Imágenes de páginas
PDF
EPUB

SES DIFFICULTÉS PARTICULIÈRES

17

pas compris la question. Jamais la véritable esthétique, jamais la science du plaisir en général et du beau en particulier n'a eu pour but de cueillir des fleurs. Entre la grâce et une théorie du gracieux, entre la beauté et la théorie du beau, entre le risible et la théorie du rire, il y a la même différence qu'entre un bouquet de fleurs et un traité de botanique ou de physiologie végétale. Faire un crime à un auteur de développer sur la grâce des doctrines peu gracieuses en elles-mêmes, ou d'exposer sur le rire des vues qui ne sont rien moins que des plaisanteries, est aussi dépourvu de sens que reprocher à un botaniste de n'avoir pas le style aussi fleuri que la matière dont il traite, ou se plaindre de ne trouver rien de mélodieux ou d'harmonieux dans un traité d'harmonie ou de contre-point. Du moment où la science aborde de tels problemes, elle est obligée d'y mettre son langage et sa méthode, et comme la philosophie est la systématisation de toutes nos pensées, comme elle ne peut exister qu'à la condition d'embrasser tous les faits, elle n'est pas libre de laisser en dehors de sa sphère des phénomènes qu'une sentimentalité plus ou moins mystique voudrait soustraire à son observation.

C'est aux mêmes associations d'idées qu'il faut s'en prendre si la douleur a été de tout temps plus étudiée que le plaisir. On a livré sans protestation aux recherches des physiologistes les causes de la douleur que nous détestons; mais on a généralement peur que des études semblables, appliquées à nos jouissances les plus délicates et les plus nobles, ne viennent à en tarir la source. On les considère comme de précieuses illusions où il faut se garder de porter la lumière, et la critique d'art a très-souvent prétendu que les artistes seraient exposés à perdre une partie de leur génie s'ils venaient à connaître le secret des sentiments qu'ils cherchent à exciter. Le plaisir du beau en particulier est souvent présenté comme quelque chose d'indéfinissable, comme « un je ne sais quoi dont le prix et l'avantage consistent à être 2

DUMONT.

caché, semblable à la source de ce fleuve de l'Égypte, d'autant plus fameuse qu'elle n'a point encore été découverte; ou à cette divinité inconnue des anciens, qu'on n'adorait que parce qu'on ne la connaissait pas 1. » Mais ces vues exclusives ne sont nullement fondées; la science du plaisir ne détruit pas le goût du plaisir, de même que les sciences morales n'éteignent point les instincts sociaux. Il peut se faire que dans le même individu le génie poétique ou artistique coexiste difficilement avec le génie philosophique; mais cela tient uniquement à ce que chacun d'eux suppose la prédominance, dans l'imagination, d'habitudes ou d'associations d'idées toutes différentes; et de même que la philosophie a le droit d'exister à côté de l'art, la science du plaisir conserve le droit de se produire en présence du goût. D'ailleurs les exemples de Platon, de Léonard de Vinci, de Goethe, de Schiller, de Lessing, de Voltaire, de Diderot, de bien. d'autres, sont là pour prouver que les études sur la nature des sentiments ne sont pas si inconciliables qu'on pourrait le croire avec le don de l'invention artistique. La fameuse Lettre sur l'imposteur ne montre-t-elle pas que Molière lui-même avait cherché à se rendre psychologiquement compte de la nature et des causes du sentiment du risible? Mais quand même on admettrait que les théories esthétiques ne fussent d'aucune utilité pour l'artiste ou le poëte, elles sont, indépendamment du rôle considérable qu'elles remplissent dans la philosophie, indispensables pour le critique; seules elles peuvent guider dans les jugements raisonnés que l'on a à porter sur la valeur d'une œuvre. C'est précisément parce que la science du plaisir est en général trop négligée, que la critique d'art, privée de toute base solide, est devenue, après la politique et la morale, la plus grande source de pathos qui existe dans la littérature. Sunt verba et voces, prætereaque nihil.

