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L'expression de causalité sert à désigner les rapports des phénomènes entre eux; mais le rapport de la causalité ellemême ou de la phénoménalité avec l'existence doit être désigné par un autre terme, qui est celui de création. Quand on dit que Dieu crée le monde, cela signifie que l'existence se manifeste par l'ensemble des phénomènes qui constituent le monde. L'expression de cause première n'a pas la même exactitude et tend à rabaisser Dieu au rang de phénomène. C'est d'ailleurs ce que font la plupart des déistes qui le conçoivent à l'image de l'intelligence humaine. Leur Dieu qui, à un moment déterminé du temps, façonne un monde en restant en dehors de lui comme le ferait un artiste, est au fond semblable à une force ou à un système de forces qui communiquerait une partie de son mouvement à un autre système. Ils prétendent, il est vrai, que Dieu est une substance particulière communiquant à d'autres substances particulières la vie et le mouvement; mais outre que cette pluralité de substances est contradictoire avec leurs propres théories qui présentent Dieu comme infini et absolu, cela est aussi incompréhensible; il n'est pas possible de concevoir l'action d'une substance sur une autre, la communication du mouvement d'une substance à une autre, sans admettre que quelque chose sorte d'une substance pour pénétrer dans une autre; ce quelque chose serait une troisième. substance et il en résulterait qu'une substance peut en contenir d'autres, ce qui serait absurde. Toute l'histoire du spiritualisme offre une longue série d'efforts complétement vains pour rendre concevable cette prétendue action d'une substance sur une autre, et en particulier de l'esprit sur la matière ou réciproquement. Mais la doctrine matérialiste présente les mêmes difficultés; car du moment où l'on considère un atome comme une substance indépendante, on ne conçoit pas qu'il puisse changer l'état d'un autre atome dans lequel il ne peut entrer. La transformation des forces, la communication du mouvement ne peuvent se comprendre

NÉCESSITÉ ET LIBERTÉ

13 qu'au sein d'une substance unique, c'est-à-dire de l'existence absolue.

Tous les rapports de causalité entre les phénomènes sont nécessaires, tandis que le rapport de création entre l'existence et le phénomène est libre. Tout phénomène a en effet sa raison dans d'autres phénomènes et n'est que la transformation nécessaire de ceux qui l'ont causé; l'existence au contraire est telle qu'elle est par elle-même, est indépendante de tout et n'a pas de cause. Or la liberté, dans le sens métaphysique du mot, consiste à ne pas être causée, à être par soi. Ceux qui prétendent que l'homme, en tant que phénomène, est libre dans ses actes, veulent dire qu'il a le pouvoir de prendre l'initiative de son activité sans que cette activité soit la transformation d'autres phénomènes; qu'il peut, en un mot, créer une certaine quantité de mouvement, la produire e nihilo. Telle est la définition la plus profonde qu'on ait jamais donnée du libre arbitre. Si l'homme avait le libre arbitre, il aurait le pouvoir de changer la quantité de mouvement existant dans la nature, de renverser le fait universel de la conservation de la force, faire rentrer une certaine quantité de force dans le néant, ou de créer une certaine quantité de mouvement e nihilo. Ceux qui croient que le libre arbitre consiste dans le pouvoir de modifier, non la quantité, mais seulement la direction nécessaire des forces, oublient que pour changer la qualité d'une force il faut, suivant une remarque de Descartes luimême, une force nouvelle tout changement apporté à la direction naturelle des forces supposerait, dans celui qui en aurait l'initiative absolue, le pouvoir de créer une nouvelle quantité de force; cela reviendrait donc encore au pouvoir de changer la quantité de force de la nature. Mais l'homme n'a pas ce pouvoir, parce que l'homme n'est qu'un ensemble de phénomènes, une organisation qui restitue simplement aux objets extérieurs, transformées et modifiées suivant les rapports de cette organisation, les forces qu'elle a reçues du

de

dehors. Et cependant l'homme a conscience en lui-même de la liberté, parce que chacune des sensations élémentaires qui composent à chaque instant sa conscience implique la conscience de l'existence, et que l'existence est libre. L'existence tire sa virtualité d'elle-même, elle fait sa phénoménalité sans rien, e nihilo. De là vient que chacun se sent libre en tant qu'existant, et en même temps nécessité dans tous ses phénomènes. Une saine philosophie doit, par conséquent, admettre à la fois la nécessité physique la plus rigoureuse et la liberté métaphysique la plus absolue. Ainsi se résout un problème aussi vieux que la science, et qu'on ne pouvait résoudre auparavant parce que l'on cherchait, au contraire, la liberté dans les phénomènes et la nécessité dans l'explication des substances.

