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AVERTISSEMENT.

L'Essai sur la littérature anglaise qui précède ma traduction de Milton se compose : 1° De quelques morceaux détachés de mes anciennes études, morceaux corrigés dans le style, rectifiés pour les jugements, augmentés ou resserrés quant au texte;

2o De divers extraits de mes Mémoires, extraits qui se trouvaient avoir des rapports directs ou indirects avec le travail que je livre au public;

3o De recher

ches récentes relatives à la matière de cet Essai.

J'ai visité les Etats Unis; j'ai passé huit ans exilé en Angleterre; j'ai

me ambassadeur,

Serment sur le paon

Montmartre.-Imp. PILLOY frères, LANGRAND et Comp

après l'avoir vo comme émigré: je crois savoir l'anglais autant qu'un homme peut savoir une langue étrangère à la sienne.

T

J'ai lu en conscience tout ce que j'ai dû lire sur le sujet traité dans ces deux volumes; j'ai rarement cité les autorités, parce qu'elles sont connues des hommes de lettres, et que les gens du monde ne s'en sou cient guère que font à ceux - ci Warton, Evans, Jones, Percy, Owen, Ellis, Leyden, Édouard Williams, Tyrwhit, Roquefort, Tressan, les collections des historiens, les Meu recueils des poëMtes, les manuscrits, etc.? Je veux pourtant mentionner ici un ouvrage français, précisément parce que

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les journaux me semblent l'avoir trop négligé : on consacre de longs articles à des écrits futiles; à peine accorde-t-on une vingtaine de lignes à des livres instructifs et sérieux.

Les Essais historiques sur les Bardes, les Jongleurs, etc., de M. l'abbé de La Rue, méritent de fixer l'attention de quiconque aime une critique saine, une érudition puisée aux sources et non composée de bribes de lectures, dérobées à quelque investigateur oublié. Un de mes honorables et savants confrères de l'Académie française n'est pas toujours, il est vrai, d'accord avec l'historien des Bardes; M. de La Rue est Trouvère et M. Raynouard, Troubadour: c'est la querelle de la langue d'Oc et de la langue d'Oil'. L'Idée de la poésie anglaise (1749) de l'abbé Yart, la Poétique anglaise (1806) de M. Hennel, peuvent être consultées avec fruit. M. Hennel sait parfaitement la langue dont il parle. Au surplus, on annonce diverses collections, et pour les vrais amateurs de la littérature anglaise, la Bibliothèque anglo-française, de M. O'Sullivan, ne laissera rien à désirer.

J'ai peu de chose à dire de ma traduction. Des éditions, des commentaires, des illustrations, des recherches, des biographies de Milton, il y en a par milliers. Il existe en prose et en vers une douzaine de traductions françaises et une quarantaine d'imitations du Poëte, toutes très bonnes; après moi viendront d'autres traducteurs, tous excellents. A la tête des traducteurs en prose est Racine le fils; à la tête des traducteurs en vers, l'abbé Delille.

Une traduction n'est pas la personne, elle n'est qu'un portrait: un grand maître peut faire un admirable portrait; soit : mais si l'original était placé auprès de la copie, les spectateurs le verraient chacun à sa manière, et différeraient de jugement sur la ressemblance. Traduire, c'est donc se vouer au métier le plus ingrat et le moins estimé qui fut oncques; c'est se battre avec des mots pour leur faire rendre dans un idiome étranger un sentiment, une pensée, autrement exprimés, un son qu'ils n'ont pas dans la langue de l'auteur. Pourquoi donc ai-je traduit Milton? Par une raison que l'on trouvera à la fin de cet Essai.

Qu'on ne se figure pas d'après ceci que je n'ai mis aucun soin à mon travail; je pourrais dire que ce travail est l'ouvrage entier de ma vie, car il y a trente ans que je lis, relis et traduis Milton, Je sais respecter le public; il veut bien vous traiter sans façon, mais il ne permet pas que vous preniez avec lui la même liberté : si vous ne vous souciez guère de lui, il se souciera encore moins de vous. J'en appelle au surplus aux hommes qui croient encore qu'écrire est un art: eux seuls pourront savoir ce que la traduction du Paradis perdu m'a coûté d'études et d'efforts.

Quant au système de cette traduction, je m'en suis tenu à celui que j'avais adopté autrefois pour les fragments de Milton, cités dans le Génie du Christianisme. La traduction littérale me paraît toujours la meilleure: une traduction interlinéaire serait la perfection du genre, si on lui pouvait ôter ce qu'elle a de sauvage.

