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bon ordre des sociétés, c'est-à-dire rompre avec les tendances les plus puissantes de notre temps, ou il faut reconnaître à côté des sciences historiques au moins un nouvel ordre de sciences, les sciences sociales, politiques, économiques, juridiques, qui ont leurs principes, leurs méthodes, leurs objets séparés.

Admettez cependant un instant le principe de M. Renan dans toute sa rigueur; supposez que l'histoire soit la seule source de la politique et de la jurisprudence, il faudra soutenir alors que la condition sociale d'un peuple est nécessairement et doit être le résultat de tous les faits qui constituent l'histoire de ce peuple. Il n'y a plus de doctrine politique, juridique, sociale, qui soit vraie en soi; le juste n'est plus que le résultat nécessaire des traditions, des habitudes, des faits antérieurs. Cette doctrine est celle d'une école célèbre en Allemagne, dans la jurisprudence, et qui a même eu une certaine importance politique: c'est l'école historique. Cette école s'allie à l'école traditionnaliste; elle représente le parti de l'ancien régime, et est en général très-opposée aux maximes de la Révolution.

Personne sans doute ne peut soupçonner M. Renan de n'être pas un esprit libéral; mais on a été fort étonné de le voir prendre parti si vivement contre la Révolution française, et, dans un article récent, trahir une certaine complaisance pour le principe de la

légitimité. On a pu croire à un jeu d'esprit, à une fantaisie d'imagination : c'était la conséquence même de ses principes. Rien de plus contraire, sans doute, à la philosophie générale de M. Renan, que le principe du droit divin toute intervention particulière de la Divinité dans les choses de ce monde répugne à son esprit critique. D'ailleurs le principe du droit divin est un principe à priori aussi bien que le principe du droit populaire. Or M. Renan rejette tout principe à priori. Par ces raisons et beaucoup d'autres, M. Renan est aussi opposé que personne, je le suppose, au principe de l'ancien régime. Mais à son point de vue historique, la Révolution, qui s'est permis de rompre au nom de certains principes absolus avec les faits antérieurs, la Révolution, qui dérive de la philosophie et non de l'histoire, est une entreprise fatale, fausse, qui ne peut amener avec elle que le despotisme ou une fausse démocratie. Si, au lieu de vouloir fonder la liberté sur le droit abstrait, on se fût contenté d'organiser les éléments de liberté qui subsistaient sur le sol; si, au lieu de détruire les priviléges, on s'en fût servi comme de moyens de résistance et de protection, on eût fondé une liberté possible et durable: 89 est donc une grande illusion.

Voilà comment, sans aucun mélange de mysticisme politique, ce pénétrant écrivain, dont on at

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tendrait les idées les plus libérales, semble faire cause commune avec ceux qui passent pour se défier de la liberté. Mais ce qui est vraiment remarquable et digne d'attention, c'est que le même esprit qui se montre si peu favorable à la Révolution française est au contraire plein de sympathie pour l'idée révolutionnaire prise en soi. C'est ainsi que nous le voyons admirer beaucoup l'Histoire des révolutions d'Italie de M. Ferrari, où cet auteur compte avec orgueil les vingt-deux mille révolutions dont peut s'honorer sa patrie. M. Renan, dans cet article, semble adopter cette philosophie de l'histoire qui aime le changement pour le changement, la destruction pour la destruction, qui nous raconte avec indifférence le renversement des oligarchies, des tyrannies, des théocraties, des monarchies, des républiques, sans prendre parti pour aucune de ces formes, pour aucun de ces principes, mais toujours favorable à celui qui réussit. C'est la philosophie de l'universel devenir transportée dans l'histoire. Et ainsi, la même doctrine, et par les mêmes principes, se rattache d'une part à l'école traditionnaliste, et del'autre à l'école révolutionnaire. Tous les faits lui sont sacrés, soit parce qu'ils ont été, soit parce qu'ils sont, soit parce qu'ils seront. A la vérité, en exposant cette philosophie de l'histoire, M. Renan proteste au nom du sentiment moral. Mais le sentiment moral, ce n'est pas dans l'histoire, c'est

en nous-mêmes que nous le puisons. L'histoire ne peut donc être à elle seule le principe de la politique.

Maintenant, cette doctrine, prise en elle-même, a-t-elle au moins quelque nouveauté, quelque originalité? Nullement; elle n'est que l'exagération systématique d'une idée juste et solide qui a près de quarante ans de date. Il y a en effet à peu près ce temps qu'on a vu l'histoire littéraire introduite dans la critique, l'histoire du droit dans la jurisprudence, l'histoire de la philosophie dans la philosophie, l'histoire des institutions dans la politique; peut-on dire même que l'histoire des langues ait été négligée dans le pays d'Eugène Burnouf? Que venez-vous donc nous parler d'histoire Ce n'est plus d'histoire que nous avons besoin, mais de principes. Votre théorie est la formule d'un mouvement qui finit, et non le prélude d'un mouvement qui s'annonce. La jeunesse brillante de votre style dissimule mal la vieillesse de vos idées.

Mais, sans nous arrêter plus longtemps à la thèse particulière et étroite de M. Renan, et, sans le séparer de ses alliés les positivistes, allons droit à la question y a-t-il ou n'y a-t-il pas une philosophie?

I.

Le fondement de la philosophie n'a pas besoin. d'être cherché bien loin et l'on est dispensé ici de tout frais d'originalité. Il est dans ce fait pri

mitif que Socrate et Descartes ont exprimé l'un et l'autre à leur manière, lorsque le premier a dit : << Connais-toi toi-même; >> et le second : « Je pense, donc je suis. » Il est dans l'existence incontestable de ce que saint Paul appelle admirablement l'homme intérieur, l'homme spirituel, et qu'il oppose à l'homme charnel et extérieur. Quel homme pourra nier qu'il existe pour lui-même à un autre titre que pour les autres hommes, et qu'il ne connaît pas les autres hommes de la même façon qu'il se connaît luimême? La connaissance de soi-même ou le sens intime est un fait sans analogie avec aucun de ceux que les autres sciences étudient: c'est le seul qui donne entrée dans un autre monde que le monde extérieur; seul il est le titre réel et indubitable de la réalité de l'esprit. Jusqu'à quel point sera-t-il possible de pénétrer scientifiquement et méthodiquement dans ce monde de l'esprit qui s'oppose au monde des choses, quoique étroitement lié avec elles? c'est une autre question. Mais qu'il y ait un homme intérieur, un homme spirituel, qui ne puisse pas se représenter à soi-même comme quelque chose d'extérieur, c'est là une vérité de toute évidence, puisque, si on la niait, il faudrait avouer que les sciences sont faites par un esprit qui ne se connaît pas, c'est-à-dire par un automate; elles ne seraient donc que des opérations mécaniques. Si, au contraire, comme il faut bien

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