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La société coopérative fut introduite dans l'énumération de l'article 2, à la séance de la chambre des représentants du 5 avril 1870 (1).

227. Le projet de loi sur les sociétés était essentiellement réformateur. Provoqué par des abus qui avaient profondément ému l'opinion publique, il tendait à arrêter l'agiotage et spécialement les apports fictifs et les distributions de dividendes imaginaires. Le gouvernement luimême, investi d'une tutelle administrative en ce qui concerne les sociétés anonymes, n'avait pas su prévenir les abus; il se récusait, en quelque sorte, et renonçait au contrôle dont la loi l'avait investi. D'un autre côté, certaines sociétés s'étaient constituées dans des conditions telles, que les dépenses s'exécutaient uniquement au moyen des obligations; il n'y avait, en réalité, aucun capital; les actionnaires étaient une fiction et les administrateurs, donnant pour garantie de leur gestion des actions sans valeur, n'offraient aux prêteurs (sous le nom d'obligataires) qu'un emprunteur insolvable. Et l'on appelait cela une association de capitaux! Les administrateurs pouvaient en constituer impunément sans encourir aucune responsabilité personnelle.

228. Le législateur belge, comme d'Aguesseau rédigeant son Mémoire sur le commerce des actions, les yeux fixés sur le système de Law, se trouvait donc désireux, avant tout, d'apporter la vérité et la sincérité dans le grand mouvement industriel, commercial et financier de notre époque. Heureusement il était plus expérimenté en économie politique que l'illustre chancelier, et sut discerner la cause du mal. De là ont découlé :

La publicité la plus complète possible;

(1) C L., III, nos 395 et 423.

L'intervention des assemblées générales substituées aux commissaires, qui n'étaient trop souvent que les obligés d'administrateurs tout-puissants;

Le capital effectivement versé jusqu'à concurrence d'un vingtième et souscrit pour le tout;

La responsabilité des fondateurs et même la solidarité, soit pour l'absence ou la fausseté des énonciations prescrites dans les actes de souscription, soit pour la nullité d'une société constituée par eux, du chef de l'omission des formalités essentielles ;

Le privilège de la société de capitaux ne peut naître qu'après une constatation régulière et complète; jusque-là ily a des fondateurs agissant en leur nom personnel et responsables de tous leurs actes;

La responsabilité sera même criminelle lorsque la faute atteindra la simulation de souscriptions ou de souscripteurs aux fins d'allécher des victimes crédules;

La responsabilité des administrateurs;

La publicité, comme corollaire indispensable, sera accompagnée de la liberté de critique la plus complète; la presse jouira, pour l'exercice de cette mission d'intérêt général, des mêmes immunités que pour la critique des actes émanés d'un fonctionnaire public.

C'est donc, avant tout, la société en commandite par actions et la société anonyme qui ont constitué la réforme de 1873. Cette réforme, née en 1865, s'est développée successivement pendant huit années, fort troublées sous plus d'un rapport.

229. On a reproché aux auteurs du projet d'avoir recouru à des rigueurs inutiles;

D'être plus réformateurs qu'administrateurs;

Plus administrateurs que jurisconsultes;

Plus jurisconsultes que financiers.

A prendre le reproche dans toute son exagération, il serait encore un éloge digne de tenter les courages les plus énergiques. Je ne dis pas que la rigueur et le formalisme n'aient pas été poussés un peu loin; il me semble même l'avoir dit quelquefois dans la discussion; mais on doit féliciter beaucoup les réformateurs qui persistent avec constance, ceux que le pouvoir trouve et conserve complètement dégagés de toute préoccupation financière, industrielle ou commerciale. On doit les féliciter beaucoup aussi d'avoir pu arriver à formuler une loi.