Dans la traduction littérale, la difficulté est de ne pas reproduire un mot noble par le mot correspondant qui peut être bas, de ne pas rendre pesante une phrase légère, légère une phrase pesante, en vertu d'expressions qui se ressemblent, mais qui n'ont pas la même prosodie dans les deux idiomes.

Milton, outre les luttes qu'il faut soutenir contre son génie, offre des obscurités grammaticales sans nombre; il traite sa langue en tyran, viole et méprise les règles en français, si vous supprimiez ce qu'il supprime par l'ellipse; si vous perdiez sans cesse comme lui votre nominatif, votre régime; si vos relatifs perplexes rendaient indécis vos antécédents, vous deviendriez inintelligible. L'invocation du Paradis perdu présente toutes ces difficultés réunies: l'inversion suspensive qui jette à la césure du septième vers le Sing, heavenly Muse, est admirable; je l'ai conservée afin de ne pas tomber dans la froide et régulière invocation grecque et française, Muse céleste, chante, et pour que l'on sente tout d'a

1 An moment même où j'écris cet éloge de l'abbé de La Rue, dont je ne connais que les ouvrages, je reçois, comme un remerciment, le billet de part qui m'annonce la mort de cet ami de Walter Scott.

bord qu'on entre dans des régions inconnues: Louis Racine l'a conservée également, mais il a cru devoir la régulariser à l'aide d'un gallicisme qui fait disparaître toute poésie : c'est ce que je t'invite à chanter, Muse céleste.

Milton, après ce début, prend son vol, et prolonge son invocation à travers des phrases incidentes et interminables, lesquelles produisant des régimes indirects, obligent le lecteur à des efforts d'attention, antipathiques à l'esprit français. Point d'autre moyen de s'en tirer que de couper l'invocation et l'exposition, de régénérer le nominatif dans le nom ou le pronom. Milton, comme un fleuve immense, entraîne avec lui ses rivages et les limons de son lit, sans s'embarrasser si son onde est pure ou troublée.

On peut s'exercer sur quelques morceaux choisis d'un ouvrage, et espérer en venir à bout avec du temps: mais c'est tout une autre affaire, lorsqu'il s'agit de la traduction complète de cet ou vrage, de la traduction de 10,467 vers; lorsqu'il faut suivre l'écrivain, non-seulement à travers ses beautés, mais encore à travers ses défauts, ses négligences et ses lassitudes; lorsqu'il faut donner un égal soin aux endroits arides et ennuyeux, être altentif à l'expression, au style, à l'harmonie, à tout ce qui compose le poëte, lorsqu'il faut étudier le sens, choisir celui qui paraît le plus beau quand il y en a plusieurs, ou deviner le plus probable par le caractère du génie de l'auteur; lorsqu'il faut se souvenir de tels passages souvent placés à une grande distance de l'endroit obscur, et qui l'éclaircissent: ce travail, fait en conscience, lasserait l'esprit le plus laborieux et le plus patient.

J'ai cherché à représenter Milton dans sa vérité; je n'ai fui ni l'expression horrible, ni l'expression simple, quand je l'ai rencontrée; le Péché a des chiens aboyants, ses enfants, qui rentrent dans leur chenil, dans ses entrailles: je n'ai point rejeté cette image. Ève dit que le serpent ne voulait point lui faire du mal, du tort; je me suis bien gardé de poétiser cette naïve expression d'une jeune femme qui fait une grande révérence à l'arbre de la Science après avoir mangé du fruit: c'est comme cela que j'ai senti Milton. Si je n'ai pu rendre les beautés du Paradis perdu, je n'aurai pas pour excuse de les avoir ignorées.

Milton a fait une foule de mots qu'on ne trouve pas dans les dictionnaires : il est rempli d'hébraïsmes, d'hellénismes, de latinismes il appelle, par exemple, un Commandement, une Loi de Dieu, la première fille de sa voix; il emploie le génitit absolu des Grecs, l'ablatif absolu des Latins. Quand ses mots composés n'ont pas été trop étrangers à notre langue dans leur étymologie tirée des langues mortes ou de l'italien, je les ai adoptés: ainsi j'ai dit : emparadise, fragrance, etc. Il y a quelques idiotismes anglais que presque tous les traducteurs ont passés, comme planet-struck: j'ai du moins essayé d'en faire comprendre le sens, sans avoir recours à une trop longue périphrase.

