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THÉORIES MODERNES DU BEAU

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qualités et des perfections d'un objet; il est donc juste de les ranger parmi ceux qui rattachent le plaisir à un phénomène intellectuel et plus particulièrement à un phénomène de connaissance objective. La plupart de ces auteurs distinguent le beau de l'agréable, non-seulement comme une espèce doit être distinguée du genre, mais comme un principe doit l'être d'un autre principe essentiellement et complétement différent, et cela les conduit aux conséquences les plus fausses. Ils sont bien obligés cependant d'avouer que la beauté est une source de plaisir et ils font simplement dépendre ce plaisir de la reconnaissance que l'objet est conforme à tel type éternel, au bien, au vrai, à Dieu, à la morale, à la religion, etc. Ainsi, d'après Franz Baader, Shaftesbury, Akenside, le sentiment que nous inspire le beau consiste dans le plaisir que nous éprouvons à découvrir la conformité de l'objet avec le bien. Pour M. Charles Lévêque, ce sentiment tient à ce que nous apercevons dans l'objet beau une manifestation complète de la force absolue. Il en est de même de ceux qui, avec Lamennais, Pictet, Courdaveau, au lieu de voir dans le beau quelque chose de purement relatif à nos associations d'idées le définissent d'une manière absolue « l'être dans toute la plénitude de sa nature, dans toute sa puissance, tandis que la laideur serait l'être arrêté dans son développement, détourné de sa manifestation normale et typique par des causes accidentelles. » Suivant Victor Cousin, le sentiment du beau est celui que nous éprouvons quand, à l'occasion d'un objet, nous nous élevons à la contemplation de cette idée éternelle qui doit être la mesure et la règle de tous nos jugements sur les beautés particulières. Les esthéticiens allemands du XIXe siècle, Schelling, Fichte, Hegel, Zeising, Vischer, Carrière, ne sortent point de cette théorie absolue, d'après laquelle le beau est la manifestation de l'infini, et le sentiment du beau, le sentiment inspiré par l'aperception de cette manifestation.

Prendre les faits de sensibilité pour des faits d'intelligence, rapporter exclusivement à des jugements le plaisir et la peine, ne voir par exemple dans la beauté qu'une idée ou dans le beau qu'un idéal a toujours été et devait être le

premier mouvement des philosophes. Les phénomènes de la pensée ayant été étudiés avant les autres, et nous pourrions ajouter ayant été jusqu'à présent à peu près seuls étudiés par les psychologues, ces derniers ont contracté, dans leurs analyses de ces phénomènes, des habitudes de raisonnement, de terminologie et d'exposition qu'ils devaient se trouver disposés à transporter à des phénomènes d'un tout autre ordre. Il faut un examen sérieux pour faire apercevoir que la science des émotions est une science complétement distincte, non-seulement par sa matière, mais par sa forme. Les philosophes allemands sont tombés et persistent dans la confusion plus encore que les autres, précisément parce qu'ils ont cultivé davantage les sciences de la pensée.

Il est certain cependant que la plupart des émotions de plaisir et de peine sont complétement indépendantes de tout jugement porté sur les perfections, les imperfections ou en général sur les qualités des objets extérieurs. Prenons les faits les plus simples: un mets nous fait plaisir, est-ce parce que nous nous représentons ses propriétés ou ses perfections? Un fer rouge nous brûle, est-ce parce que la douleur provient des idées que nous pouvons avoir de ses qualités? Il en est de même des faits les plus compliqués et en particulier du sentiment du beau. Autre chose est juger qu'une chose est belle, parfaite, conforme au bien; autre chose est sentir sa beauté. Juger qu'une chose est belle, c'est affirmer qu'elle nous a causé le sentiment du beau; le sentiment précède le jugement qui n'est que son énonciation, et par conséquent ne peut être expliqué par lui. C'est, au contraire, le jugement qui vient ici après le sentiment et suppose une réflexion. Sans doute, il y a des plaisirs et des peines qui accompagnent nos idées et nos jugements; mais ce ne sont pas là tous les sentiments de plaisir et de peine, et la théorie qui les rapporte tous à l'intelligence est aussi étroite et exclusive que l'autre théorie qui les rattachait tous aux désirs ou à la volonté. Le sentiment inspiré par un objet est tellement indépendant des jugements portés sur lui que ce même objet peut, sans que notre connaissance en soit changée, sans que l'idée que nous en avons ait subi la

THÉORIES DE L'ART

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moindre modification, nous affecter agréablement ou désagréablement suivant les circonstances; il nous plaisait d'abord, il nous fatigue ensuite. D'un autre côté, nous continuons à trouver agréables ou désagréables certains objets. sur lesquels notre jugement a complétement changé. Nous arrivons à découvrir qu'une chose est vicieuse, contraire à nos intérêts, au bien général, et cependant nous ne pouvons nous empêcher de continuer à y trouver du plaisir.

