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seulement pour des apparences et ne pouvant fournir au poète que des représentations et des "symboles" de ses propres sentiments et idées : voilà pour le fond; pour la forme, par une conséquence assez logique, quelque chose d'aussi peu matériel, d'aussi diaphane, flottant, et aérien que possible; et donc point de forme fixe, point de ces vers nets, arrêtés, solides qui ont je ne sais quoi non-seulement de matériel mais de métallique, mais un vers que les profanes nommeront "amorphe" s'ils le veulent, un vers fluide, ductile et malléable, dont le mêtre variable, la musique sans cesse changeante, imprévue, ne sera sensible, devra pour être vraie n'être sensible qu'aux oreilles les plus délicates; telles sont les idées les plus généralement répandues parmi nos jeunes poètes, et leur tentative et leurs prétentions. Les prétentions sont grandes, la tentative est hardie, et il faut convenir que les idées sont justes. Elles n'ont contre elles que de constituer un idéal où le public ne pourra jamais atteindre, non plus les auteurs; et c'est pour cela que les jeunes écoles poétiques n'ont pas encore produit une seule œuvre qui se soit imposée et qui ait vécu; mais encore c'est un idéal dont on peut plus ou moins s'approcher, et celui qui, s'en approchant, trouvera le point juste où il sera tout "intérieur" sans être vide, "symbolique" sans être obscur, et "amorphe" en restant harmonieux, fera une œuvre exquise. Et cela n'est pas du tout impossible; cela peut se produire demain; et c'est une belle partie à risquer. Après tout, nos jeunes poètes se conforment à ce qui devrait être la première règle de tout art poètique : la poésie est tout ce qu'on voudra, excepté routine.

EMILE FAGUET.

LE THEATRE A PARIS.

LES Tenailles, comédie en trois actes, de M. Paul Hervieu; Amants, comédie en quatre actes et cinq tableaux, de M. Maurice Donnay; Viveurs, comédie en quatre actes, de M. Henri Lavedan; Messire du Guesclin, drame en trois actes et cinq tableaux, en vers, de M. Paul Déroulède; Le Fils de l'Aretin, drame en quatre actes, en vers, de M. Henri de Bornier.

Trois des écrivains les plus originaux de la jeune génération, de ceux qui ont autour de trente-cinq ans, ont, durant ce trimestre, envahi avec éclat les théâtres parisiens: MM. Paul Hervieu, Maurice Donnay et Henri Lavedan.

ou

Tous trois sont surtout connus, ou même déjà célèbres chez nous, par de remarquables études (romans, nouvelles dialogues) sur les mœurs mondaines et spécialement sur celles des gens qui "s'amusent."

M. Hervieu, l'auteur de Peints par Eux-mêmes et de l'Armature, est celui des trois qui a le plus de sérieux et de force; il a, dans son style un peu difficile et compliqué, une pénétration extrême, une sorte de subtilité violente et coupante, et fait paraître une philosophie nettement et durement déterministe. Il nous a plusieurs fois montré, dans ses romans, ce que le vernis de la vie dite élégante recouvre de brutalités. Il nous a dévoilé, comme elle est dans son fond, l'existence des hommes et des femmes "du monde" qui ne sont que cela, qui ne vivent que pour observer des rites de vanité qu'ils ne comprennent même pas-et pour jouir. Et il nous a fait concevoir de secrètes analogies entre cette vie-là et celle que mènent, à l'autre bout de la société, les "joyeux" et les "joyeuses" des boulevards extérieurs, qui sont des oisifs eux aussi, mais moins polis, et pressés de nécessités qui ne leur permettent pas d'être inoffensifs.

M. Donnay, l'auteur des Dialogues des Courtisanes, d'Education de Prince et de Chères Madames, avec moins de profondeur, a plus d'"'esprit de mots" et de gaieté. Il a, au plus haut point, ce que nous nommons encore "la blague," d'un vieux mot qui a continué de désigner les fuyantes formes successives de la raillerie et de l'irrévérence parisiennes. Et surtout il a l'aisance et la grâce. Toute sa philosophie se réduit d'ailleurs à une ironie indulgente et voluptueuse.

Moins aisé peut-être que M. Maurice Donnay et moins vigoureux que M. Paul Hervieu, M. Henri Lavedan, l'auteur de La Haute, des Nocturnes, du Nouveau Jeu et, au théâtre, du Prince d'Aurec, me semble plus inquiet, plus nerveux, parfois plus outré dans ses très-pittoresques notations. Et puis, il y a autre chose. Je crois que, des trois, c'est lui le moins sceptique; je crois que, en dépit des hardiesses appuyées et complaisantes de certaines de ses peintures, c'est lui qui a pourtant, parmi beaucoup de faiblesses sans doute, l'âme la plus pure et le plus solide fond traditionnel d'éducation religieuse et morale. Nous sommes presques tous doubles et, par nos hérédités trente fois séculaires, partagés plus ou moins entre le sentiment chrétien et quelque sentiment contraire. M. Henri Lavedan est de ceux chez qui ce partage est le plus visible et le plus intéressant. Et maintenant que je vous ai présenté ces trois brillants écrivains, passons à leurs dernières œuvres dramatiques.

Ce que je vous ai dit de M. Paul Hervieu pour vous le faire un peu connaître, s'appliquait beaucoup plus à ses romans qu'à sa comédie des Tenailles. Celle-ci n'est point une peinture de mœurs, mais une "pièce à thèse," simple, nue, logiquement déduite en apparence, et d'une sorte de beauté syllogistique.

