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HABITUDES DÉTOURNÉES DE LEURS CAUSES 247

sentiment, les lèvres sont-elles contractées de manière à mettre les dents à découvert, comme si nous nous préparions à mordre? C'est que nous descendons, suivant Darwin, d'une espèce d'animaux qui combattaient avec la tête. On doit expliquer de même l'habitude qu'ont encore certaines personnes de découvrir une des canines supérieures lorsqu'elles expriment la défiance, mouvement que fait aussi le chien lorsqu'il se tient sur la défensive.

Lorsqu'une expression a été associée par l'habitude à un sentiment déterminé, elle continue à l'accompagner alors même que ce sentiment est causé par de tout autres objets que ceux qui l'éveillaient originairement. De là des déviations parfois singulières de l'expression qui en rendent l'explication beaucoup plus difficile. Les chiens ont pris l'habitude de lécher leurs petits dans le but de les nettoyer; cette action s'est associée graduellement avec les sentiments d'affection, et elle est devenue un témoignage de tendresse qu'ils ont étendu à leur maître et à tous ceux qu'ils ont l'intention de caresser. Nous nous frottons les yeux lorsque la vue est troublée; nous sommes amenés ensuite à faire le même geste toutes les fois que nous avons de la peine à saisir, à comprendre une idée obscure ou confuse. Quand on a la respiration gênée par un obstacle, on tousse pour l'écarter; on tousse de même légèrement quand on se trouve embarrassé par une difficulté quelconque. Gratiolet, dans sa conférence sur la physionomie, a réuni un grand nombre de faits de ce genre, et ce sont les phénomènes d'expression qu'il a le mieux décrits, bien qu'il n'ait pas compris qu'ils devaient être expliqués par l'instinct et l'habitude. Il cite l'exemple des joueurs de billard. Si une bille dévie légèrement de la direction que le joueur prétendait lui imprimer, on le voit la pousser du regard, de la tête et même des épaules, comme si ces mouvements pouvaient rectifier son trajet. Des mouvements non moins significatifs se produisent quand la bille manque d'une impulsion suffisante. Chez les joueurs novices, ils sont quelquefois accusés au point d'éveiller le sourire sur les lèvres des spectateurs. Ce n'est évidemment qu'une conséquence de l'habitude de pousser

les objets vers le lieu où nous désirons les placer. On ferme les yeux, on détourne le visage pour ne point voir un objet désagréable; on en fait autant lorsqu'on désapprouve une opinion. Quand au contraire on approuve les idées émises par un interlocuteur, on penche la tête en avant, on ouvre largement les yeux comme lorsque l'on contemple ardemment un objet qui intéresse. Darwin fait observer avec raison que ces modes d'expression détournés de leur application primitive ont une tendance à se produire même dans l'obscurité. Gratiolet fait observer aussi qu'un chien à oreilles droites auquel son maître présente de loin quelque viande appétissante, porte les deux oreilles en avant comme si cet objet pouvait être entendu. Duchenne (de Boulogne) fait remarquer que, dans les cas où l'on a de la peine à se rappeler un souvenir, on lève les yeux, on promène les regards autour de soi comme pour chercher quelque chose. Lorsque nous sommes absorbés dans une profonde méditation, nous retenons notre respiration; cela tient à ce que nous avons contracté l'habitude de le faire toutes les fois que nous écoutons avec une très-grande attention, de telle façon que le moindre bruit de souffle ne puisse rien nous faire perdre de ce que nous désirons entendre. On peut encore expliquer comme des extensions de certains gestes, fondées sur la ressemblance des sentiments, les signes ordinaires d'affirmation et de négation. Pour affirmer, nous imprimons à la tête un mouvement en avant; c'est un geste d'acceptation, provenant sans doute de ce que les ancêtres de l'homme saisissaient principalement avec la bouche les objets qui leur agréaient. Dans la négation, nous tournons la tête d'un côté à l'autre; c'est exactement ce que font les animaux et les enfants quand on leur place devant la bouche un objet qu'ils refusent de prendre. Nous proposons de rapporter à des origines semblables l'usage de siffler pour désapprouver, et celui d'applaudir pour témoigner sa satisfaction. Le fait de siffler est-il autre chose qu'une transformation des phénomènes par lesquels nous exprimons le dédain, le mépris, le dégoût, et qui sont exactement semblables à ceux par lesquels nous rejetons de la bouche un mets nauséabond ou un