230. Si d'Aguesseau écrivait, à une époque profondément corrompue, sous l'empire de graves événements financiers et de désastres incalculables, l'histoire nous montre un autre grand caractère plus ferme, plus énergique et plus versé dans les questions financières, luttant contre tous les abus et succombant dans la lutte. L'illustre Vauban, dont les travaux et la science ont une si grande renommée, aperçut et constata, avec une sagacité remarquable, les détournements qui se produisaient dans la perception des impôts. Il ne parvenait, dans le trésor public, qu'une faible partie de ce qui sortait de la poche des malheureux contribuables, taillables et corvéables à volonté. Saint-Simon, qui n'aimait pas d'Aguesseau, comme trop parlementaire et défenseur indécis de la puissance royale, rendait plus de justice à Vauban, « homme de peu » mais esprit supérieur, ingénieur éminent et réformateur honnête. On conçoit que, dans une cour où toute existence dépendait du roi, où la faveur accordait aux courtisans les plus assidus une part dans les opérations des fermiers généraux dont les fortunes scandaleuses éblouissaient le public sans l'éclairer sur les vices du régime, l'honnête et simple Vauban, maréchal de France, mais sans crédit, dut succomber sous la cabale des intéressés. Et cependant

si cette réforme des finances avait pallié les misères de la fin du règne de Louis XIV et enchaîné les caprices du règne de Louis XV, que de réformes nécessaires ne se seraient pas imposées même à la régence du duc d'Orléans, même aux financiers qui ont cru enrichir le trésor par la création du papier-monnaie! Que n'eût pas été le règne de Louis XVI si celui de Louis XIV avait tenu quelque compte des souffrances du peuple!

Les opposants les plus redoutables étaient les chefs de sociétés dont les jurisconsultes ne parlent guère; les fermiers généraux, nés sous le règne de Philippe le Bel, formaient une association privilégiée qui compta quelquefois jusqu'à soixante membres. L'histoire de Fouquet, fort justement condamné, quoi qu'on en ait dit, montre jusqu'où pouvaient aller les scandales et la dilapidation par millions. J'en ai parlé dans l'introduction.

231. Nous ne connaissons plus de semblables abus; mais la société, élevée à une certaine hauteur, développée au delà de certaines limites, embrassant des opérations colossales, peut renouveler, sous une autre forme, les dilapidations de l'ancien régime. Voici, par exemple, un écart de la ligne droite, qu'on ne pouvait tolérer sans complicité coupable. Les dividendes ont souvent été fictifs; on supposait les bénéfices réalisés, on les portait au bilan et on répartissait aux actionnaires ce qu'ils avaient prétenduement gagné, en l'imputant en réalité sur le capital. Un exemple montrera à quelles illusions le public a quelquefois cédé, et combien il comprend peu, la plupart du temps, les opérations les plus simples. On ne réfléchit pas assez que la vérité ne présente rien d'inextricable et qu'il n'y a de compliqué que les embûches de la mauvaise foi.

Je suppose une société désireuse de spéculer sur la

revente d'immeubles aux environs d'une ville. Ces opérations ont réussi quelquefois; mais elles ont échoué plus souvent, parce que les spéculateurs n'ont pas tenu compte des frais de mutation ni de la question de temps, du temps qui ronge le capital par l'intérêt accumulé et transforme en perte et en désastre ce qui se présente tout d'abord sous l'apparence du plus brillant bénéfice. Notre société achète vingt hectares de terrains, à raison de 20,000 francs l'hectare. Les administrateurs calculent que le bénéfice sur la revente qui se fera à raison de 5 francs le mètre carré, prix constaté, dès aujourd'hui, par des expertises, par des expropriations, par des ventes publiques, est de 30,000 francs par hectare, soit pour vingt hectares 600,000 francs. Belle opération! Nous avons un passif de 400,000 francs, pour les trois quarts desquels on nous a fait un crédit de deux ans; nous n'avons eu à payer que 100,000 francs, montant du capital souscrit par nos actionnaires; et pour 100,000 francs versés nous avons aujourd'hui, à l'heure qu'il est, valeur véritable et incontestable, 500,000 francs de bénéfice, soit cinq fois le capital.

On partage ou on feint de partager.

Quiconque a versé 100 francs aura droit à 500 francs. Les administrateurs, qui n'ont voulu être payés que sur les bénéfices et se sont contentés de 10 p. c., se partageront 10 p. c. sur 500,000 francs, soit 50,000 francs. Ils sont deux, ce qui fait 25,000 francs par administrateur. On réunit l'assemblée générale, on lui expose la situation qui paraît vraie, incontestable, attestée par des expertises au-dessus de tout soupçon; les actions montent; les fondateurs réalisent de gros bénéfices par la revente des actions, comme par les dividendes. Ceux-ci sont payés, soit par des emprunts sous forme d'obligations, soit par de nouvelles émissions d'actions, soit par la création de

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