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PRÉFACE.

Considérations sur les institutions militaires.

Parmi les modifications que la révolution introduisit dans l'organisation sociale en France, l'une des plus grandes et des plus graves est, sans contredit, celle qui résulte des changemens que subirent à cette époque les institutions militaires, autant par suite de l'insurrection de 1789 que par les nécessités de la guerre. Il est difficile d'en apprécier la valeur d'un simple coup d'œil, surtout aujourd'hui que nous vivons dans la ferveur de cette conquête nouvelle, et que nous la disputons encore aux prétentions qui veulent nous la ravir. Mais, elle est, au fond, d'une portée telle que dans quelques siècles elle sera probablement considérée comme d'une importance égale à celle de la révolution des communes. Aussi nous croyons utile de consacrer quelques pages à examiner la valeur politique de ce système nouveau auquel nous tenons plutôt par sentiment que par raison; bien entendu qu'il ne s'agit point ici de traiter la question en militaire, mais de l'étudier sous son aspect historique et philosophique.

L'institution militaire la constitution du mariage, l'institution industrielle, sont les trois modes principaux par lesquels s'opère la conservation matérielle des nationalités et par suite de toute société parmi les hommes. Les progrès accomplis par les populations, autant dans l'ordre du développement moral que dans l'ordre politique, peuvent être mesurés par l'état même de ces institutions et par les formes qu'elles revêtent. C'est sous ce rapport que nous allons examiner l'histoire des systèmes d'organisation militaire.

La constitution militaire, fut toujours considérée, après celle du mariage, comme la plus importante dans l'ordre matériel. En effet, elle se rapporte directement à la conservation du corps social lui-même, tandis que l'industrie est plutôt relative à la conservation des individus. L'œuvre du soldat est à un haut degré, une œuvre de sacrifice et de dévouement, tandis que celle de l'industriel est très-souvent un simple calcul d'égoïsme. Aussi, selon cette loi, qui bien que tardivement proclamée, n'en est pas moins une nécessité qui domine toujours parmi les hommes, savoir, que le droit découle du devoir, les droits furent accordés selon les devoirs accomplis. Celui qui remplissait la fonction guerrière, la fonction la plus difficile, fut toujours privilégié, vis-à-vis de celui qui n'obéissait qu'au devoir d'un travail sans péril. C'est à l'histoire

de nous apprendre quels furent ces priviléges, comment et pourquoi, après avoir été le partage du petit nombre, ils devinrent successivement celui de tous.

Afin de suivre régulièrement ces changemens jusqu'aux temps où nous sommes, on est obligé de remonter jusqu'à l'organisation militaire des Romains; car de ce système naquit celui qui fut en vigueur sous les deux premières races de nos rois, et qui est le point de départ de toutes les modifications apportées par la civilisation moderne. Chez les Romains, dans les premiers temps de la république, la ville n'était qu'un camp; la hiérarchie entre les tribus du peuple n'était fondée que sur la hiérarchie des fonctions militaires, sur la valeur du rôle que chaque classe de citoyens remplissait dans la guerre. Le sénat était le pouvoir spirituel, et le chef de ce corps. Lorsque Rome eut étendu ses conquêtes, ses citoyens acquirent, vis-à-vis des peuples soumis, la position d'une caste guerrière et souveraine. Ils n'eurent plus alors qu'une fonction, celle de soldat : c'était parmi eux qu'on levait les légions destinées à maintenir l'obéissance, et à garder ou à étendre le domaine de la république. Parmi les priviléges dont ils jouissaient, nous n'en examinerons et nous n'en suivrons qu'un seul, celui du serment; il nous paraît comprendre et résumer tous les droits dont la jouissance était attachée au devoir militaire. En effet, celui qui a le droit de prêter serment, possède aussi le droit de refuser l'obéissance; c'est-à-dire en d'autres termes, qu'il a une part quelconque dans la décision des affaires politiques. Cela était vrai chez la nation que nous examinons; le peuple participait en effet au gouvernement par l'élection des magistrats, et à la formation des lois par ses votes. Mais, ce qu'il y avait de remarquable à Rome, c'est que le serment militaire ne se prêtait pas une seule fois pour toute la vie.