Au reste, les changements arrivés dans nos institutions nous donnent mieux l'intelligence de quelques formes oratoires de Milton. Notre langue est devenue aussi plus hardie et plus populaire. Millon a écrit comme moi, dans un temps de révolution, et dans des idées qui sont à présent celles de notre siècle : il m'a donc été plus facile de garder ces tours que les anciens traducteurs n'ont pas osé hasarder. Le poëte use de vieux mots anglais, souvent d'origine française ou latine; je les ai translates par le vieux mot français, en respectant la langue rhythmique et son caractère de vétusté. Je ne crois pas que ma traduction soit plus longue que le texte; je n'ai pourtant rien passé,

Je me suis servi pour cette traduction d'une édition du Paradis perdu, imprimée à Londres, chez Jacob Tonson, en 1725, et dédiée à lord Sommers, qui tíra le fameux poëine d'un injurieux oubli. Cette édition est conforme aux deux premières, faites sous les yeux de Milton et corrigées par lui: l'orthographe est vieille; les élisions des lettres, fréquentes; les parenthèses, multipliées; les noms propres, imprimés en petites capitales.

J'ai maintenu la plupart des parenthèses, puisque telle était la manière d'écrire de l'auteur: elles donnent de la clarté au style. Les idées de Milton sont si abondantes, si variées, qu'il en est

embarrassé; il les divise encomparti ments, pour les coordonner, les reconnaître et ne pas perdre l'idée mère dont toutes ces idées incidentes sont filles.

J'ai aussi introduit les petites capitales dans quelques noms et pronoms, quand elles m'ont paru propres à ajouter à la majesté ou à l'importance du personnage, et quand elles ont fait disparaître des amphibologies. Pour le texte anglais imprimé en regard de ma traduction, on s'est servi de l'édition de sir Egerton Brydges, 1835 elle est d'une correction parfaite et convient mieux aux lecteurs de ce temps-ci.

Enfin j'ai pris la peine de traduire moi-même de nouveau jusqu'au petit article sur les vers blancs, ainsi que les anciens arguments des livres, parce qu'il est probable qu'ils sont de Milton. Le respect pour le génie a vaincu l'ennui du labeur; tout m'a paru sacré dans le texte, parenthèses, points, virgules : les enfants des Hébreux étaient obligés d'apprendre la Bible par cœur depuis Bėrėsith jusqu'à Malachie.

Qui s'inquiète aujourd'hui de tout ce que je viens de dire? qui s'avisera de suivre une traduction sur le texte? qui saura gré au traducteur d'avoir vaincu une difficulté, d'avoir pâli autour d'une phrase des journées entières? Lorsque Clément mettait en lumière un gros volume à propos de la traduction des Georgiques, chacun le lisait et prenait parti pour ou contre l'abbé Delille : en sommes-nous-là? Il peut arriver cependant que mon lecteur soit quelque vieil amateur de l'école classique, revivant au souvenir de ses anciennes admirations, ou quelque jeune poëte de l'école romantique allant à la chasse des images, des idées, des expressions, pour en faire sa proie, comme d'un butin enlevé à l'ennemi.

Au reste, je parle fort au long de Milton dans l'Essai sur la littérature anglaise, puisque je n'ai écrit cet Essai qu'à l'occasion du Paradis perdu. J'analyse ses divers ouvrages; je montre que les révolutions ont rapproché Milton de nous; qu'il est devenu un homme de notre temps; qu'il était aussi grand écrivain en prose qu'en vers: pendant sa vie la prose le rendit célèbre, la poésie, après sa mort; mais la renommée du prosateur s'est perdue dans la gloire du poëte.

Je dois prévenir que, dans cet Essai, je ne me suis pas collé à'mon sujet comme dans la traduction: je m'occupe de tout, du présent, du passé, de l'avenir, je vais çà et là quand je rencontre le moyen âge j'en parle; quand je me heurte contre la Réformation, je m'y arrête; quand je trouve la révolution anglaise, elle me remet la nôtre en mémoire, et j'en cite les hommes et les faits. Si un royaliste anglais est jeté en geôle, je songe au logis que j'occupais à la préfecture de police. Les poëtes anglais me conduisent aux poëtes français; lord Byron me rappelle mon exil en Angleterre, mes promenades à la colline d'Arrow, et mes voyages à Venise; ainsi du reste. Ce sont des mélanges qui ont tous les tons, parce qu'ils parlent de toutes les choses; ils passent de la critique littéraire élevée ou familière, à des considérations historiques, à des récits, à des portraits, à des souvenirs généraux ou personnels. C'est pour ne surprendre personne, pour que l'on sache d'abord ce qu'on va lire, pour qu'on voie bien que la littérature anglaise n'est ici que le fond de mes stromates ou le canevas de mes broderies; c'est pour tout cela que j'ai donné un second titre à cet Essai.