1. Bouhours, Entretiens d'Ariste et d'Eugène, V.

[blocks in formation]

Une autre opinion, qui n'est pas moins répandue, considère les phénomènes de plaisir et de goût comme des faits premiers, irréductibles et par conséquent indéfinissables. Comme ils ont pour caractère d'être essentiellement inconstants et relatifs, comme ce qui plaît à l'un ne plaît pas à l'autre, que l'agréable varie suivant les temps et les lieux, on ne trouve plus ici un retour des mêmes faits dans les mêmes circonstances, et il paraît tout naturel de conclure à l'impossibilité de déterminer exactement quand et pourquoi ces phénomènes se produisent, en un mot, de leur assigner des lois. Rien n'est agréable en soi; rien n'est beau, risible, gracieux pour tous les hommes; les impressions peuvent varier à des moments différents pour le même homme en présence du même objet; il n'y a pas de sentiment de plaisir invariablement attaché à telle perception, mais la même perception peut, tour à tour, s'accompagner de plaisir, de douleur ou d'indifférence. Nous aurons, par conséquent, à montrer, dans le cours de cet ouvrage, que cette diversité n'exclut pas la théorie, et qu'il est possible de retrouver la régularité au sein de toutes ces divergences.

Platon et Aristote ont, dans l'antiquité, posé les bases de la théorie du plaisir et de la peine; mais, bien que leurs généralisations sur cette matière soient loin d'être sans valeur, elles sont incomplétement développées et pour ainsi dire perdues dans l'ensemble de leurs œuvres philosophiques. Jusqu'au XVIIe siècle, les philosophes les plus distingués paraissent, à quelques exceptions près, ne pas même se douter de l'existence de ces vieilles théories. A partir de cette époque, on trouve quelques essais de définitions dans les ouvrages de Gassendi, de Hobbes, de Spinoza ou de leurs disciples. Ce qui a été écrit sur le plaisir et la douleur par les psychologues des autres écoles, tels que Descartes, Leibniz, Wolf, étant fondé sur un principe exclusif et défectueux, n'a été d'aucun profit pour la science. Kant lui-même, qui a rendu un si grand service en séparant définitivement

les phénomènes de sensibilité de ceux de connaissance et de volonté, n'a eu sur la nature des premiers que des vues étroites et incomplètes qui ont égaré après lui la plupart des philosophes allemands. Les savants français et anglais du XVIIIe siècle ont été plus heureux et ont ouvert la véritable voie; mais au XIXe siècle, la réaction spiritualiste a de nouveau laissé dans l'ombre tous les faits de plaisir et de peine autres que ceux du beau et du sublime. Il y a cependant quelques exceptions en Allemagne, l'école de Herbart a produit, sur les sentiments de douleur et de plaisir, quelques études remarquables parmi lesquelles nous recommanderons particulièrement celle de Nahlowsky (Das Gefühlsleben, Leipzig, 1862). En Angleterre, l'illustre psychologue écossais, sir William Hamilton, a également essayé dans ses Leçons de métaphysique, de restituer à l'analyse de ces sentiments la place qui lui convient. Nous avons exposé ses idées en France dans un petit traité des Causes du rire, publié dès 1862. Depuis cette époque a paru un savant opuscule de M. Bouillier (Du plaisir et de la douleur, 1865). On doit aussi des observations importantes aux positivistes anglais contemporains, MM. Herbert Spencer, Bain et enfin à Darwin dont tout le monde connaît l'excellent ouvrage sur l'Expression des émotions chez l'homme et les animaux.

Plusieurs parties de l'ouvrage que nous publions aujourd'hui ont paru isolément dans la Revue scientifique (3 mai et 8 novembre 1873, 14 février 1874, 16 janvier et 20 février 1875).

THÉORIE SCIENTIFIQUE

DE

LA SENSIBILITÉ

PREMIÈRE PARTIE

ANALYSE GÉNÉRALE

CHAPITRE PREMIER

DÉFINITIONS

De toutes les parties de la philosophie, la science du plaisir et de la peine est peut-être celle dont la terminologie est le moins nettement fixée. La plupart des expressions dont nous sommes obligés de nous servir sont entachées d'ambiguïté. Telles sont notamment celles de sentiment et d'affection.

Dans son emploi le plus large, le mot sentiment est presque l'équivalent de celui de conscience; il sert à désigner, outre les faits de plaisir et de peine, des connaissances, des instincts, des passions, des désirs, et même des états de croyance ou de certitude. Lorsqu'on dit : « Tel est mon sentiment », on affirme que l'on a telle opinion, que telle idée s'impose à nous comme vraie. Dans l'école de Descartes, les sentiments sont toutes les idées qui nous viennent par les sens ou l'imagination; dans celle de Condillac,

« AnteriorContinuar »