Le serment n'engageait l'enrôlé que pour une seule expédition, ou plutôt envers un seul chef. S'il survenait un nouveau général, il y avait aussi lieu à un nouvel engagement de la part du soldat. Sans doute, lorsqu'un citoyen était appelé, il arriva rarement qu'il refusât de donner cet engagement; ce fait pouvait la plupart du temps être considéré comme une rébellion, puisque c'était en quelque sorte résister à la volonté de la majorité qui avait élu le consul qui présidait à l'appel. Cependant chacun pouvait faire valoir ses raisons bonnes ou mauvaises, de refuser et de se retirer, de telle sorte qu'il arrivait quelquefois qu'un général parvenait assez difficilement à former une armée, tandis que dans d'autres circonstances les historiens nous apprennent que le peuple courait avec empressement se faire enrôler. Enfin, il y a quelques exemples d'un refus général de prêter le serment militaire, et ce fut pour répondre à des cas pareils que fut imaginé le pouvoir dictatorial. Tout ce que nous venons de dire prouve seulement une chose, c'est que le privilége de prêter serment emportait la faculté de le refuser, et la participation au gouvernement des affaires publiques; que le serment n'engageait jamais au-delà d'un certain devoir bien spécialisé, et par la situation politique qui était connue de tous, et par le caractère de l'homme l'élection avait élevé au commandement. que Sous les empereurs, la constitution de la république romaine changea car, ce fut sous leur règne que commença et s'acheva rapidement l'œuvre dont la fin fut d'effacer toutes les petites divisions hiérarchiques que la conquête avait conservées comme un moyen de gouvernement et de les réduire à une seule, celle qui partagea les hommes en hommes libres et en esclaves. Alors les armées ne furent plus seul ment composées de Romains, mais de levées opérées dans toutes les parties du territoire de la république, ou en majorité de barbares selon l'expression de quelques historiens. L'usage du serment resta; mais il se prêtait à l'empereur, c'est-à-dire à un homme qui devait régner pendant toute

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la durée de sa vie, à un homme revêtu par ce titre même d'imperator du commandement militaire universel et supérieur. Il paraît cependant qu'il y eut long-temps, si ce n'est toujours, deux espèces de serment; celui dont nous venons de parler et qui se rapportait au chef militaire de toute la république, et en outre un serment spécial qui se rapportait au commandant d'un corps d'armée, ou d'un camp. Quoi qu'il en soit, l'engagement n'avait plus le même caractère que dans les premiers temps de Rome; il avait déjà en partie la signification usitée dans nos armées modernes. Ce privilége du serment entraîna celui de le refuser et de le rompre; en sorte qu'il arriva que les troupes firent les empereurs, et formèrent la seule classe de citoyens qui, par le moyen de ces élections, conservât une influence sur le gouvernement du monde romain. Il est à remarquer en effet que, sauf dans quelques cas qui devinrent de plus en plus rares à mesure que l'on avance dans l'histoire des empereurs, il n'était demandé aucun engagement semblable aux habitans des cités.

Nous franchissons ici l'espace de plusieurs siècles, afin d'arriver sous nos rois de la première race. La constitution des armées avait éprouvé quelques changemens sous les derniers empereurs; la difficulté de trouver des soldats et la nécessité d'assurer des gardiens à une ligne de frontières d'une étendue immense, les avait obligés de rendre le devoir militaire en quelque sorte héréditaire et forcé. Nous renvoyons, à cet égard, nos lecteurs à notre introduction sur l'histoire de France. Ils y trouveront des détails suffisamment étendus sur l'organisation des armées provinciales dans les derniers temps de la domination romaine. Le serment avait subi des changemens analogues. Il se prêtait pour toute la vie non plus seulement à un homme, mais à la fonction elle-même. On l'appelait le serment du Baudrier, parce que, en le prêtant, on ceignait un baudrier et une épée. On le prononçait d'abord à dix-sept ans. Les fils de soldats étaient appelés les premiers, et en contractant l'enrôlement, ils acqueraient le droit de succéder au manoir de leur père. Mais ils pouvaient le refuser, ils pouvaient fair, et l'on ordonna que le serment serait déféré dès l'enfance, c'est-à-dire à l'âge de onze ans. On assura ainsi le recrutement de l'armée en rendant la fonction héréditaire de fait. Cette situation étant établie, il en résulta que l'importance du serment fut plutôt relative au devoir d'obéir, qu'à la personne de celui qui commandait. Il y avait done alors deux espèces d'hommes libres: les habitans des cités, qui devaient seulement le cens, et n'avaient pas le droit de serment (1), et les habitans des camps et bourgs militaires qui le possédaient, mais devaient le service guerrier. Ce fut, dans cet état, que nos rois de la première et ceux de la seconde race prirent la France, et ce fut ce système qu'ils répandirent sur le sol de l'Europe.

