquoi.

Il voulait le plaisir sous toutes ses formes, mais particulièrement l'action grandiose, la domination sur les femmes et sur les hommes. Son idéal était celui de l'épicurien, non de celui que célèbrent les

chansons du Caveau, mais de l'épicurien héroïque de l'antiquité ou de la Renaissance, pour qui l'action même et la vertu » virile étaient le meilleur des plaisirs. Il dit, en regrettant de n'avoir pas eu de maîtresse à dix-huit ans : « Elle eût trouvé en moi une âme romaine pour les choses étrangères à l'amour. » Or, il passe toute sa vie dans d'assez médiocres emplois. Il écrit ses deux romans à cinquante ans passés, et meurt consul à Civita-Vecchia, sans avoir connu la gloire qu'il avait tant désirée. Il a donc pu croire, en mourant, qu'il n'avait pas rempli sa destinée.

Voici, je crois, tout le mystère. Il avait reçu de la nature, avec une volonté très forte, un don merveilleux d'observation, et, comme on dit aujourd'hui, de dédoublement. Il crut que, en mettant cette faculté d'analyse au service de sa volonté, il augmenterait la puissance de celle-ci. Mais c'est le contraire qui est arrivé. En s'observant toujours pour mieux agir, il n'agissait plus que faiblement. Il faut être très ignorant de soi pour être vraiment fort, et il faut aussi savoir s'arrêter dans la connaissance ou, du moins, dans l'étude des autres. Bonaparte avait sur les hommes des notions nettes, mais sommaires. Beyle nous dit lui-même : « Je m'arrêtais trop à jouir de ce que je sentais... Je connais si fort le jeu des passions... que je ne suis jamais sûr de rien, à force de voir tous les possibles ». Ce que nous raconte le journal, c'est peut-être l'aventure d'un grand homme d'action

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