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Il est malaisé de juger un peuple quelconque, plus malaisé de juger son propre pays. L'ignorance de soi est plus profonde dans les nations que dans les individus. Qui ose se flatter de connaître la France, les sources de son génie, la loi de son développement; de dire même avec exactitude où et comment elle a commencé, comment s'est formée dans la nuit de l'histoire cette puissance à la fois idéale et matérielle, qui a tenu et tient encore une place unique dans le monde? Chaque siècle, en renouvelant les études historiques, recommence en quelque façon l'histoire, la colore, l'interprète, en refait la philosophie au gré de ses pas

LAUGEL.

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Wijke!!

15 Sept. 1929

sions, de ses désirs. Augustin Thierry a critiqué tous ses devanciers et montré la vanité de leurs systèmes : lui-même avait-il raison quand il pensait que tout le mouvement de notre histoire tendait à amener l'avénement au pouvoir des classes moyennes et l'établissement du régime constitutionnel? Aujourd'hui, devenus sceptiques, nous sommes surtout occupés à tirer de la poussière du passé les documents originaux, nous amassons, sans choix, des matériaux sans nombre; mais ne sommes-nous pas, au milieu de tant de richesses en désordre, comme un homme à qui l'on montrerait les pierres éparses d'un chantier, sans lui donner le plan de l'architecte ? Nous usons nos forces, nous nous oublions dans mille détails, nous recommençons mille vies, nous souffrons d'une gestation qui n'a point de fin. L'action est la loi de la vie : la jeunesse le sent bien, qui dédaigne instinctivement les travaux historiques; la contemplation du passé est devenue le plaisir des âmes inactives, ou la ressource des âmes lassées, qui se consolent de leur impuissance par la vue du néant de la gloire.

Les sociétés humaines sont conduites à leur destinée

par des forces secrètes: si elles connaissaient ces forces, elles pourraient lutter contre elles, comme l'individu résiste à l'appel de ses passions. Mais comment un être à mille têtes, mille volontés, qui n'a ni commen cement ni fin, qui naît sans cesse et meurt sans cesse, pourrait-il se connaître et avoir une conscience claire de

soi? L'homme peut devenir, pour ainsi dire, son propre juge; il a un idéal, une vie morale, une mesure; il se guide par l'esprit, il commande à ses instincts, les discipline, les règle. Nous voyons les nations, au contraire, suivre presque fatalement des instincts; elles n'ont qu'une conscience et une intelligence diffuses, peu capables de les en détourner. Le génie politique ne consiste-t-il pas à deviner, au milieu de la confusion des intérêts privés, les instincts nationaux les plus profonds, les plus fixes, et à leur donner satisfaction? L'homme d'État, en incarnant les besoins d'un peuple, se dépouillera presque forcément des délicatesses, des doutes, des angoisses de la pure morale; il est quelque chose de plus et de moins qu'un homme ordinaire: l'égoïsme, l'oubli des injures, l'ingratitude, tout sert à ses grandes fins.

Rien sans doute n'est plus difficile que de discerner les instincts nationaux sous le déguisement des lois, des théories et des idées, dont le règne est souvent aussi absolu qu'éphémère. Qui pourra écrire les « caractères» des peuples, comme La Bruyère a écrit ceux des hommes de son temps? L'entreprise est trop audacieuse et si l'on arrivait à bien peindre une nation, on n'aurait pas encore expliqué pourquoi elle existe.

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On comprend qu'il n'y ait qu'un peuple dans une île: encore a-t-il fallu beaucoup de temps pour effacer, par exemple, les vieilles divisions de l'Angleterre et de l'Écosse ; mais, géographiquement parlant, qu'est-ce

que la France, où sont ses frontières naturelles? Elle a été de tout temps béante, pour ainsi dire, trouée à l'est et au nord, poussant ou reculant ses limites précaires au gré des événements. Elle ne constitue pas une province naturelle absolument close, comme l'Espagne, l'Italie. Le Rhin eût-il été longtemps sa frontière naturelle, elle n'en eût pas moins été un pays plus accessible, plus ouvert, car les fleuves arrêtent bien moins que les montagnes les races, les langues, les idées. La géologie a découvert les traits qui donnent aux diverses contrées des caractères particuliers, et réduit à de justes proportions le rôle que les anciens géographes attribuaient aux vallées. Elle nous montre le squelette ancien de la France dans le grand plateau central de l'ancien pays des Arvernes, région pauvre, sorte d'île que le flot des invasions a respectée, aussi bien que dans la Bretagne, autre île granitique et asile des races celtiques. Dans la région du nord de la France, les géologues ont tracé une série de bassins formés par les couches jurassiques et crétacées. Chacun de ces bassins se termine par des falaises naturelles, et ces larges gradins sont les défenses naturelles et successives au centre desquelles se trouve Paris. Le plateau central, a dit justement Élie de Beaumont, est comme un pôle répulsif, une terre plus solitaire et plus vierge; le grand bassin géologique du nord, doucement creusé et ouvert largement vers le nord, est un pôle attractif, où les

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