Si la fonction militaire comme la fonction civile étaient héréditaires, les grades ne l'étaient pas. Dans les villes, les citoyens conféraient par élection les magistratures; dans les camps, c'était la volonté du commandant en chef qui formait les rangs de la hiérarchie. A cette époque l'hérédité royale elle-même n'était pas assurée comme de nos jours. Le roi n'était que le chef suprême de l'armée, et, à ce simple titre, il ne pouvait donner à ses enfans la succession de sa couronne, qu'en les appelant de son vivant à occuper les premiers grades militaires après lui, de telle sorte qu'ils se trouvassent naturellement à sa mort les premiers dans l'ordre de la hiérarchie. Nous renverrons encore à cet égard à notre Introduction sur l'histoire de France.

(1) Il paraît cependant que, dans quelques cas, on demanda le serment aux habitans des cités; mais les exemples que l'on peut citer se rapporteut tous à des eirconstances exceptionnelles, à des guerres civiles.

c'est

Bien que le serment militaire à cette époque ne paraisse pas avoir été relatif à la fonction, on aperçoit cependant dans quelques cas que l'on invoqua la forme première usitée par les Romains, et qu'indépendamment de l'engagement général, on demanda des engagemens spéciaux, à-dire relatifs à des individus. Mais il semblerait que cela n'eut lieu que dans des circonstances extraordinaires; au moins on n'en trouve des traces que lorsqu'il s'agissait de s'assurer la fidélité soit des soldats nouvellement acquis, soit de camps nouvellement formés pour garder une province que l'on venait de conquérir. Ainsi les légions campées au bord de la Loire prêtèrent serment aux cités armoricaines et au roi Clovis. Ainsi Charlemagne recevait cet engagement des Marches qu'il avait établies en Lombardie.

Bien entendu que nous ne parlons ici que de ce qui constituait l'État légal en quelque sorte, et de ce qui se rapportait à l'institution militaire en général. En effet, dans les guerres civiles tout changeait. Alors, il se prêtait des sermens uniquement relatifs aux personnes, et quelquefois les habitans des villes même étaient reçus à contracter cet engagement. Il faut dire, en outre, que les commandans supérieurs, les rois, les ducs et peut-être même les comtes, avaient autour d'eux une espèce de garde personnelle dont ils avaient emprunté l'usage aux Romains; c'éfait les milites comitatenses de ceux-ci; les hommes, les fidèles chez les Francs. Or, ces soldats étaient nécessairement liés par un devoir spécial envers la personne même qu'ils servaient. C'était parmi eux sans doute que le supérieur choisissait les chefs qui lui étaient immédiatement subordonnés. L'École du Palais, établie par Charlemagne, eut pour but de perfectionner cette institution, en donnant à ces hommes une instruction qui les rendît plus capables de remplir les hauts grades. Nous voyons qu'à cette époque ces gardes étaient divisés en deux catégories, les Tyrones et les Milites op Caballeri, c'est-à-dire en français moderne les écuyers et les chevaliers. Probablement il en avait été de même dans tous les temps. Or, cet usage nous explique ce qui se passait dans les guerres civiles, où des commandans de camps provinciaux, de bourgs militaires, se faisaient pour un moment les hommes, les fidèles d'un chef de partí, en se liant à lui par un serment spécial, serment qui ne pouvait néanmoins jamais détruire celui qu'ils avaient prêté, au commencement de leur vie, à la fonction militaire, c'est-à-dire au devoir national, qui était alors si nettement défini.

Les armées dites permanentes des rois et des princes, qui farent établies quelques siècles plus tard, ne furent qu'un développement de cette institution primitive que nous venons d'examiner. L'une et l'autre étaient dévouées par leur serment à un service purement personnel; sous les deux premières races, elle se recrutait de deux manières : d'abord, parmi les fils des hommes déjà revêtus de grades, qui envoyaient leurs enfans à la cour afin qu'ils y reçussent l'instruction et y courussent la chance d'une haute fortune; ensuite, de tous les hommes, de quelque rang qu'ils fussent, que leur courage jetait dans la carrière des armes. Les chroniques constatent en effet que les hommes sortis des Gynécées, des Villa, y acquirent une place.