On verra, dans le cours de cet ouvrage, que le plaisir et la douleur sont les faces subjectives de la causalité dans son opération la plus intime, de même que la sensation est la face subjective du mouvement. Il en résulte que l'étude de tel ou tel plaisir particulier, de telle ou telle espèce de douleur, et par exemple l'étude des sentiments dont la conscience de l'homme est le théâtre, peut être rangée dans la Physique subjective, c'est-à-dire dans la Psychologie, et considérée comme un chapitre de la Biologie. L'histoire des circonstances qui ont modifié, suivant les temps et les lieux, la sensibilité et le goût, rentrerait dans l'Anthropologie. Mais nous aurons à montrer que, d'après toutes les analogies, le plaisir et la douleur ont, de même que la sensibilité, une bien plus grande extension que la conscience cérébro-spinale, qu'ils paraissent se retrouver dans tous les changements de la force, même dans le monde inorganique, que leur domaine correspond subjectivement à celui de la Mécanique rationnelle, et que par conséquent, l'Esthétique en tant qu'universelle, en tant que science des sentiments de plaisir et de douleur, dans leur plus haute généralité, est une science métaphysique, la science d'un des attributs de l'exis

SCIENCE DE LA SENSIBILITÉ

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tence absolue. Nous avons par conséquent divisé notre livre en deux parties : la première, sous le titre d'analyse générale, comprend l'étude métaphysique de la sensibilité; l'autre, intitulée synthèse particulière, rentre dans le point de vue plus restreint de la Psychologie et considère les diffé rentes espèces de plaisir et de douleur telles qu'elles se manifestent dans la conscience de l'homme et des animaux.

III

La science du plaisir et de la douleur n'a été jusqu'à présent cultivée que d'une manière insuffisante. Les physiologistes ne se sont guère occupés que de la douleur, et encore ne l'ont-ils étudiée que comme un symptôme, ou au point de vue de l'anesthésie, c'est-à-dire des conditions qui empêchent le Moi d'en avoir conscience; de la nature de l'émotion en elle-même, ils ne savent rien ou presque rien. Lcs métaphysiciens et les psychologues ont, de leur côté, relégué les émotions au second plan, et ne s'en sont occupés que d'une manière accessoire; cette négligence a favorisé, relativement aux beaux-arts, l'élaboration d'une foule de théories plus ou moins mystiques, et a eu en outre l'inconvénient de laisser une dangereuse lacune dans notre science des faits de l'univers; car l'étude d'une partie de la philosophie est la condition de l'étude féconde de toutes les autres; toutes se soutiennent et s'éclairent réciproquement, et l'on ne laisse pas impunément des vides dans une voûte dont chaque pierre est également le support de tout le reste.

L'indifférence des savants pour l'étude théorique du plaisir et de la douleur, paraît avoir sa cause dans certaines associations d'idées très-répandues, bien que fort superficielles. Le langage de l'analyse, les définitions exactes, les formules rigoureusement philosophiques, répugnent en cette matière plus qu'en toute autre, et les seuls esthéticiens

qui trouvent grâce auprès du public sont, surtout en France, ceux qui dissertent des émotions du goût dans un esprit et suivant des méthodes qui sont diamétralement contraires à l'esprit et à la méthode des sciences. Un travers très-répandu, qui est la conséquence des associations d'idées les plus superficielles, est d'exiger dans le style et la forme d'exposition, des caractères qui soient en harmonie avec le sujet traité. On est choqué qu'un auteur expose sérieusement une théorie du rire, qu'il analyse le sentiment du sublime sans s'élever jusqu'à la plus haute éloquence, ou qu'il veuille ramener à des définitions précises quelque chose d'aussi fugace que la grâce. Telle est du moins la disposition aveclaquelle ont été accueillies, dans une Revue qui peut être considérée comme l'expression de l'esprit universitaire en France, la Revue de l'Instruction publique, nos premières études sur les sentiments de plaisir. « On a peine à croire, y disait M. Vapereau, qu'un sujet si léger puisse comporter un pareil déploiement de dissertations philosophiques. Quel luxe de méthode! Quel échafaudage de théories! La grâce ne va-telle pas fuir épouvantée devant les lourdes et puissantes machines mises en mouvement pour lui construire un petit sanctuaire (!!)?... Que peut-il y avoir de commun entre ces élucubrations métaphysiques et la vive et délicate perception de la grâce?... Ces traités d'esthétique où la méthode a tant d'ambition pour de si minces résultats, me rappellent le mot de Joseph de Maistre, à l'adresse du Novum organum : il disait que Bacon prenait un levier pour arracher des choux. Il ajoutait que le levier n'en était pas moins bon pour cela, employé à propos. Ceux qui traitent le beau, le gracieux, aussi scientifiquement, ne prennent pas un simple levier, ils dressent tout un cabestan pour cueillir des fleurs 1. >>>

L'indignation de M. Vapereau prouve simplement qu'il n'a

1. Revue de l'Instruction publique, 4 février 1864.

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