INTRODUCTION.

DU LATIN COMME SOURCE DES LANGUES DE L'EUROPE LATINE.

Lorsqu'un peuple puissant a passé ; que la langue dont il se servait n'est plus parlée, cette langue reste monument d'un autre âge, où l'on admire les chefs-d'œuvre d'un pinceau et d'un ciseau brisés. Dire comment les idiomes des peuples de l'Ausonie devinrent l'idiome latin; ce que cet idiome retint du caractère

des tribus sauvages qui le formèrent; ce qu'il perdit et gagna par la conversion d'un gouvernement libre en un gouvernement despotique, et plus tard par la révolution opérée dans la religion de l'État; dire comment les nations conquises et conquérantes apportèrent une foule de locutions étrangères à cet idiome; comment les débris de cet idiome formèrent la base sur laquelle s'élevèrent les dialectes de l'ouest et du midi de l'Europe moderne, serait le sujet d'un immense ouvrage de philologie.

Rien en effet ne pourrait être plus curieux et plus instructif que de prendre le latin à son commencement, et de le conduire à sa fin à travers les siècles et les génies divers. Les matériaux de ce travail sont déjà tout préparés dans les sept traités de Jean Nicolas Funck: de Origine linguæ latinæ tractatus; de Pueritia latinæ linguæ tract.; de Adolescentia latinæ linguæ tract.; de virili Ætate latinæ linguæ tract.; de imminenti latinæ linguæ Senectute tract.; de vegeta latinæ linguæ Senectute tract.; de inerti et decrepita latinæ linguæ Senectule tractatus.

La langue grecque dorique, la langue étrusque et osque des hymnes des Saliens et de la Loi des Douze Tables dont les enfants chantaient encore les articles en vers du temps de Cicéron, ont produit la langue rude de Duillius, de Cæcilius et d'Ennius; la langue vive de Plaute, satirique de Lucilius, grécisée de Térence, philosophique, triste, lente et spondaïque de Lucrèce, éloquente de Cicéron et de Tite-Live, claire et correcte de César, élégante d'Horace, brillante d'Ovide, poétique et concise de Catulle, harmonieuse de Tibulle, divine de Virgile, pure et sage de Phèdre.

Cette langue du siècle d'Auguste (je ne sais à quelle date placer Quinte-Curce), devint, en s'altérant, la langue énergique de Tacite, de Lucain, de Sénèque, de Martial; la langue copieuse de Pline l'Ancien, la langue fleurie de Pline le Jeune, la langue effrontée de Suélone, violente de Juvénal, obscure de Perse, enflée ou plate de Stace et de Silius Italicus.

Après avoir passé par les grammairiens Quintilien et Macrobe; par les épitomistes Florus, Velléius Paterculus, Justin, Orose, Sulpice Sévère; par les Pères de l'Église et les auteurs ecclésiastiques, Tertullien, Cyprien, Ambroise, Hilaire de Poitiers, Paulin, Augustin. Jérôme, Salvien; par les apologistes, Lactance, Arnobe, Minutius Félix; par les panégyristes, Eumène, Mamertin, Nazairius; par les historiens de la décadence, Ammien Marcellin, et les biographes de l'Histoire auguste; par les poëtes de la décadence et de la chute, Ausone, Claudien, Rutilius, Sidoine Apollinaire, Prudence, Fortunat: après avoir reçu de la conversion des religions, de la transformation des mœurs, de l'invasion des Goths, des Alains, des Huns, des Arabes, etc., les expressions obligées des nouveaux besoins et des idées nouvelles; cette langue retourna à une autre barbarie dans le premier historien de ces Francs qui commencèrent une autre langue, après avoir détruit l'empire romain chez nos pères.