Lorsque, sous la fin de la seconde race, les fiefs devinrent héréditaires, tout changea. Ce ne fut pas seulement le devoir d'eccomplir la profession guerrière qui devint transmissible du père aux enfans, mais ce fut le grade, en sorte que le serment ne lia plus seulement l'homme à la fonction, mais l'attacha à son supérieur immédiat. Les rapports de vassal à suzerain vinrent à naître, et ce fut par une conséquence naturelle de cet état de choses, et comme un complément nécessaire pour former une unité dans cette organisation, que s'établit l'hérédité royale telle que nous la connaissons aujourd'hui. Plus tard il y eut diverses variétés d'en

gagemens et d'hommages; mais toutes revêtirent le caractère général que nous venons de fixer, et à cause de cela il serait aussi inutile que long et fastidieux d'en parler. Dans le système dont il s'agit, la fidélité des inférieurs vis-à-vis des supérieurs était assurée par le seul fait de l'hérédité. Mais il y avait alors, et il ne faut pas l'oublier, un pouvoir spirituel supérieur, qui dominait par la foi, et qui ne cessait d'agir et d'améliorer. Ce fut lui qui introduisit dans l'organisation féodale une discipline qui effaça, amoindrit tous les vices qu'une organisation semblable, établie par la seule fatalité des événemens, n'eût pas manqué d'engendrer. D'abord, le pouvoir spirituel pouvait délier de l'obligation du serment, et ceux qu'il proposait étaient les plus sacrés de tous, les seuls qui fassent irrefragables; ensuite le serment n'obligeait que dans certaines limites, dans celles mêmes du devoir qui était imposé au supérieur, en sorte qu'en définitive le serment donnait toujours à ceux qui le prêtaient le droit de juger les actes de celui envers qui ils étaient obligés, et supposait le droit de se retirer. Cette conséquence logique du fait même de l'hommage fut poussée à tel point que, dans l'intérêt même de la conservation de la hiérarchie, il fut établi un système de justice uniquement relatif aux questions de discipline féodale.

L'esprit d'égalité et de fraternité fit naître dans le sein de cette population féodale une institution qui en modifia encore plus profondément la puissance : nous voulons parler de la chevalerie. Son origine, comme on le sait, se perd dans l'obscurité même des siècles où le système héréditaire des fiefs, dont nous nous occupons, vint à naître. On n'en a pu fixer la date, et ce qui est certain, c'est qu'il en est question comme d'une chose établie, et nullement nouvelle dans les poèmes du commencement du douzième siècle.

Quant à nous, elle nous semble une modification et en même temps un perfectionnement de ces anciennes milices personnelles, de ces milites comitatenses dont nous parlions il y a un instant. Nous en trouvons la preuve et dans le fait du serment qui était suivi du don du baudrier et de l'épée, et dans l'épreuve essentiellement militaire qu'il fallait subir, celle de servir comme écuyer avant d'être libre comme chevalier. Mais l'introduction des formes et des devoirs chrétiens changea son caractère primitif à tel point, qu'il est difficile de reconnaître un usage romain dans cette création du moyen âge. Il y avait deux espèces de serment pour le chevalier: l'un était seulement relatif à ses devoirs comme chrétien; il était indélébile, il était pour toute la vie; l'autre était spécial, libre, et n'avait pour résultat que de l'engager à un devoir déterminé quant à son objet et à sa durée. L'acte de se croiser était un acte de chevalerie. Dans les premiers temps, sans doute, cette institution se recrutait à la manière des gardes du palais de Charlemagne, c'est-à-dire parmi les cadets de familles possédant fiefs, et parmi tous les hommes de courage, de quelque lieu qu'ils sortissent. Plus tard elle s'introduisit parmi les possesseurs même de fiefs. Ce fut un honneur pour tout le monde d'en faire partie. Avec elle s'établit parmi les seigneurs féodaux une fraternité, une égalité, indépendante du rang héréditaire. Le mérite individuel put montrer sa réelle supériorité et la faire reconnaître. Il se trouva un corps de soldats libres, capables de juger les questions de devoir et d'honneur, dont l'accession donnait la victoire au parti de la justice, qui fournit la matière de ces armées de croisés ou d'avanturiers qui rendirent tant de services dans le moyen âge, et fondèrent tant de royaumes et de duchés, armées dans lesquelles le rang héréditaire ne donnait pas le commandement, mais le mérite. Cette institution, en un mot, fut assez puissante pour annihiler les dangers qu'eût fait courir à la civilisation le principe vicieux qui gouvernait l'organisation militaire du moyen âge.

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