Voici l'ancien trio de l'adultère romantique: la femme rêveuse, "incomprise," révoltée; le mari pharisien, obtus et dur ; l'amant "poétique" et poitrinaire. Irène Fergan hait son mari parce qu'il est médiocre et qu'il manque d'imagination: mais surtout elle le hait parce qu'elle le hait, ce qui est la raison des raisons. "Je lui en veux," dit-elle, " de ne pas l'aimer." Elle implore de lui le divorce et, puisque le divorce par consentement mutuel n'est pas admis par la loi française, elle le supplie d'inventer quelque moyen pour obtenir le jugement qui les affran

chira tous deux. Il refuse: "Je vous tiens," dit-il, "je ne vous lâcherai pas. J'ai observé le contrat qui nous liait: j'en prétends garder les bénéfices, parmi lesquels je compte ma situation sociale. J'ai la loi pour moi." Les voilà, les "tenailles." Sur quoi Irène se jette dans les bras de son soupirant, le mélancolique Michel Davernier-non pas un ingénieur, comme vous le pourriez croire, mais un jeune professeur qui revient d'Athènes en lui criant: "Fais de moi ce que tu voudras!"

Dix ans plus tard. Chose étrange: l'insurgée Irène est restée avec son mari. Ils ont un petit garçon, chétif et qui a hérité de la phtisie de son père, mort peu de temps après son amoureuse aventure. Fergan, qui ignore cette aventure et cet héritage, juge, avec son assurance habituelle, que le moment est venu de mettre l'enfant au collège. La mère s'y refuse, sachant que, pour ce petit, le collège c'est la mort. Mais Fergan s'entête d'après la loi, l'enfant est d'abord au père. Toujours les "tenailles"! Alors Irène lâche son secret. Le mari s'effondre ; c'est lui, à son tour, qui veut divorcer; et c'est elle qui répond : "Non, vous me garderez: j'ai la loi pour moi." Encore les "tenailles "-retournées, cette fois, contre le mari. Ils demeureront tous deux à traîner le même boulet. En croyant river contre sa femme la chaine commune, c'est contre lui-même qu'il l'a rivée.

Cette conclusion est ingénieuse, logique à la fois et imprévue. Oui, celui qui opprime par la loi s'expose à souffrir par la loi, et la dureté du Code se peut retourner contre les pharisiens du Code. Le fâcheux, c'est que, pour établir cette vérité accessoire, l'auteur s'est vu obligé de prêter à son héroïne une conduite qui, en détournant d'elle notre intérêt, infirme singulièrement la thèse dont elle prétendait bénéficier aux deux prémiers actes.

M. Hervieu sem

Cette thèse est fort simple, fort commune. ble protester, par la bouche de la suppliciée Irène, contre l'indissolubilité du mariage. Or le mariage se retrouve indissoluble à un moment donné, s'il n'est soluble par la volonté d'un seul des contractants. La thèse est donc exactement celle-ci : -La nature, la justice, la raison, le droit primordial de tout être à la libre disposition de son âme et de son corps exigent

que le mariage puisse être rompu, non seulement par le consentement des deux époux, mais sur la demande d'un seul. Autrement dit, le principe du divorce une fois accepté, il faut, logiquement, aller au mariage libre, tout au moins à l'équivalent du "concubinat" romain. Bref, on ne fait pas au divorce sa part. A cela on pourrait répondre que, si le mariage indissoluble fait nécessairement des victimes, comme toutes les institutions sociales, le mariage libre en ferait beaucoup plus : mais c'est là une autre question; et il vous suffit de savoir ici que la thèse des Tenailles est bien celle que j'ai dite.

Mais alors, si elle est pénétrée de la vérité de cette thèse, et si elle a, comme nous le pensions, quelque noblesse d'âme, Irène Fergan devrait secouer sa chaîne, s'enfuir avec son amant. Elle le devrait surtout aprés qu'elle s'est laissée choir dans ses bras. Point: Irène est restée; et, quand elle s'est sentie menacée d'être mère, elle a fait adroitement endosser par le mari l'œuvre de l'autre.

Pourquoi a-t-elle fait cela? Pourquoi a-t-elle commis cette infamie secrète ? Elle nous le dit : elle tient à sa "situation," à sa "considération." Elle est révoltée contre la loi, mais elle a besoin de vivre dans la loi, et montre une âme bassement attachée aux avantages sociaux et mondains que la loi et ses conventions assurent à ceux qui les respectent. Bref, elle reste sous le toit conjugal par les mêmes préjugés et la même sorte d'égoïsme qu'elle trouve odieux chez son mari. Irène, qui avait mieux commencé, n'est plus qu'une révoltée circonspecte, une révoltée bourgeoise, une révoltée snob. Et pourquoi estelle ainsi ? Pour permettre finalement à l'auteur d'opposer au mot du mari: "Je ne vous lacherai pas, j'ai la loi pour moi," le mot de la femme : "J'ai la loi pour moi, et c'est moi maintenant qui reste malgré vous."

Mais, du même coup, que devient la thèse radicale qui semblait celle des deux premièrs actes? Elle se réduit, en tirant les conséquences extrêmes du formalisme inhumain de Fergan, à nous donner cet avis-par où demeure intacte, notez-le bien, l'institution du mariage-qu'il ne faut jamais épuiser la totalité de son droit, et que "celui qui a creusé la fosse y tombera." Et ce conseil de charité, où avorte (peut-être heureusement) la thèse hardie et qui paraissait subversive, nous est signifié par

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