Les auteurs ont noté eux-mêmes les altérations successives du latin de siècle en siècle : Cicéron affirme que dans les Gaules on employait beaucoup de mots dont l'usage n'était pas reçu à Rome : verba non trita Roma; Martial se sert d'expressions celtiques et s'en vante; saint Jérôme dit que, de son temps, la langue latine changeait dans tous les pays: regionibus mutatur; Festus, au cinquième siècle, se plaint de l'ignorance où l'on est déjà tombé touchant la construction du latin; saint Grégoire le Grand déclare qu'il a peu de souci des solécismes et des barbarismes; Grégoire de Tours réclame l'indulgence du lecteur pour s'être écarté, dans le style et dans les mots, des règles de la grammaire dont il n'est pas bien instruit : non sum imbutus; les serments de Charles le Chauve et de Louis le Germanique nous montrent le latin expirant; les agiographes du septième siècle font l'éloge des évêques qui savent parler purement le latin, et les conciles du neuvième siècle ordonnent aux évêques de prêcher en langue romane rustique.

C'est donc du septième au neuvième siècle, entre ces deux épo ques précises, que le latin se métamorphosa en roman de différentes nuances et de divers accents, selon les provinces où il était

en usage. Le latin correct qui reparaît dans les historiens et les écrivains à compter du règne de Charlemagne, n'est plus le latin parlé, mais le latin appris. Le mot latin ne signifia bientôt plus que roman, ou langue romane, et fut pris ensuite pour le mot langue en général : les oiseaux chantent en leur LATIN.

Une langue civilisée née d'une langue barbare diffère, dans ses éléments, d'une langue barbare émanée d'une langue civilisée la première doit rester plus originale, parce qu'elle s'est créée d'elle-même et qu'elle a seulement développé son germe; la seconde (la langue barbare), entée sur une langue civilisée, perd sa sève naturelle et porte des fruits étrangers.

Tel est le latin relativement à l'idiome sauvage qui l'engendra; telles sont les langues modernes de l'Europe latine, par rapport à la langue polie dont elles dérivent. Une langue vivante qui sort d'une langue vivante, continue sa vie; une langue vivante qui s'épanche d'une langue morte, prend quelque chose de la mort de sa mère; elle garde une foule de mots expirés : ces mots ne rendent pas plus les perceptions de l'existence que le silence n'exprime le son.

Y a-t-il eu, vers la fin de la latinité, un idiome de transition entre le latin et les dialectes modernes, idiome d'un usage général de ce côté-ci des Alpes et du Rhin? La langue romane rustique, si souvent mentionnée dans les conciles du neuvième siècle, était-elle cette langue romane, ce provençal parlé dans le midi de la France? Le provençal était-il le catalan, et fut-il formé à la cour des comtes de Barcelone? Le roman du nord de la Loire, le roman wallon ou le roman des trouvères, qui devint le français, précéda-t-il le roman du midi de la Loire ou le roman des troubadours? La langue d'Oc et la langue d'Oil empruntèrent elles le sujet de leurs chansons et de leurs histoires à des lais armoricains et à des lais gallois? Matière d'une controverse qui ne finira qu'au moment où le savant ouvrage de M, Fauriel aura répandu la lumière sur cet obscur sujet.

LA LANGUE ANGLAISE DIVISÉE EN CINQ ÉPOQUES.

Parmi les langues formées du latin, je compte la langue anglaise, bien qu'elle ait une double origine; mais je ferai voir que, depuis la conquête des Normands jusque sous le règne du premier Tudor, la langue franco-romane domina, et que, dans la langue anglaise moderne, une immense quantité de mots latins et français sont demeurés acquis au nouvel idiome.

La langue romane rustique se divisa donc en deux branches : la langue d'Oc et la langue d'Oil. Quand les Normands se furent emparés de la province à laquelle ils ont laissé leur nom, ils apprirent la langue d'Oil on parlait celle-ci à Rouen; on se servait du danois à Bayeux. Guillaume porta les idiomes français en Angleterre, avec les aventuriers accourus des deux côtés de la Loire. Mais dans les siècles qui précédèrent, tandis que les Gaules formaient leur langage des débris du latin, la Grande-Bretagne, d'où les Romains s'étaient depuis longtemps retirés, et où les nations du Nord s'étaient successivement établies, avait conservé ses idiomes primitifs.