Un des reproches les plus graves que nous ayons à adresser à cette théorie, c'est d'avoir complétement égaré les philosophes sur la nature et le but des beaux-arts. On a cru que ce but devait être de produire l'émotion esthétique par la présentation d'objets parfaits, de types absolus, en éveillant l'idée du vrai, du bien, du divin, de l'infini, de l'ordre éternel. On a attribué à l'artiste une sorte de sacerdoce; on l'a chargé d'un enseignement moral ou métaphysique. On a abandonné les principes de critique relative qu'Aristote avait admirablement posés dans sa Poétique, et que le XVIIIe siècle avait remis en vigueur. On a poussé la confusion jusqu'à invoquer l'autorité de Platon et à lui attribuer cette doctrine que les beaux-arts nous élèvent à la contemplation des idées éternelles et en particulier de l'idée du bien; la vérité est que Platon, tombant au contraire dans l'exagération opposée, n'a jamais vu dans les arts qu'une source de plaisirs fort peu élevés, presque contraires à la morale, et que le législateur doit soumettre aux restrictions les plus sévères. On oublie ce passage bien significatif du Phèdre où, classant les âmes humaines suivant leur valeur et leur degré de perfection, il ne fait venir celles de l'artiste et du poëte que dans la sixième catégorie, et fait passer avant elles celles du philosophe, du guerrier, de l'homme d'État, et même celles du médecin, de l'athlète, du devin et de l'initié ; il ne reste plus après elles que celles du simple artisan, du sophiste et du tyran. Il y a loin d'un pareil abaissement à cette mission presque divine que tant de critiques de notre époque et surtout les esthéticiens allemands voudraient attribuer à l'artiste.

Suivant Mendelssohn, l'art a pour but de plaire par la

présentation d'une perfection sensible (Ueber die Haupgrundsætze der schoenen Kuenste). Les romantiques allemands Solger, Tieck, les deux Schlegel, Novalis et en général les disciples de Fichte ont dit la même chose en termes plus obscurs. Ils ont défini l'art la présentation d'une réalité conforme à l'idéalité ou à la perfection, de manière à détruire le dualisme du réel et de l'infini, du sensible et du divin, du moi et du non-moi. Hegel a dit que l'art était la révélation de la vérité sous des formes sensibles, et M. Cousin n'a fait que développer cette définition : « La beauté morale, dit-il, est le fond de toute vraie beauté; mais ce fond est un peu couvert et voilé dans la nature; c'est à l'art de le dégager et de lui donner des formes plus transparentes. La fin de l'art est donc l'expression de la beauté morale à l'aide de la beauté physique. » — « L'art, dit Jouffroy, est l'expression de l'invisible par les signes naturels qui le manifestent >>. « C'est, dit Zeising, la manifestation extérieure du divin. >>> « Le but de l'art, dit à son tour M. Bénard dans le Dictionnaire des sciences philosophiques, c'est de représenter, au moyen d'images sensibles créées par l'esprit de l'homme, les idées qui représentent l'essence des choses. C'est là son unique destination, son principe et sa fin. C'est de là qu'il tire à la fois son indépendance et sa dignité. »

La plupart des chefs-d'œuvre de l'art sont en contradiction avec cette théorie. Si on la prenait à la lettre, le rôle de l'art serait surtout de représenter ces prétendus types que les anciennes écoles de naturalistes appelaient les espèces. Les arts de dessin consisteraient principalement à tracer des figures d'anatomie et d'histoire naturelle. Rien de plus faux. La sculpture antique embellissait ses figures par des proportions et des détails anatomiques qui ne sont que des difformités réelles. Qu'a de commun avec la perfection inorale ou même sensible la peinture vraiment pittoresque telle que l'ont si admirablement comprise les Flamands, les Hollandais et les Vénitiens? Le peintre ne tire-t-il pas des objets les plus abjects et les plus laids les plus beaux effets de couleur et de lumière ? Au lieu de présenter l'ordre éternel des choses, n'exagère-t-il pas le désordre de la nature pour

DIFFÉRENCE DU BEAU ET DU BIEN

41 y introduire de nouveaux éléments de variété dont le pittoresque a besoin? Un Rembrandt ne nous charme-t-il point par les effets de lumière les plus invraisemblables, et un Watteau par les scènes les plus insignifiantes? Même dans la réalité, un vieux chêne vermoulu, à moitié mort, nous plaît souvent plus qu'un arbre dans toute sa vigueur et la plénitude de son développement.

Sous l'influence de leurs idées sur la mission toute mystique de l'artiste, les peintres allemands en sont venus à produire ces interminables suites de fresques où les conditions esthétiques proprement dites sont le plus souvent sacrifiées à celles d'une sorte de prédication métaphysique, morale ou religieuse. Comme ils n'ont pas d'autre but que de révéler le vrai et de faire concurrence au philosophe et au savant, ils négligent les charmes de la composition, de la couleur et du dessin, qui ne conservent guère le plus souvent, dans leurs œuvres, plus d'importance que ceux de la mélodie dans la musique de Richard Wagner.

En poésie, la fausseté de la théorie est peut-être plus évidente encore : ce sentiment de pitié qui est le principal ressort de l'intérêt dans le drame, la tragédie ou le roman, provient d'ordinaire de ce que nous y voyons la vertu et le malheur se réunir dans les mêmes héros, ce qui n'est pas précisément conforme à un ordre idéal et parfait. Écoutons un vrai connaisseur qui a écrit sur l'art un livre sans prétention, et qui n'en est pas moins un des plus profonds que l'on ait faits sur la matière : « N'auriez-vous pas vu mille fois, s'écrie Toppfer, l'angoisse, le crime, la mort, toutes ces choses qui, en dehors de l'art, sont ou laides, ou hideuses, ou effrayantes, devenir les merveilleux objets d'une frappante beauté ?... Ah! puissance magique et souveraine ! Ah! créatrice liberté du génie! Oui, j'ai vu le More impitoyable étouffer sous un matelas Desdémone que je savais innocente et pure; j'ai entendu, gémissant moi-même, le dernier gémissement de cette victime adorée, et, subjugué, ravi, tout autant que navré de douleur et ruisselant de larmes, je me suis écrié : Quoi de plus beau! » Et la Phèdre d'Euripide, et les Euménides et la Clytemnestre d'Eschyle, et

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