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CHAPITRE VII

L'INCONSCIENCE OU ANESTHÉSIE

Les mots Conscience et Inconscience sont pris tantôt dans un sens relatif et tantôt dans un sens absolu. On dira, par exemple, qu'un phénomène est inconscient, pour exprimer l'idée que le Moi n'en a pas conscience, mais sans affirmer par là que ce phénomène n'est pas conscient en lui-même et pour son propre compte. Les centres ganglionnaires ont sans doute une conscience propre de leur activité, peutêtre même une sorte d'intelligence; mais cette conscience est étrangère au Moi et reste pour lui relativement inconsciente. La physiologie contemporaine tend à établir qu'il s'accomplit ainsi, dans l'organisme humain, un nombre immense de faits de conscience qui sont pour le moi comme s'ils appartenaient à d'autres personnes, et même avec ce désavantage en plus qu'ils ne se trouvent pas, comme les faits de la conscience cérébrale d'autrui, en relation directe avec des facultés de langage ou d'expression qui puissent servir à nous révéler leur existence et leur nature consciente. Il faut par conséquent distinguer avec soin l'inconscient en soi de l'inconscient relativement au moi.

Un grand nombre de savants prennent aujourd'hui les mêmes expressions dans un sens beaucoup trop restreint. Ils exigent, pour qu'il y ait conscience, un acte d'intelli

INCONSCIENCE RELATIVE ET INCONSCIENCE ABSOLUE 103

gence ou de discernement; ils veulent qu'un fait soit comparé avec un autre et qu'il y ait aperception de leurs différences et de leurs relations. Une sensation prise isolément ne serait point pour eux un fait de conscience; il faudrait pour cela que le moi ou l'être pensant distinguât cette sensation d'une autre. Ainsi l'opération générale de l'esprit serait seule de la conscience, tandis que les termes simples, les sensations élémentaires dont elle se composerait ne comporteraient point une telle dénomination. Nous ferons simplement remarquer que cette restriction abusive tient à ce que l'on transporte arbitrairement à la conscience les conditions exigées pour la connaissance; on confond entre connaître et avoir conscience. Connaître, c'est bien réellement distinguer une chose d'une autre; mais avoir conscience, c'est simplement se trouver dans tel ou tel état de modification intime et subjective; la sensation la plus complétement isolée, la plus indécomposable, un atome de sensation, n'exclut en aucune façon la conscience; mais elle ne pourrait connaître qu'à la condition de devenir élément d'une organisation intellectuelle.

Quant aux ambiguïtés qui résultent de l'emploi du mot conscience dans un sens exclusivement moral, elles sont trop éloignées de notre sujet pour que nous ayons besoin de nous y arrêter ici.

Mais qu'est-ce en somme que la conscience? Est-il pos sible de la définir? La conscience est à nos yeux, la force. elle-même, prise subjectivement; c'est l'état intime de la force. En tant qu'une force a telle ou telle intensité, telle ou telle relation, subit telle ou telle modification, elle est, pour elle-même, tel ou tel fait de conscience. Mais la force qui a conscience d'elle-même n'a pas conscience des autres forces; chaque force n'est par conséquent conscience que pour elle-même; pour les autres forces elle est matière ou mouvement; le mouvement matériel et la conscience sont les deux faces de la force, la face objective et la face subjective.

Les psychologues anglais de l'école de St. Mill et les métaphysiciens allemands de l'école de Hartmann prétendent

que la force devient seulement consciente dans le cas où elle rencontre une autre force et est modifiée par elle. C'est ce que nous ne pouvons admettre. Nous pensons que toute force a également conscience et de ses états permanents et de ses changements d'état; de là résultent même deux formes de la conscience dont on retrouve facilement l'opposition dans la distinction de la connaissance et de la sensibilité, des idées d'une part et des modes de plaisir et de douleur d'autre part; la sensation, la notion, l'idée sont des états dans lesquels se trouvent placés les organes; l'émotion au contraire est une modification concomitante de la conscience, une impression de plaisir, de peine ou d'indifférence, accompagnant la sensation et résultant de ce que les organes viennent de passer d'un état d'activité moins intense à une plus grande activité ou réciproquement. La conscience dure autant que la force et change d'état à chacune de ses modifications; mais à chaque changement de la force, en même temps qu'il y a changement de la conscience en tant que sensation, il y a aussi, comme on l'a vu dans les chapitres qui précèdent, une affection agréable ou désagréable de cette même conscience, suivant que le changement est en plus ou en moins.

