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coupée de vignobles, fleurie de prés, parsemée de champs cultivés, plantée d'arbres à fruits, délicieusement ombragée de bosquets, arrosée de fontaines, sillonnée de rivières, chevelue de moissons, que ses possesseurs semblent avoir obtenu en partage une image du paradis plutôt qu'une portion de la Gaule. >>

L'étrange docilité de la Gaule se note à toutes les époques de l'histoire : on la voit souvent livrée aux plus terribles désordres; mais ces désordres mêmes ne naissent que de la soumission des foules aux audacieux. Les armées de la Ligue ni celles des huguenots ne furent jamais nombreuses. Les hommes qui firent la Terreur dans toute la France, pendant sa grande révolution, n'étaient peut-être pas au nombre de cinq mille. Après ses fièvres et ses orgies, le pays se sent toujours repris d'une soif invincible de repos; il se livre sans réserve à qui peut lui donner la paix, et retourne à son incurie. Il cherche, pendant les périodes troublées, quelque homme froid, silencieux, énigmatique; quand il l'a trouvé, il l'accable de ses flatteries, hisse son idole aussi haut que possible, et semble lui dire : « Débarrasse-moi de moi-même ». La France, comme la Rome antique, demande du pain et des jeux. Elle aime le théâtre, les grands spectacles, les fêtes. « Il faut que ceux qui marchent à la tête d'une pareille nation, dit Tocqueville dans sa Correspondance, gardent toujours une attitude fière, s'ils

ne veulent laisser tomber très-bas le niveau des mœurs

nationales. >>

Je ne vois d'autre source que Rome pour un certain naturalisme grossier et obscène, qui filtre toujours dans notre littérature, sauf dans les moments où un grand souffle religieux l'épure. Il y a un certain tour d'esprit qu'on qualifie volontiers de gaulois, et qui nous semble plutôt italien que celtique. Il y faut chercher sans doute aussi quelque chose de la crudité naïve des conquérants germaniques. Mais il y a un degré d'impureté que le monde latin avait seul connu et qui a sali jusqu'à l'esprit grossier des barbares. On peut suivre ce courant de naturalisme sensuel depuis nos vieux conteurs jusqu'aux fadeurs poétiques du XVIIIe siècle et aux ordures des romanciers de la révolution française. Il y a une secrète parenté entre les saletés de Tabarin et les Baisers de Dorat, entre Gautier Garguille et Voltaire. Les Mazarinades et le Père Duchêne sont assaisonnés de même façon. Sitôt que régents d'opinion descendent de certaines hauteurs morales, la mode glisse volontiers dans le cynisme spirituel, ou au moins dans l'allusion, le double sens impudique. Montesquieu sacrifie aux grâces lascives dans le Temple de Gnide. Il faut un Louis XIV pour fermer la bouche à Bussi-Rabutin. Le génie de Rabelais se gaudit dans l'ordure, dans la saleté. Il n'a rien de ces grâces helléniques qui ont passé des fables milésiennes à Pétrone, au Décameron, aux contes de la Fontaine.

les

L'Angleterre a eu aussi ses cyniques, ses romanciers et ses poëtes dramatiques, plus ignobles, moins spirituels que les nôtres; mais l'impureté n'a dans la littérature anglaise que des interrègnes. Chez nous, on la rencontre toujours, depuis les premières facéties jusqu'à Mlle de Maupin. Est-ce parce que nous savons donner des grâces plus décentes à l'indécence? Nos cyniques sans esprit, en effet, tombent vite dans l'oubli et le mépris. Nous ne supportons pas longtemps un Rétif de la Bretonne; on n'a jamais osé mettre sur notre scène les saletés que goûtait l'Angleterre sous Charles II. Il faut pourtant le confesser, il y a sur notre littérature, à toutes les époques, une tache d'indécence latine.

III

Au moment où les armes romaines pénétrèrent dans la Gaule, les races germaniques en occupaient déjà tout le nord. Le temps était loin où les peuples celtiques avaient fait irruption hors de la Gaule, où ils avaient franchi le Rhin et les Alpes, pillé le trésor de Delphes et mis Rome à rançon. « Autrefois, dit César, les Gaulois dépassaient les Germains en courage et ils portaient souvent la guerre chez eux; et parce qu'ils manquaient de terre, cu égard à leur grand nombre, ils envoyaient des colonies au delà du Rhin. » César

LAUGEL.

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distingue les Aquitains et les Celtes des Gaulois du nord, ou Belges. « Les Belges, dit-il, sont les plus vaillants de ces peuples, parce qu'ils sont très-éloignés du luxe et de la mollesse qui règnent dans la province romaine. D'ailleurs, voisins des Allemands qui habitent au delà du Rhin, ils sont continuellement en guerre avec eux. » Les Celtes avaient établi quelques colonies au delà du Rhin, les Germains en avaient établi plus tard un grand nombre dans la Belgique actuelle et dans le nord de la France. César rapporte que « les Belges descendaient pour la plupart de ces Allemands qui avaient passé le Rhin, et qui s'étaient fixés dans ces quartiers, à cause de la bonté du pays, d'où ils avaient chassé les habitants; qu'ils étaient les seuls que les Cimbres et les Teutons, après avoir ravagé toute la Gaule, n'avaient osé attaquer, ce qui les rendait très-fiers. » Il cite les peuples du Beauvaisis comme les plus guerriers, les plus nombreux, les plus puissants. La race germanique avait dès longtemps couvert comme une inondation le grand bassin parisien, les Flandres, l'Artois, la Picardie, le Vexin, le Vermandois, le pays de Caux ; elle occupait la vallée de la Meuse et le Luxembourg.

Il faut bien se souvenir de ces faits: car, tandis que l'influence latine pénétrait le Midi, la race germanique s'étendait dans le Nord, elle s'y établissait, s'y fixait, s'y mêlait aux Celtes; pour beaucoup de Gaulois, César fut d'abord un libérateur. Ayant pénétré les armes à la

main dans le monde barbare, encore demi-inconnu, il devina que Rome n'était plus menacée par la Gaule, mais par la Germanie. La Gaule n'était, à vrai dire, qu'une expression géographique, et rien ne ressemblait moins aux mœurs de Marseille et de Narbonne que celles du pays Chartrain et de la Flandre. Il y avait deux Gaules dans la Gaule, et la fatalité de l'histoire voulut qu'à mesure que l'une étendait les limites idéales de sa civilisation d'emprunt, l'autre, qui servait d'avant-garde au monde barbare, avançât sans cesse ses frontières matérielles. Ce conflit douloureux et sanglant dura plusieurs siècles: le christianisme ne put y mettre fin, car ses doctrines s'accommodent à tous les états de la société, à la civilisation la plus avancée comme à la plus profonde barbarie.

Rome elle-même germanisait de plus en plus la Gaule, Agrippa y transporta des multitudes de barbares; ainsi firent Tibère, Germanicus: ces déportations en masse accroissaient la force germanique dans le nord. Pendant que les légions recrutées dans la Gaule allaient en Italie ou ailleurs défendre la puissance romaine sans cesse menacée, le ressort germanique, qui pressait l'Ile-de-France, la Champagne, la Bourgogne, se bandait de plus en plus. On voudrait savoir, au moins à peu près, dans quelles proportions le sang germanique se mêla au sang celtique dans ces mouvements de peuples qui précédèrent le moyen âge. Si l'on ne regardait qu'aux racines de

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