Ainsi donc, l'histoire de la langue anglaise se divise en cinq époques :

1° L'époque anglo-saxonne de 450 à 780. Le moine Augustin, en 570, fit connaitre en Angleterre l'alphabet romain;

2o L'époque danoise-saxonne de 780 à l'invasion des Normands. On a principalement de cette époque les manuscrits dits d'Alfred et deux traductions des quatre évangélistes;

3° L'époque anglo-normande commencée en 1066. La langue normande n'était autre chose que le neustrien, c'est-à-dire la langue française de ce côté-ci de la Loire, ou la langue d'Oil. Les Normands se servaient, pour garder la mémoire de leurs chansons, de caractères appelés runstabath; ce sont les lettres runi

ques on y joignit celles qu'Ethicus avait inventées auparavant, et dont saint Jérôme avait donné les signes;

4o L'époque normande-française: lorsque Éléonore de Guienne eut apporté à Henri II les provinces occidentales de la France, depuis la Basse-Loire jusqu'aux Pyrénées, et que des princesses du sang de saint Louis eurent successivement épousé des monarques anglais, les États, les propriétés, les familles, les coutumes, les mœurs, se trouvèrent si mêlés, que le français devint la langue commune des nobles, des ecclésiastiques, des savants et des commerçants des deux royaumes. Dans le Domesday-Book, carte topographique, et cadastre des propriétés, dressé par ordre de Guillaume le Conquérant, les noms des lieux sont écrits en latin, selon la prononciation française. Ainsi une foule de mots latins entrèrent directement dans la langue anglaise par la religion, et par ses ministres, dont la langue était latine; et indirectement, par l'intermédiaire des mots normands et français. Le normand de Guillaume le Bâtard retenait aussi des expressions scandinaves ou germaniques que les enfants de Rollon avaient introduites dans l'idiome du pays frank par eux conquis;

5° L'époque purement dite anglaise quand l'anglais fut écrit et parlé tel qu'il existe aujourd'hui.

Ces cinq époques se trouveront placées dans les cinq parties qui divisent cet Essai.

Ces cinq parties se rangent naturellement sous ces titres : 1° Littérature sous le règne des Anglo-Saxons, des Danois et pendant le moyen age;

2° Littérature sous les Tudor;

3o Littérature sous les deux premiers Stuarts, et pendant la république;

4° Littérature sous les deux derniers Stuarts;

5o Littérature sous la maison d'Hanovre. Lorsqu'on étudie les diverses littératures, une foule d'allusions et de traits échappent, si les usages et les mœurs des peuples ne sont pas assez présents à la mémoire. Une vue de la littérature, isolée de l'histoire des nations, créerait un prodigieux mensonge en entendant des poëtes successifs chanter imperturbablement leurs amours et leurs moutons, on se figurerait l'existence non interrompue de l'âge d'or sur la terre. Et pourtant, dans cette: même Angleterre dont il s'agit ici, ces concerts relentissaient aut milieu de l'invasion des Romains, des Pictes, des Saxons et des Danois; au milieu de la conquête des Normands, du soulèvement des barons, des contestations des premiers Plantagenètes pour la couronne, des guerres civiles de la Rose rouge et de la Roseblanche, des ravages de la Réformation, des supplices commandés par Henri VIII, des bûchers ordonnés par Marie; au milieu des massacres et de l'esclavage de l'Irlande, des désolations de l'Écosse, des échafauds de Charles Ier et de Sidney, de la fuite de Jacques, de la proscription du Prétendant et des jacobites; le tout mêlé d'orages parlementaires, de crimes de cour et de mille guerres étrangères.

L'ordre social, en dehors de l'ordre politique, se compose de la religion, de l'intelligence et de l'industrie matérielle il y a toujours chez une nation, au moment des catastrophes et parmi les plus grands événements, un prêtre qui prie, un poëte qui chante, un auteur qui écrit, un savant qui médite, un peintre, un statuaire, un architecte, qui peint, sculpte et bâtit; un ouvrier qui travaille.. Ces hommes marchent à côté des révolutions et semblent vivre d'une vie à part si vous ne voyez qu'eux, vous voyez un monde réel, vrai, immuable, base de l'édifice humain, mais qui paraît fictif, et étranger à la société de convention, à la société politique. Seulement le prêtre dans son cantique, le poëte, le savant, l'artiste, dans leurs compositions, l'ouvrier dans son travail, révèlent, de fois à autre, l'époque où ils vivent, marquent le contre-coup des événements qui leur firent répandre avec plus d'abondance leurs sueurs, leurs plaintes et les dons de leur génie. Pour détruire cette illusion de deux vues présentées séparément; pour ne pas créer le mensonge que j'indique au commencement de ce chapitre; pour ne pas jeter tout à coup le lec

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