L'EXPRESSION DE LA TRISTESSE

249 objet désagréable? L'air chassé avec vigueur produit alors les sons que l'on traduit, dans la langue écrite, par les interjections fi! peuh! pouah! ou bien en passant entre les dents incisives, il cause un autre son qui peut s'écrire pst; de là au sifflement il n'y a plus grande distance. Quant à l'usage d'applaudir en signe de contentement, ne provient-il pas de l'habitude de tendre les bras vers les personnes ou les 'objets agréables que nous apercevons? c'est un effort tout naturel pour embrasser, et lorsque l'objet est trop éloigné pour être saisi, les mains se rencontrent nécessairement; ce même mouvement répété plusieurs fois de suite constitue l'applaudissement. Ces exemples de déviations d'habitude pourraient être indéfiniment multipliés; aussi Diderot avait-il raison de dire, dans sa fameuse Lettre sur les aveugles, que les gestes sont le plus souvent des métaphores.

Darwin fait observer que des mouvements, associés par l'habitude avec certains états de l'esprit, peuvent être réprimés par la volonté; dans ce cas, les muscles qui sont moins rigoureusement soumis au contrôle de cette faculté ou qui lui échappent entièrement, sont les seuls qui continuent à agir, et leurs mouvements deviennent alors expressifs à un très-haut degré. Pourquoi par exemple les sourcils prennent-ils dans l'impression d'une émotion pénible une position oblique? En voici la raison quand les enfants crient fortement sous l'influence de la faim ou de la douleur, l'action de crier modifie profondément la circulation; le sang se porte à la tête et principalement vers les yeux, d'où résulte une sensation désagréable; on doit à Ch. Bell l'observation que, dans ce cas, les muscles qui entourent les yeux se contractent de manière à les protéger; cette action est devenue, par l'effet de la sélection naturelle et de l'hérédité, une habitude instinctive. Parvenu à un âge plus avancé, l'homme cherche à réprimer en grande partie sa disposition à crier, parce qu'il a reconnu que les cris sont pénibles; il s'efforce aussi de réprimer la contraction des muscles corrugateurs, mais il ne peut arriver à empêcher celle des muscles pyramidaux du nez, très-peu soumis à la volonté, que par la contraction des fibres centrales du muscle frontal; c'est pré

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cisément la contraction du centre de ce muscle qui relève les extrémités inférieures des sourcils et donne à la physionomie l'expression caractéristique de la tristesse.

Il arrive souvent qu'une habitude d'expression est plus fortement associée à une idée qui correspond à un sentiment qu'à ce sentiment lui-même et se manifeste même dans les cas où les phénomènes de sentiment causés par les objets de cette idée sont complétement absents. On sait que les chats ont pour l'eau une très-forte aversion et qu'ils secouent leurs pattes avec beaucoup de vivacité, pour peu qu'elles en soient humectées. Darwin raconte qu'il vit un chat, ayant entendu verser de l'eau dans un vase, agiter ses pattes comme si elles étaient mouillées. C'est peut-être aussi pour la même raison que ces animaux se frottent la tête comme pour l'essuyer, lorsque le temps est à la pluie, sans que cependant ils aient reçu une seule goutte d'eau. Ces mouvements leur sont probablement suggérés par des sensations vagues qui accompagnent généralement les conditions amosphérique d'un temps pluvieux.

CHAPITRE VII

LA CONTAGION DES ÉMOTIONS.

Il nous reste à expliquer un fait très-ordinaire : celui de la contagion des sentiments. Nous ne voulons point parler des cas où plusieurs personnes sont soumises aux mêmes causes d'émotions, ni de ceux où les mêmes modes de sentiments se communiquent d'une personne à une autre par suite de l'échange de leurs idées, mais seulement de ceux où l'émotion se communique directement par elle-même ou par son expression. La cause de cette contagion consiste en ce qu'il est impossible de penser à un mode d'expression sans que le visage ait une tendance à s'y conformer dans une certaine mesure. Le fait d'expression et la notion de ce fait sont des phénomènes ordinairement coexistants, et c'est à cette coexistence habituelle qu'ils doivent la propriété de se suggérer réciproquement. Il suffit souvent de penser au bâillement pour avoir envie de bâiller; il suffit de penser au sourire pour que le sourire vienne se placer immédiatement sur nos lèvres; il suffit de penser au rire et aux pleurs, sinon pour rire et pleurer, du moins pour être plus disposé à rire et à pleurer.

On ne doit donc pas s'étonner si le spectacle d'un de ces faits chez d'autres personnes, nous en suggérant directement l'idée par la perception que nous en avons, en pro

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