Une question très-grave, une des plus importantes de la philosophie, bien qu'elle ait été jusqu'à présent fort négligée, consiste à déterminer jusqu'où s'étend le domaine de la conscience, dans le sens absolu du mot. Même en ce qui ne concerne que la sensibilité du tissu nerveux, nous trouvons déjà les physiologistes et les psychologues divisés en deux catégories les partisans de l'inconscience relative, qui croient que les ganglions ou les nerfs sont conscients de leurs modifications propres, alors même que cette modification ne se communique pas au cerveau ou au moi, et les partisans de l'inconscience absolue qui, tout en admettant des modifications des nerfs et des centres en dehors de l'activité du moi, pensent que la conscience est une qualité qui ne vient s'y ajouter que dans certaines conditions et n'appartient qu'à l'activité cérébrale constituant le moi pensant.

KANT ET M. CLAUDE BERNARD

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Cette dernière doctrine est celle de Kant, d'après laquelle la conscience serait une faculté nouvelle venant, dans certaines circonstances, s'ajouter aux phénomènes. Parmi les physiologistes, nous nous contenterons de citer M. Claude Bernard qui admet une sensibilité inconsciente en elle-même, des sensations inconscientes, et chose plus étrange encore, une intelligence inconsciente. Le savant physiologiste confond la sensibilité avec l'irritabilité et ne saisit l'intelligence que par son côté extérieur, mécanique ou objectif; il voit de l'intelligence partout où se trouve une adaptation organique de certains faits combinés en vue de certains résultats, et peu lui importe que ce système de faits, ce mécanisme, ait ou n'ait pas en lui-même la conscience de ses fonctions. « Le centre nerveux ou l'élément central, dit M. Claude Bernard, est une cellule nerveuse dans laquelle l'action sensitive se transforme en action motrice. Dans le cas de sensibilité inconsciente, cette transformation a lieu directement comme si la sensibilité se réfléchissait en motricité. C'est pourquoi on a appelé ces sortes de mouvements involontaires et nécessaires des mouvements réflexes. Dans le cas de sensibilité consciente, il existe entre la sensation et le phénomène moteur volontaire d'autres phénomènes nerveux d'ordre supérieur qui ont leurs conditions de manifestation dans des éléments contraires spéciaux... Les centres nerveux élémentaires conscients n'existent que dans le cerveau; dans toutes les autres parties du corps, ces centres nous paraissent inconscients... Ce qui à première vue paraît impossible, c'est de comprendre comment la sensibilité, d'abord inconsciente, peut devenir ensuite consciente... La sensibilité inconsciente, la sensibilité consciente et l'intelligence sont des facultés que la matière n'engendre pas, mais qu'elle ne fait que manifester. C'est pourquoi ces facultés se développent et apparaissent par une évolution ou une sorte d'épanouissement naturel, à mesure que les propriétés histologiques nécessaires à leur manifestation apparaissent 1. >> La difficulté avouée par M. Claude Bernard d'expliquer

1. Rapport sur le progrès de la physiologie générale en France.

cette manifestation d'une faculté nouvelle est, à nos yeux, un argument, entre beaucoup d'autres, pour faire préférer la doctrine de l'inconscience relative à celle de l'inconscience absolue. Une faculté qui se manifeste est une force; et, comme rien ne se fait de rien, une force nouvelle ne peut être que la transformation d'autres forces; or, il n'a jamais été constaté que dans le cas où l'on suppose l'adjonction de la conscience à l'intelligence ou à la sensibilité, il y ait une force qui disparaisse pour produire un certain quantum de conscience. La conscience n'a point selon nous, d'équivalent mécanique ou thermodynamique, parce qu'elle n'est pas une faculté spéciale ou un phénomène particulier; elle est le fond de tous les phénomènes; c'est le mouvement luimême sous sa force subjective, et la matière n'est que l'apparence extérieure sous laquelle une conscience se présente objectivement à d'autres consciences.

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Parmi les physiologistes qui considèrent au contraire l'inconscience comme purement relative, et dont l'opinion se confond à peu près avec la nôtre, nous citerons Gerdy qui, dans sa Physiologie philosophique des sensations, a très-nettement distingué entre le fait de conscience pur, ou sensation en général, et le fait de conscience du moi qu'il désigne sous le nom de perception (l'emploi de ce mot est regrettable, car il ne convient qu'à une certaine espèce de phénomène du moi; celui d'aperception serait déjà préférable). De cette distinction découlent deux espèces de sensation celles qui ne sont pas aperçues ou n'arrivent pas jusqu'au moi et celles qui sont aperçues; mais pour les premières comme pour les autres, Gerdy revendique hautement tous les attributs de la conscience. Il se fonde principalement sur certains phénomènes d'anesthésie : lorsqu'on brûle par exemple, le bout des doigts d'un animal vivant, d'un lapin, d'un chien, cet animal retire la patte, et l'on dit qu'il la retire parce qu'il a senti la chaleur. Or il suffit de lier et de comprimer les troncs nerveux ou seulement les nerfs qui se distribuent à l'un des doigts pour que l'animal reste immobile pendant qu'on lui brûle ce doigt profondément. Dès que l'on cesse la compression, l'animal retire la

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